Situation 3. Le procès Eichmann et le concept de banalité du mal de la philosophe Hannah Arendt.

Bibliographie

Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt

Considérations morales d’Hannah Arendt

L’origine du totalitarisme d’Hannah Arendt

Filmographie

Hannah Arendt de Margaret von Trotta

Le procès Eichmann

Podcast 

 La fabrique de l’Histoire du 7.05.2013 « l’Histoire des grands procès » sur  France culture.

 

Description d’une controverse

Hannah Arendt a couvert pour le journal le New Yorker le procès d’un haut fonctionnaire nazi, réfugié en Argentine depuis 1945, Eichmann,  qui s’est tenu à Jérusalem en 1961. En tant que juive exilée aux Etats-Unis depuis les années trente, elle considère que couvrir ce procès (qui est le premier procès médiatisé de l’histoire) relève de son devoir.  Ses publications (en cinq épisodes dans le Newyorker qui seront compilés dans un livre, Eichmann à Jérusalem) vont susciter une vive polémique dans le milieu intellectuel et juif de l’époque. Les critiques de son travail portent sur deux points principaux, la « collaboration » d’élites juives au massacre du peuple juif, et le concept de banalité du mal. Nous ne nous intéresserons ici qu’au second point de cette polémique.

Description d’Eichmann.

Eichmann est haut fonctionnaire nazi en charge de la question juive. Une fois le programme de la Solution Finale lancé, il lui sera confié la mission d’assurer le transport des juifs vers les camps de la mort. Son travail est un travail de bureau qui consiste à organiser la logistique nécessaire à la déportation de centaines de milliers d’hommes et de femmes. Arendt s’attendait à trouver un homme cruel et monstrueux. Or ce qui frappe l’auteur ce le caractère ordinaire de la personnalité d’Eichmann.

 

B. Analyse  du concept de banalité du mal.

Ce qu’Eichmann a fait était monstrueux mais lui-même n’était pas monstrueux. Il y a une disproportion entre la monstruosité des crimes commis et la personnalité ordinaire de ceux qui les ont commis. Des individus ordinaires ont accomplis un travail qui ne l’était pas.

      Conscience                        Arendt va tenter de montrer ce que les représentations traditionnelles du mal qui en font l’œuvre d’une force démoniaque ou d’un monstre cruel sont insuffisantes. Loin de la littérature qui construit la légende de l’homme qui décide de faire le mal pour le mal (comme le personnage de Richard III de Shakespeare). Elle va montrer que l’idée d’être habité par le diable, de choisir délibérément le mal pour le mal est un moyen commode de rejeter la possibilité du mal hors de l’humain. Elle va alors inscrire la possibilité de l’inhumain au cœur de l’humain. C’et l’ineffectivité d’une capacité qui définit en propre l’humaine, à savoir la capacité de penser et de juger. L’essence du mal n’est pas à rechercher dans une volonté perverse, dans une perversion qui ferait de l’homme un être diabolique. Le mal n’est rien d’autre que la perte ou le refus de toute forme de rapport à soi. Le mal est d’abord le refus de la conscience critique.  

   En acte /en puissance       La conscience critique se manifeste dans un « tête à tête » intérieur, dans un dialogue de l’âme avec elle-même. Elle se produit dans le retrait de la solitude. Cette conscience est réflexive, elle désigne le retour de soi à soi ; elle est examen de l’âme par elle-même. La conscience introduit à l’intérieur de soi une interrogation, un questionnement sur le sens de ses actes et leur non-contradiction avec les pensées. Existe-t-il un écart entre mes intentions et mes actes ? La figure de Richard III correspond à celle de l’homme qui a choisi le mal en toute conscience. Eichmann n’est pas Richard III, il est un bureaucrate, un haut fonctionnaire dont l’esprit est tout occupé à la progression de sa carrière, à son avancement personnel.

      Langage                           Eichmann semble incapable de juger ses propres actes, de réfléchir aux conséquences qu’ils ont pu avoir de soumettre le contenu de ses actes à la question de leur sens, d’éprouver la souffrance qu’il a en face de lui. « Eichmann disait toujours la même chose avec les mêmes mots. Plus on l'écoutait, plus on se rendait à l'évidence que son incapacité à s'exprimer était étroitement liée à son incapacité à penser - à penser notamment du point de vue d'autrui. Il était impossible de communiquer avec lui, non parce qu'il mentait, mais parce qu'il s'entourait de mécanismes de défense extrêmement efficaces contre les mots d'autrui, la présence d'autrui, et, partant, contre la réalité elle-même. » ( Eichmann à Jérusalem )

    Arendt décrit un individu caractérisé par son inconsistance et sa superficialité. Il est possible de vivre en évitant de penser ce que l’on fait, dit ou pense. La soumission d’Eichmann est un état de paralysie mentale, de dépossession de soi. Il est devenu étranger à lui-même. Il est envahi, submergé par la volonté d’un autre, celle du Fürher. Il est incapable de réflexivité, sa conscience ne s’interroge pas elle-même. Il ressemble à un pantin, un somnambule.

