Patrick Boucheron, Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015. Lagrasse, Verdier, mai 2015, lu par Jocelyne Sfez

Imad Ibn Ziaten, 31 ans, assassiné à Toulouse le 11 mars 2012.
 Abel Chennouf, 26 ans, Mohammed Legouad, 24 ans,
assassinés à Montauban le 15 mars 2012.
Jonathan Sandler, 30 ans, Gabriel Sandler, 3 ans, Aryeh Sandler, 6 ans,
Myriam Monsonego, 8 ans, assassinés à Toulouse le 19 mars 2012.

Frédéric Boisseau, 42 ans, Franck Brinsolaro, 48 ans, Jean Cabut dit Cabu, 76 ans,
Elsa Cayat, 54 ans, Stéphane Charbonnier dit Charb, 47 ans,
Philippe Honoré, dit Honoré, 73 ans, Bernard Maris, 68 ans, Ahmed Merabet 42 ans, Mustapha Orrad, 60 ans, Michel Renaud, 69 ans, Bernard Verlhac, dit Tignous, 57 ans, Georges Wolinski, 80 ans, assassinés à Paris, le 7 janvier 2015.
Clarissa Jean-Philippe, 25 ans, assassinée à Montrouge, le 8 janvier 2015 .

Philippe Braham, 45 ans, Yohan Cohen, 20 ans, Yoav Hattab, 21 ans,

François-Michel Saada, 64 ans, assassinés à Paris le 9 janvier 2015. 

Hervé Cornara, 54 ans, assassiné à Saint-Quentin-Fallavier le 26 juin 2015.

 

Loïc Liber, 28 ans, abattu et grièvement blessé le 15 mars 2012, aujourd’hui tétraplégique.

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Il y a des jours où la lecture d'un livre intelligent vous ouvre à nouveau l'horizon que vous croyiez bouché, vous aide à mieux respirer et vous donne du courage pour tenter de vivre humainement. Ce n’est pas rien. C'est, j'en suis convaincue, le cas lorsqu'on lit le petit livre de Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet :


Prendre dates. Paris-6-janvier-14 janvier 2015 (Verdier, 2015)

 

L’ouvrage est d’abord sur la table de mon libraire, en pile, à côté des romans et récits du moment. Petit, minuscule, et jaune. Un objet plutôt inhabituel en France, qui rappelle les collections très démocratiques de l’éditeur allemand Reclam. 4,50 €, un tarif analogue, à la portée de toutes les bourses. Qu’est-ce que ce livre ? Ah oui Verdier ! J’aurais dû reconnaître le jaune d’or des collections.  Après la couverture, c’est le nom du premier auteur qui m’attire. Patrick Boucheron. J’ai eu la joie de lire son Conjurer la peur–Sienne, 1338, Essai sur la force politique des images [Seuil, 2013], sur les fresques du Bon et du Mauvais gouvernement des frères Lorenzetti, dans la salle communale à Sienne. Un vrai bonheur. J’avais déjà lu et travaillé, pour les besoins de mon propre travail universitaire, l’Histoire du monde au XVe s. [Fayard, 2009], un ouvrage collectif qu’il avait dirigé. Solide. Qu’il se saisisse des événements de janvier est curieux. Spécialiste de l’histoire médiévale et renaissante, ce n’est pas un historien du temps présent. Après la marée des discours idéologiques, plus criards les uns que les autres, cela m’étonne - m’inquiète, m’interpelle, m’intéresse -. Je ne connais pas le deuxième nom : Mathieu Riboulet. Il est écrivain. Il sort cet automne, chez Verdier encore, Lisières du corps et Entre les deux, il n’y a rien.

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Le titre dit : Prendre dates. L’ouvrage laisse donc entrevoir un horizon d’attente, invite à s’arrêter, à réfléchir. La quatrième de couverture parle à la première personne du pluriel et fait état d’une suspension du jugement, qui permet d’enregistrer des états de conscience et d’analyser ce qui nous est arrivé en cette semaine de janvier 2015, de l’attentat à Charlie-Hebdo aux réactions mondiales à la sortie du numéro suivant du journal satirique. L’ouvrage ne prétend pas inscrire la vérité dans le marbre, fut-il de papier, il propose un récit et invite à son débat : « Nous souhaitons qu’il soit débattu, repris, démenti, en un mot qu’il vive bien au-delà de nous et ne reste pas sur le carreau comme les dix-sept corps assassinés et les trois corps assassins, à Paris en janvier 2015 » (Quatrième de couverture).