Dès lors le concept de banalité du mal prend toute sa force. Il ne s’agit surtout pas d’une banalisation du mal. Il n’y a pas de mal radical, au sens où le mal n’a pas de racine. Il se répand d’individus inconsistants en individus inconsistants. L’absence de profondeur de ces « fonctionnaires du mal » est en même temps une absence de volonté de faire le mal. Ils font le mal sans le vouloir et en évitant de le voir. Le mal le plus extrême est rendu possible par des hommes ordinaires parce que superficiels.  Dans une lettre à Gershom Scholem suscitée par la publication de Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt écrit:

« vous avez tout à fait raison : j'ai changé d'avis et je ne parle plus de " mal radical " … A l'heure actuelle, mon avis est que le mal n'est jamais  " radical " , qu'il est seulement extrême, et qu'il ne possède ni profondeur, ni dimension, ni démoniaque. Il peut tout envahir et ravager le monde entier précisément parce qu'il se propage comme un champignon. Il " défie la pensée ", comme je l'ai dit, parce que la pensée essaie d'atteindre à la profondeur, de toucher aux racines, et du moment qu'elle s'occupe du mal, elle est frustrée parce qu'elle ne trouve rien. C'est là sa " banalité". Seul le bien a de la profondeur et est radical. »

    contingent/nécessaire    Mais si la possibilité du mal est universelle, l’actualisation de ce possible est contingente, elle peut (heureusement) ne pas être. Nul ne peut dès lors se décharger de sa responsabilité en invoquant une culpabilité collective. L’homme est responsable et il n’y a de responsabilité qu’individuelle. L’obéissance au régime est un soutien à ce même régime.

 

Le concept de banalité du mal d’Hannah Arendt, le récit des massacres perpétrés par ce bataillon de « tueurs ordinaires » que nous rapporte Browning et les expériences de psychologie sociale  menées par Milgram nous conduisent à changer notre représentation du mal.  Mais qu’est-ce qui rend possible la morale ? Pour quelles raisons l’homme se demande-t-il ce qu’il peut et ce qu’il doit faire ? D’où vient que nous qualifions certains actes d’immoraux et d’autres de moraux ? La morale pose bien l’existence d’un devoir-être, c’est-à-dire d’une réalité qui ne peut se satisfaire de simplement ce qui est.  Il nous faut nous demander où cette réalité morale prend racine ? S’agit-il d’un sentiment ? S’agit d’une réflexion ? Quel est le fondement de la morale, est-il empirique ou rationnel ?

 Textes

Il eût été réconfortant de croire qu’Eichmann était un monstre. […] L’ennui, avec Eichmann, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers, ni sadiques, qui étaient, et sont encore, effroyablement normaux. […]

"Vous avez admis que le crime commis contre le peuple juif pendant la guerre était le plus grand crime de l’Histoire ; et vous avez reconnu le rôle que vous avez joué. Vous affirmez n’avoir jamais agi pour des raisons viles, n’avoir jamais eu de penchant pour l’assassinat, n’avoir jamais haï les juifs, et cependant vous affirmez que vous n’auriez pas pu agir autrement et que vous ne vous sentez pas coupable. […] Vous avez dit aussi que vous avez contribué à la Solution Finale par hasard, que n’importe qui ou presque aurait pu prendre votre place […]. Supposons donc, pour les besoins de la cause, que seule la malchance a fait de vous un instrument consentant de l’assassinat en série. Mais vous l’avez été de votre plein gré ; vous avez exécuté, et donc soutenu activement, une politique d’assassinats en série. Car la politique et l’école maternelle ne sont pas la même chose : en politique, obéissance et soutien ne font qu’un."

 

H. Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal

 