Ça, c’est nouveau ! On étouffe. Toutes ces années, les amis se raréfient. Il devient impossible d’aborder l’actualité, de parler de politique. D’être un peu sérieux, de peur de se disputer, d’en perdre encore un. Chacun s’éloigne un peu plus des autres, est reconduit à la solitude de ses occupations, toutes plus ou moins privées, même dans mon milieu intellectuel et politisé. Est-ce un constat ? Une simple opinion ? Longtemps, j’ai cru que ce sentiment était mien seul, individuel, personnel, propre. Et puis, non : au fond, nous avons peur du différend, des dissensions, d’un désaccord, et ça empêche peut-être qu’il y ait encore un nous. Comment cela se pourrait-il s’il n’y a plus d’ « espace délibératif conflictuel »[p. 15] ? Et donc, évidemment : Qui sommes nous ? « Quel est ce nous et jusqu’où va-t-il nous embarquer ? » [p. 7] Cette question est-elle seulement la bonne question ? En tout cas, c’est bien par elle qu’il faut commencer, écrivent les auteurs : « les 7, 8, 9 et 11 janvier nous obligent à remettre sur le métier le nous diffus et vague, relâché, incertain, que nous formions le 6 » [p. 14].  

 

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Le livre est maintenant sur ma table de travail. Je le lis, toutes affaires cessantes, d’une traite, dans la nuit. Quelques lignes liminaires qui parlent d’état d’esprit et de faits, et donnent le ton. L’un, Patrick Boucheron, est historien, l’autre, Mathieu Riboulet, est écrivain. Ils le disent dans la 4e de couverture - à peine -, mais ce faisant, ce ne sont pas des titres qu’ils exhibent pour faire, en extériorité, de leur discours une parole autorisée de maître en surplomb de la situation. Non, c’est, simplement, qu’évidemment, ce n’est pas anecdotique, cela fait partie de leur identité individuelle, cela forme, informe leur regard sur le monde, leur place dans ce monde. Mais ce n’est précisément pas d’une place forte de science que ces deux-là, dans un dialogue à deux, se parlent, je et tu, constituent un nous, en amitié, puis nous parlent, nous constituant à notre tour comme tu, nous engageant individuellement, de singularités vacillantes en singularités vacillantes, de consciences vacillantes à consciences vacillantes, à se risquer à un nous qui ne soit pas totalitaire, à être ensemble en faisant à peine un, en étant et en restant plusieurs, des voix mêlées - du collectif - : « Il faudra bien trancher, décider qui il y a derrière ce nous et ceux qu’il laisse à distance. Faisons cela ensemble, si tu le veux bien – toi et moi, l’un après l’autre, lentement, pour réapprendre à poser une voix sur les choses. Commençons, on verra bien où cela nous même. D’autres prendront alors le relais. Mais commençons, pour s’ôter du crâne cet engourdissement du désastre » [p. 8] Se risquer. Nous risquer. Nous confronter. Il y faut un courage, au sens strict politique, celui de s’embarquer, sans savoir, en cherchant, et en cherchant se déprendre, se défaire de ses/nos habitudes, des faux-semblants, des catégories toutes faites, des « mots-écrans qui sont comme les points morts du discours » [p. 128], des certitudes chiffrées qui nous reconduisent à des places fixes, à des discours réflexes [le Front national, p. 64], encombrés de « syntagmes figés » [p. 64] . Être à la hauteur. Faire appel aux forces vives du sujet en nous. Trouver sa place. Pas évident du tout, puisqu’évidemment là encore c’est sans filet et au risque de se/nous perdre. Je ne peux pas ne pas penser, à les lire, à d’autres veilleurs-poteaux d’angle, « hommes de bonne volonté », à Martin Buber et ses discours [par exemple « Valeur et limite du principe politique » et « L’entretien véritable et les possibilités de la paix », inédits en français], lors de son premier retour en Allemagne en 1953. C’est la condition indépassable et urgente pour articuler à nouveau l’intime (vécu, ressenti) et le politique, le personnel et le collectif. Pour être un nous véritable, conscient, volontaire.

Ce qui est requis par l’événement : « C’était à Paris en janvier 2015. Comment oublier l’état où nous fûmes, l’escorte des stupéfactions qui, d’un coup, plia nos âmes ? On se regardait incrédules, effrayés, immensément tristes. Ce sont des deuils ou des peines privés qui d’ordinaire font cela, ce pli, mais lorsqu’on est des millions à la ressentir ainsi, il n’y a pas à discuter, on sait d’instinct que c’est cela l’histoire. » [p. 7] Dans une interview donnée à « Libération » le 10 juillet 2015, les deux auteurs insistent : « Nous avons expérimenté l’effondrement intime de cette barrière entre le deuil personnel et l’émotion collective. Là est le souffle de l’histoire. Ce qui nous a frappés pendant les jours qui ont suivi, c’est d’être aussi incapables d’avoir une parole publique que privée. Qu’est-ce que cette sidération ? Sommes-nous encore de ces somnambules qui marchent vers l’abîme ? Comment un régime autoritaire s’installe-t-il ? Comment une guerre éclate-t-elle ? Que ressent-on intimement alors ? »

La première évidence est, que nous le voulions ou non, que « nous sommes embarqués », comme disait Pascal. Et évidemment, il faut y prendre garde, le nous, épars, qui est rassemblé par le seul fait d’être affecté en même temps par l’événement du premier attentat n’est pas identifiable à celui qui réagira ensuite collectivement, un nous un peu plus dense, un peu plus conscient  - ou du moins, il faut l’espérer - le peuple ne peut être la foule. La question initiale insiste donc : Qui sommes-nous ? Et que sommes-nous en train de devenir ?

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L’essai de 146 pages se déploie en six courts chapitres, marquant chacun un temps – un jour – de cette semaine folle. Difficile d’en rendre compte, tant l’écriture, radiographiant des états subjectifs, échappe à une réduction thétique. C’est un ethos qui se donne là.

• Comprendre l’événement suppose d’abord de le réinscrire dans l’écheveau du temps. De marquer qu’il y eût un avant, et qu’il y aura un après. Prendre dates suppose précisément de réfléchir à l’horizon de possibilités ouvert par ces événements : non pas simplement : que sommes-nous en train de devenir ?, mais aussi : que voulons-nous pour nous ? Et que pouvons-nous seulement vouloir devenir ?

• Le premier chapitre à cet égard constate que tout va déjà bien mal, en France et dans le monde, en ce début 2015. Il plante un décor peu réjouissant, où chacun de nous s’excepte du monde, se désengage : « Les jours où nous avons du mal à simplement nous peupler nous-mêmes, à peupler la ville, le pays où nous vivons, la couleur qui nous teinte, les désirs qui nous hantent, ces jours-là le monde est une houle hostile dont nous sommes tentés de récuser l’échelle, de nous abstraire, auquel nous ne trouvons rien à redire, par indifférence, accablement, ou parce que la tâche nous dépasse, et de loin. » [p. 14] De sorte que nous avons peu à peu « sans le vouloir vraiment mais sans le regretter davantage qu’en passant » [p. 16] renoncé à nous assembler sur la grande place ouverte pour prendre la parole, à investir « l’espace délibératif conflictuel, première retenue de la violence » [p. 15], bref : à prendre notre part à la démocratie. « Nous sommes épars » [p. 24], dans une France en compote, groggy par la double culpabilité non travaillée de Vichy et de l’Algérie,  disent les auteurs, sans aucun projet politique vraiment alternatif depuis l’échec de la gauche des années 80 : une crainte sourde grandit depuis quelques temps, et on assiste, entre autres,  à « l’exaspération croissante, banale, des gens dans la rue, la tension qu’ils ne prennent plus la peine de masquer, le risque de rixe qui affleure quotidiennement, la misère à ciel ouvert, l’iniquité des traitements, le dévoiement des processus de décision, l’esprit de combine érigé en principe de gouvernement […], un paysage politique corrompu, démissionnaire… » [p. 20] ainsi qu’au « come-back massif des religions, toutes tendances confondues » et à « leur inépuisable cortège de coercitions en tous genres que d’aucuns ont cru bon de renommer le fait religieux et de recommander à l’attention de nos chères têtes blondes dès les bancs de la communale » [p. 21]. Nous sommes épars en France, voire en Europe : le corps politique se décompose.

• Le deuxième chapitre ne s’ouvre pas sur l’attentat lui-même qui a lieu le 7 janvier au matin, mais sur la résonnance que l’événement prend sur les enfants, témoins immédiats, irréfléchis, mais têtus et graves, entiers, des adultes. Avec eux, et pour eux, il faudra bien faire face, et répondre à leurs questions, « trouver des mots » [p. 27]. Des mots qui ne trichent pas, qui ne brillent pas, qui se fichent de l’audimat et ne font pas commerce du langage, qui cherchent à être justes. Le matin des attentats, c’était un autre discours à la radio : Boucheron-Reboulet rappellent, pêle-mêle, après le succès du Suicide français de Zemmour, Soumission de Houellebecq [p. 30, p. 51]. On en aura bientôt d’autres…  si j’ose : Qui est Charlie ? de Todd. Discours inversés, mais du même acabit. Encore que, Houellebecq est écrivain - au moins ne prétend-il pas à la scientificité -. Pas encore sortis, déjà commentés, ressassés. Fatigants. Franchement insupportables. Irresponsables. Qu’ils se taisent !

Et la déflagration a lieu. Les auteurs décrivent bien l’incrédulité, la sidération qui les a pris, qui nous a pris devant l’événement, la paralysie et la tétanisation entretenue par le flot médiatique ininterrompu d’informations. Comme pour le 11 septembre 2001. Mais le 11 septembre, c’était là-bas, aux États-Unis, proches, mais très lointains. Ce n’étaient pas nous, ou nous pouvions encore en avoir l’illusion. « Là c’est tout le contraire, les mots du déni n’ont plus de prise sur le réel : c’est nous, c’est la guerre, c’est ici. » [p. 69] Les nouvelles arrivent sur les ondes, les portables, par tous les réseaux : un à un, comme une litanie, les noms des morts arrivent aussi, s’égrainent. Cela n’en finit pas, il y faudra tout le jour pour qu’on connaisse tous ceux qui furent assassinés, les auteurs en rappellent les noms [p. 52]. On écoute, avides, en boucle, et on ne veut pas entendre, hébétés et abrutis. On regarde, et on ne veut pas voir. Et le mirage se redouble : fascinés par l’horreur, nous nous voyons voir et cela même nous est insoutenable, nous insupporte, et nous ne pouvons pas ne pas voir, comme si cela c’était savoir ; car éperdument nous voulons savoir. Ces images sont épouvantables. Qu’est-ce qui doit en être communiqué ? À quelle vitesse ? À qui ? Quand s’agit-il d’information ? De témoignage ou de voyeurisme ? Ces questions ne sont pas formulées dans le livre mais elles sont là, latentes. Elles font peur, elles nous minent. Elles servent la terreur. Images de guerre, et de guerre civile : « Ce matin, c’est la guerre, pour moi, et pas n’importe quelle guerre : la guerre civile. » [p. 44, 68-69, 79, 113], « Où a-t-on vu de telles scènes, sinon à Beyrouth, à Sarajevo, en tout cas dans les villes en guerre ? » [p. 67].