   Tout a commencé quand j'ai assisté au procès Eichmann à Jérusalem. Dans mon rapport, je parle de la « banalité du mal ». Cette expression ne recouvre ni thèse, ni doctrine bien que j'aie confusément senti qu'elle prenait à rebours la pensée traditionnelle - littéraire, théologique, philosophique - sur le phénomène du mal. Le mal, on l'apprend aux enfants, relève du démon ; il s'incarne en Satan (qui « tombe du ciel comme un éclair » (saint Luc, 10,18), ou Lucifer, l'ange déchu (« Le diable lui aussi est ange » - Miguel de Unamuno) dont le péché est l'orgueil (« orgueilleux comme Lucifer »), cette superbia dont seuls les meilleurs sont capables : ils ne veulent pas servir Dieu ils veulent être comme Lui. Les méchants, à ce qu'on dit sont mus par l'envie ; ce peut être la rancune de ne pas avoir réussi sans qu'il y aille de leur faute (Richard III), ou l'envie de Caïn qui tua Abel parce que « Yahvé porta ses regards sur Abel et vers son oblation[1], mais vers Caïn et vers son oblation il ne les porta pas ». Ils peuvent aussi être guidés par la faiblesse (Macbeth). Ou, au contraire, par la haine puissante que la méchanceté ressent devant la pure bonté (Iago : « Je hais le More, Mes griefs m'emplissent le cœur » ; la haine de Claggart pour l'innocence « barbare » de Billy Budd, haine que Melville considère comme « une dépravation de la nature ») ou encore par la convoitise, « source de tous les maux » (Radix omnium malorum cupiditas). Cependant, ce que j'avais sous les yeux, bien que totalement différent, était un fait indéniable. Ce qui me frappait chez le coupable, c'était un manque de profondeur évident, et tel qu'on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu'au niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable - tout au moins le responsable hautement efficace qu'on jugeait alors - était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n'y avait en lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement malignes, et la seule caractéristique notable qu'on décelait dans sa conduite, passée ou bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l'avaient précédé, était de nature entièrement négative : ce n'était pas de la stupidité, mais un manque de pensée. Dans le cadre du tribunal israélien et de la procédure carcérale, il se comportait aussi bien qu'il l'avait fait sous le régime nazi mais, en présence de situations où manquait ce genre de routine, il était désemparé, et son langage bourré de clichés produisait à la barre, comme visiblement autrefois, pendant sa carrière officielle, une sorte de comédie macabre. Clichés, phrases toute faites, codes d'expression standardisés et conventionnels ont pour fonction reconnue, socialement, de protéger de la réalité, c'est-à-dire des sollicitations que faits et événements imposent à l'attention, de par leur existence même. On serait vite épuisé à céder sans cesse à ces sollicitations ; la seule différence entre Eichmann et le reste de l'humanité est que, de toute évidence, il les ignorait totalement".

         H.Arendt, La vie de l'esprit.

 

     Pour Socrate, ou pour Richard III même, c’est une tout autre histoire. Ils ne sont pas seulement en rapport avec les autres, mais aussi avec eux-mêmes. Et l’important ici est que ce que l’un appelle « l’autre individu », et l’autre « conscience », n’est jamais présent quand ils ne sont pas seuls. Lorsque, après minuit, le roi Richard a rejoint ses amis, alors :

«  la conscience n’est qu’un mot à l’usage des lâches,

 inventé tout d’abord pour tenir les forts en respect. »

La conscience se manifeste comme pensée d’après coup, comme cette pensée suscitée, ou bien par un crime dans le cas de Richard III lui-même, ou par une opinion reçue dans le cas de Socrate […]. Cette conscience, à la différence de la voix de Dieu en nous ou du lumen naturale[2], ne prescrit rien sur le mode positif – même le daimonon[3] socratique, sa voix divine, ne dit que ce qu’il ne doit pas faire ; dans les termes de Shakespeare, «  elle obstrue l’homme d’obstacles ». Ce qui fait qu’un homme craint cette conscience, c’est l’anticipation de la présence d’un témoin qui l’attend seulement quand il rentre chez lui, s’il rentre chez lui. L’assassin dans Shakespeare dit «  Tout homme qui entend vivre bien tâche… de vivre sans elle », et le succès d’une telle tentative sera facile, dans la mesure où il suffit de ne jamais entamer le dialogue silencieux et solitaire que nous nommons pensée, de ne jamais rentrer chez soi et de ne jamais commencer l’examen. Ce n’est ni une question de méchanceté ou de bonté, ni d’intelligence ou de stupidité. Celui qui ne connaît pas le rapport de soi à soi-même (par lequel nous examinons ce que nous faisons et disons) ne verra aucune difficulté à se contredire lui-même, ce qui signifie qu’il ne sera jamais capable de – ni ne voudra- rendre compte de ce qu’il fait ou dit ; il ne pourra non plus s’inquiéter de commettre quelque crime puisqu’il peut être sûr qu’aussitôt il l’oubliera.

 […] L’incapacité de penser n’est pas une « prérogative »[4]  de tous ceux qui manquent d’intelligence, elle est cette possibilité toujours présente qui guette chacun – les scientifiques, les érudits et autres spécialistes de l’équipée mentale – et empêche le rapport à soi-même, dont la possibilité et l’importance furent découvertes par Socrate. Il n’était pas question ici de méchanceté, dont la religion et la littérature ont tenté de s’accommoder ; ce ne sont pas le péché et les grandes canailles, les héros négatifs de la littérature, agissant par envie et ressentiment, qui nous intéressent, mais c’est le mal, Monsieur-tout-le-monde, qui n’est pas méchant ni motivé, et qui, pour cette raison, est capable de mal infini – lui qui, contrairement au méchant, n’est jamais confronté au sinistre nocturne.

 H. Arendt, Considérations morales.