Est-ce exagéré ? Les tensions générées par les attentats dans l’opinion en sont au moins une conséquence objective. Mais n’est-ce pas une surdétermination passionnelle que de parler de « guerre  civile » ? N’est-ce point là une façon de donner des accents de vérité à la confusion des pensées qui (les/nous) agitent dans (leur/notre) vécu des événements ? C’est, en tout cas, une façon de manifester la réalité de ce sentiment - même si l’on peut douter de l’adéquation de cette réaction passionnelle à la situation -. Mais ne faudrait-il pas aussi comprendre que c’est dans l’analyse de ce sentiment que gît peut-être la ressource ? Qu’en défaisant toute raison, toute mesure, il est aussi cherché comme tel par ceux qui commettent les attentats ? Ou que, s’il n’était pas même intentionnellement voulu, du moins il les sert en nous paralysant ou en nous déboussolant ? Et pourtant, ce sentiment signifie aussi en même temps l’agression, la menace qui plane non pas sur un autre quelconque, mais sur nous, pour l’instant certes pris chacun individuellement, mais c’est bien un nous qui est menacé. On n’est pas dans le fait divers, mais dans un usage politique de la violence. Cela appelle donc une réponse de la République. Mais cela suppose aussi que nous-République, nous sachions un tant soit peu ce qui nous unit, ce qui nous fait tenir ensemble, que nous nous reconnaissions comme nous ; or, c’est là sans-doute l’ultime point aveugle qui fait diffracter toutes les images : si certains sont encore capables de réagir, le soir de l’attentat contre Charlie-Hebdo, des gens se sont massés « sur la place qui (L)a nomme [la République !] sans vouloir la dire [c’est moi qui souligne] » [p. 123]. Comme en écho à ce taceo, le 14 juillet 2015, lors de l’interview devenue traditionnelle du Président de la République (tout de même !), François Hollande s’est échiné à ne pas répondre à la question posée par David Pujadas  sur la question de « l’identité française ». La notion d’identité n’a pas bonne presse de nos jours, elle résonne même comme un gros mot, et François Hollande semblait véritablement offusqué qu’on lui pose une telle question. C’est qu’il fait comme beaucoup d’autres : il substantifie. Or, au lieu de refuser la question, il eût pourtant été salutaire de la traiter ; et de poser au centre du projet de la France, non son origine, mais ses valeurs universalistes, ce qui seul permet de construire demain. Ce pour quoi, de loin en loin, dans le monde, la France est encore reconnue, ce pour quoi aussi elle est attaquée. Ce sont « des valeurs que nous ne défendons plus qui ont été attaquées » [p. 114]. Quelles valeurs sommes-nous donc encore prêts à défendre ?

Et que serait cette guerre sans images ? Pudiquement pointée la honte dite de cet homme qui, via le net, a diffusé les images du meurtre de sang-froid d’Ahmed Merabet [p. 39]. Qui sommes–nous pour regarder ainsi ? Et que voit-on ainsi ? « Images d’une émotion proprement insoutenable, où on a vu que les caméras ne se détournaient pas, ou ne reculaient pas un peu, lorsque des témoins des scènes de la guerre parisienne du 7 janvier, ou des parents de leurs victimes, s’effondraient en larmes sur les plateaux de télévision, et que sommes-nous devenus pour nous infliger pareil spectacle, durant de longues minutes, vision intolérable qui nous aurait révolté en temps normal et que là, pourtant, nous recherchons avidement ? » [p. 66].  En relisant le chapitre, je ne peux pas ne pas penser à ces images non vues, diffusées sur le net - par des policiers cette fois ! -, de Hervé Cornara mort, décapité, fin juin en Isère.  Cela n’en finira donc pas ! S’habituer ? Ne peut-il pas y avoir seulement une position éthique en la circonstance, des forces de l’ordre et des journalistes en particulier, si ce n’est de tous ? Ne peut-on pas s’accorder sur un code de bonne conduite ? Et sans parler de morale (et pourtant, c’est bien de cela aussi qu’il est question ici !), simplement de bon sens : qui ne voit donc pas que chaque image ainsi diffusée ne dévoile pas d’abord l’horreur, mais constitue une propagande meurtrière et la destruction systématique de la sensibilité des plus fragiles, par exemple des enfants ? Il ne s’agit évidemment pas de ne pas informer - mais informe-t-on lorsque l’on défait toute capacité d’analyse ? - et de ne pas voir - il nous faut pouvoir soutenir l’insoutenable, prendre la mesure du mal pour y faire face [p. 39] -, mais pas n’importe comment. Comment pouvons-nous oublier que l’insensibilité peut aussi être l’effet d’une forclusion,  un mécanisme de défense contre - autre risque - l’effondrement de soi ?

Après le nom des victimes, les images de la traque des assassins dont on connaît maintenant les noms, à eux aussi, Saïd et Chérif Kouachi, et dont on croit connaître le mobile - « Allahou akbar.[…] On a vengé le prophète. […] C’est Al Quaïda au Yemen. […] On a tué Charlie Hebdo. » [p. 40] Les auteurs posent les questions qui fâchent, sans y répondre. Je laisse de côté celle sur l’exportation/importation (je ne sais plus très bien, précisément du fait de la confusion des espaces) des conflits, et retiens celle sur l’islam et celle sur la liberté d’expression (et de pensée) : « Nous sommes persuadés que l’islamisme est une caricature de l’islam, mais combien de temps allons-nous encore nous contenter de dire qu’il n’a rien à voir avec l’islam ? » « […] on s’est ingénié dans les jours qui suivirent à prouver que la liberté d’expression ne pouvait pas mourir – mais en est-on certain ? On ne peut totalement exclure que, quatre fois, les tueurs aient dit vrai. » [p. 41] Questions déplaisantes s’il en est, qui prennent au sérieux les individus criminels. Au lieu d’en faire des pantins, de les considérer agis (socialement, religieusement, politiquement…), peut-être pourrions-nous enfin les considérer comme des sujets ? Mais décidément, ça insiste avec Amedy Coulybaly, au troisième chapitre : «  Est-ce un dingue qui profite de ce qu’un certain nombre de dingues sautent pour donner libre cours à ce qui le travaille, c’est-à-dire un fait divers qui profite d’un fait politique pour s’accomplir en espérant se faire passer pour autre chose que ce qu’il est […] ou encore, scénario que la sidération paranoïaque dans laquelle nous suggère et favorise, est-ce une action coordonnée avec celle de la veille, c’est-à-dire un complot ? » [p. 51], et encore, dans une même logique binaire, la même hésitation à nouveau avec Yassin Salhi à Saint Quentin Fallavière le 26 juin : un fou ou un terroriste ?  (cf., par exemple, l’article « Attaque dans l’Isère : les motivations troubles de Yassin Salhi » de Soren Seelow dans le Monde du 28.06.2015). Comme si aussi, depuis la psychanalyse, on ne savait pas qu’un dingue, il faut le prendre au sérieux ! Et nous alors, pantins ou sujets ?

• Le mécanisme de la sidération est ainsi implacablement décrit et analysé par les auteurs  qui concluent : « On pense tout et son contraire, on écoute, on regarde, on lit, on pense que tout le monde a raison et l’instant d’après que tout le monde a tort, bref on ne pense pas, on ne pense plus, à cet égard, soyons beaux joueurs, les instigateurs de ces tueries ont parfaitement réussi leur affaire, c’est un sans-faute. » [p. 49] « Je ne parviens pas à sortir de l’étreinte. Quand je détourne le regard de la télévision, c’est pour revoir compulsivement ce qu’internet offre de pire en ce moment » [p. 65] ; « on reste là figés, hébétés, devant ce feuilleton à l’arrêt que les bandeaux déroulants nous présentent, faute de mieux, comme “La traque”, ou “Chasse à l’homme en Picardie” […] Ce sentiment mêlé de terreur et de soumission à la brutalité de l’ordre des choses, les anciens le désignaient du verbe vereor, qui dit la crainte et la révérence. » [p. 60] Sauf qu’on n’est pas ici précisément dans « l’ordre des choses », il n’y a ici nulle fatalité, et nulle tragédie, au sens exact du terme : des personnes ont décidé d’en trucider d’autres, et cela aurait pu être autrement.

Écrire, à cet égard, c’est sortir de cet état de torpeur, c’est au sens propre se ressaisir, s’efforcer d’être conscient, penser. Dans ce mouvement, si l’on se mobilise, il faut bien aussi reconnaître que « l’apaisement du rassemblement de la place de la République fut de courte durée » [p. 42]. Le mouvement spontané amorcé, il faut se rendre à l’évidence : « Les visages beaux et graves que j’avais croisés le soir même, je les avais pris pour une image de la société mobilisée, disons même de la France […] je vis ce que je n’avais pas vu quelques heures plus tôt. Il en manquait, il en manquait vraiment beaucoup. » [p. 42], sans doute que « pas un membre du personnel politique, cette fois, pour déraper et distinguer les victimes innocentes de celles qui l’auraient bien cherché en étant qui dessinateur, qui juif, ils se tiennent plutôt depuis hier, je crois qu’ils ont peur […] mais côté population ça ne va pas tarder, sans doute en partie « ceux qui manquaient » » [p. 52], « on  n’est pas encore à se compter » [p. 52]. « On n’en est pas encore à se compter, c’est certain, mais enfin deux jeunes Français qui en dézinguent douze autres, globalement moins jeunes, au fusil-mitrailleur en plein Paris ça n’embrase certes pas le pays et ça mettra dans trois jours quatre millions de personnes dans les rues en une ample protestation de corps assemblés, cependant ça dessine une tendance, ça donne une direction, ça dit que parmi nous certains sont prêts à en découdre avec nous, et même s’ils ne pensent qu’à leur gueule, ceux-là, c’est la nôtre qui est dans leur viseur. » [p. 57]

• Le troisième chapitre est l’occasion de constater que déjà, avant même la manifestation du 11 janvier, la République est fissurée. Parce que, les auteurs ont raison [p. 56], les dérapages lors ou autour de la minute de silence dans les établissements scolaires, n’ont pas toujours été du côté du public scolaire : « ces établissements où l’on n’a tout simplement rien fait, sur décision de l’administration, pour surtout pas avoir d’histoires (comme si on ne les avait pas déjà), ou ce professeur de français disant à un garçon de 15 ans bouleversé qui voulait un débat : Ah bon, ça t’intéresse ? ». Parce qu’il ne suffit pas de mettre en place une commémoration quelconque et que cela ne saurait valoir en soi action éducative - et celle-ci ne saurait pas davantage se réduire à l’imposition d’une demi-heure hebdomadaire d’enseignement moral et civique (et par qui, s’il vous plaît ?) -, pour que, selon les déclarations de la Ministre de l’Education Nationale du 3 septembre dernier sur France Inter, « l’esprit critique des élèves soit aiguisé » (comme si l’esprit critique n’était pas le cœur de notre métier et comme si une demi-heure d’ « EMC » pouvait suppléer au déficit systématiquement organisé de savoirs positifs enseignés depuis de longues années, qu’ils soient d’humanités ou de sciences !! Comme si l’esprit critique pouvait s’exercer sur du vide !). Il y a beaucoup à redire sur Les territoires perdus de la République d’Emmanuel Brenner [Fayard, 2002, 2e éd. 2015], mais il y a un constat à faire aussi : qu’avons-nous fait depuis lors, depuis 2002 ? J’ai certes croisé des élèves qui tenaient des propos répréhensibles, de plus en plus nombreux, et je sais que je n’ai pas toujours réussi à convaincre, que le préjugé raciste, antisémite, sexiste, homophobe (il va souvent ensemble) ressemble à un tonneau des Danaïdes, j’ai souvent fait l’expérience que rapporte Condorcet dans son Tableau historique des progrès de l’esprit humain : la rationalité est certes essentielle, mais seule elle n’est guère suffisante, il faut dans ce combat utiliser la ruse et, comme les Lumières anglaises, conjuguer les attaques en divisant, et en usant aussi de sensibilité. C’est un combat indéfini, jamais gagné, mais de désillusions en désillusions, il faut aussi aller boire jusqu’à la lie : il y a certes les professeurs qui essaient,  qui échouent et qui désespèrent de ne pas arriver à enseigner - mais il y a aussi des professeurs qui démissionnent et refusent d’enseigner tel ou tel chapitre de tel ou tel programme, des directions d’établissement qui ferment les yeux… -. J’ai connu les deux, et cela me paraît infiniment plus grave car, de fait, est ainsi autorisé le discours des enfants et des adolescents en rupture avec la République. Le ver est dans le fruit… Et mises bout à bout, ces démissions deviennent tout à coup non seulement énormes, mais, aussi, nombreuses. Ce ne sont pas de simples défaillances, comme dans un système, et ce ne sont pas de simples désaccords : il s’agit véritablement d’oppositions sur l’essentiel, les valeurs. Dans ces conditions encore, à la va vite, l’EMC ? Au mieux, un cautère sur une jambe de bois. Pendant ce temps-là, l’inertie nous entraîne sur la pente sur laquelle les uns et les autres, nous sommes… toujours plus vite. La preuve : comme le remarquent à nouveau les auteurs, l’attaque antisémite de l’Hypercacher est une évidence [p. 72]. Parce que nous nous sommes à nouveau habitués à l’antisémitisme en France, nous l’avons laissé prospérer, il est devenu évident, dans les classes, dans les transports en commun, dans la rue. Et il tue. La preuve : le vendredi 9 janvier, Amedy Coulibaly braque l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes et tue quatre personnes, quatre juifs. Parce qu’ils sont juifs. « Et bien voilà, ça recommence. On voit cela, on comprend immédiatement, la honte déferle à une vitesse telle qu’elle noie toute autre sensation. » [p. 71] Et de rappeler les attentats des 11, 15 et 19 mars 2012, commis par Mohammed Merah. « La honte, oui. Qu’avons-nous fait après Merah, qu’avons-nous fait vraiment ? Et après la tuerie du Musée juif de Bruxelles le 24 mai 2014, quatre morts, [perpétrée] par Mehdi Nemmouche […], qu’avons-nous fait, sinon commencer à nous y habituer ? C’est ce qu’ils veulent, bien entendu. On entre dans une école juive, un musée juif, une épicerie casher, on tue des Juifs, on crie « Allahou Akbar », pas besoin d’explications superflues, tout le monde est censé comprendre. « Eh bien voilà, vous savez pourquoi je suis là alors. » Si c’est le cas, si l’on n’hésite pas, si l’on ne reste pas interdit ne serait-ce qu’une fraction de seconde, quelle terrifiante victoire de la haine. » [p. 73]. Qu’avons-nous fait  depuis ? Et depuis combien de temps en fait devrions-nous nous poser la question ? Dans le chapitre suivant, les auteurs remonteront jusqu’à Copernic, le 3 octobre 1980, premier crime antisémite d’après-guerre, dont on sait comment il fut salué par Raymond Barre [p. 118] (alors Premier Ministre d’un gouvernement où siégeait Maurice Papon, ministre du budget, successivement Préfet régional à Constantine depuis 1956 et Préfet de police de Paris lors du massacre de Charonne le 17 octobre 1961), et aux attentats parisiens de 1994-1996 attribués au GIA.

• La deuxième partie du livre s’accélère et bascule précisément là. C’est le moment où se fragmente l’apparente unanimité. L’illusion s’achèvera sur la publication de la nouvelle une de Charlie [La continuation du pire, 14 janvier 2015, p. 105-137] et de sa réception.

Samedi 11 janvier 2014, quoi qu’en dise Emmanuel Todd, c’est bien le peuple qui est dans la rue, athées, agnostiques et croyants toutes confessions confondues, toutes tendances politiques confondues. Non, Monsieur Todd, ce n’est pas un mouvement réac’ de quadras, cathos français, bien nantis, de droite et de gauche embourgeoisée. Il y a même des associations culturelles. Des drapeaux flottent, et ils ne sont pas seulement syndicaux et politiques : ici des drapeaux tunisiens, là, je ne sais pas… mais il y en a beaucoup ! C’est même assez improbable comme mélange, et sidérante est la prévenance des uns pour les autres :  malgré la presse, chacun essaie de faire de la place au voisin !, de se serrer un peu, faisant attention aux plus jeunes et aux plus âgés ; ça ressemble à un quai de métro un jour de grève, mais avec un élan inouï de solidarité générale, et malgré les slogans, « Même pas peur » !, La Marseillaise qu’on chante [en redécouvrant avec effroi sa sauvagerie, p. 122] , « Vive la police » (« quand même !! »), on a la trouille.  Nous aurons pu nous extirper de la manif’ après avoir fait seulement le tour de la statue de la République quatre heures après l’ébranlement du cortège environ. Partis à onze heures de la maison, nous serons rentrés seulement vers vingt et une heure, avec la charge de quelques amis lycéens de notre fille de quinze ans. Elle était rentrée dès jeudi en revendiquant le droit de manifester, décrétant qu’il était hors de question de l’en empêcher, mais toute sa classe de seconde avait bien l’intention d’y aller… Ce même jour, mes élèves de lycée en ZEP, très majoritairement issus de familles récemment immigrées, m’avaient accueillie de pied ferme - tous à l’heure pour une fois - devant le préfabriqué : « Madame, on veut discuter ! » « Vous y étiez, hier, à République ? », « Est-ce qu’on doit aller manifester ? » Ils voulaient y aller, vraiment, et c’est moi qui, indécise, avait peur pour eux. Alors que nous débattions sur la liberté de pensée et d’expression, le tableau se couvrait de caricatures spontanées, de tous ordres. Beaucoup n’étaient pas là le 11, et beaucoup de familles avaient peur. Et parmi elles, pourquoi faut-il y insister ?, beaucoup de musulmans. Dans ce contexte, comme le soulignent les auteurs dans l’interview donnée à « Libération » en juillet, on a presque honte de souligner ce contresens monstrueux qui s’est très rapidement installé, largement à cause « d’intellectuels qui se complaisent dans une posture de surplomb, et qui affirmèrent comme un fait d’évidence que ceux qui disaient « Je suis Charlie » le disaient forcément au premier degré. Certains marchaient en portant une pancarte « Je suis juif » ou « Je suis policier » sans être bien sûr ni l’un ni l’autre, ni même le croire. » Quand même !, « l’identité la plus absente, dans tout ça, était quand même « Je suis athée ». Remarque posée en passant p. 87 et qui anticipe le dernier chapitre du livre qui posera avec une nouvelle acuité la question : « Qui sommes-nous ? ».

Il n’empêche : malgré toutes les déficiences, passées et à venir, autour du 11 janvier, « les représentants politiques de la France ont peu ou prou porté une parole publique que l’on aurait pu croire irrémédiablement dégradée ». « Cela ne tient pas lieu de politique, mais cela la rend possible », affirment les auteurs (p.136), comme si un horizon s’esquissait enfin dans le désert du politique. Quel est le prix que nous payons - et que d’autres pour l’heure ont payé de leur vie ! - pour avoir encore un tel horizon, qu’il faut bien dire : très provisoire ?

• Car le 14 janvier paraît le premier numéro de « Charlie Hebdo » d’après. Et c’est bien « la continuation du pire » [p.105]. L’un des auteurs décrit comment il reçut la une : « C’est un petit bonhomme enturbanné, tout de blanc vêtu, l’air gentil et triste. Barbu aussi, et sur fond vert : vous voyez le genre. Le Prophète ? C’est vous qui le dites. »… Et cette description est toute de tendresse. Au fur et à mesure qu’elle se déploie pourtant [p. 105-110], on sent qu’on va pleurer de peine, de rage, d’impuissance (?) : « Faites-nous rire. Les réactions ne tardèrent pas à arriver, et cette fois encore du monde entier. Le monde oui, celui-là même qui l’avant-veille avait conflué, enthousiaste et solidaire, dans la Ville lumière. Il n’était plus Charlie tout d’un coup. (…) Non, là ce n’était pas drôle. Ça allait trop loin. Ils exagéraient. L’avaient bien cherché finalement. (…) Et puis bientôt, on se rendit compte qu’en France même cela ne passait pas, mais alors vraiment pas du tout. » Ce qui nous semblait encore, enfin, une évidence partagée quelques heures plus tôt, était à nouveau perdu et ressemblait maintenant à une illusion : « Des amis me disaient : c’est irrespectueux, c’est maladroit, c’est une faute. Irrespectueux ce petit bonhomme aux yeux ronds que l’on embarque dans son chagrin ? (…) Là non, désolé, je ne peux pas, je n’y arrive pas, je ne comprends pas. C’est comme buter sur son socle de croyances, de valeurs, de certitudes peut-être : appelez cela comme vous voudrez. Disons que ça ne bouge pas. Nous sommes quelques-uns dans ce cas, mais pas tous. Et on le sait parfaitement désormais. Cette fois-ci nous sommes vraiment revenus de la République, ramenés à notre principe de minorité. Nous sommes le 14 janvier. Nous sommes le jour où nous fûmes seuls. » [p. 110-112]

Alors les ennuis commencent - ou ils reprennent -. Il faut comprendre que le « je » est loin d’être un « nous », que « je » suis assez seul. C’est le moment proprement déconcertant de la séquence historique. Le risque est alors de se réhabituer à la solitude et, il faut aussi bien le dire, à l’inaction : là est le vrai danger politique. Parce que les divisions ont repris et que personne ne saurait déjà plus dire à quoi nous tenons vraiment - ni ce qu’est le « quoi », ni qui est le « nous », ni ce que c’est qu’y « tenir ». Est-ce tout à fait exact ? Dans les dernières pages du livre surgissent pourtant quelques affirmations qui pourraient servir de socle à un débat constructif. Des affirmations qui font points de butée, précisément, et qui pour cette raison devraient faire débat : par exemple, « on peut chercher à comprendre ce que les terroristes haïssent le plus en nous, mais dès lors que le massacre a eu lieu, on est aussi en droit de définir seuls ce que nous sommes prêts à défendre, ce à quoi nous tenons vraiment, ce qu’il nous importe le plus de défendre comme nous appartenant en propre [c’est moi qui souligne]. Tel est le sens politique de ces journées, et il engage l’idée même de liberté publique. » [p. 124] Entre ce que nous sommes ou non - avec tout le lot des déterminations -, et ce que nous voulons être ou ne pas être, devrait surgir le désir de  « défendre sa forme de vie en se contenant de la vivre malgré tout, de manière tenace et discrète, la défendre comme une vérité éthique qui s’éprouve dans le fait même qu’on la donne en partage, en faire non pas une doctrine ou une idéologie, mais une vérité sur ce qui nous lie, à nous-mêmes, entre nous et au monde. (…) Sauf qu’ici on ne savait plus, le 14 janvier donc, quel nom donner à ce désir (p. 125). Alors, ici, il faut reprendre patiemment le chemin de l’homme, et les auteurs le font simplement : reprenant la question à partir de son métier d’historien, un des auteurs s’interrompt pour réajuster la pierre de touche du livre : « Mais cessons là : je commence à prendre du recul, à faire mon détaché. Il ne s’agit pas de cela ici, pas comme ça, pas tout seul. Ce qu’il fallait d’abord, c’est prendre dates, et le faire à deux pour se préparer à être ensemble, puisque deux en somme est le premier pas vers plusieurs » (p.129). Il ne s’agit pas ce faisant d’arrêter de penser, mais de se tenir devant autrui, d’être requis par lui dans le débat public.

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Le récit charrie pourtant quelques arguments qui sont loin d’être évidents, je dirais même qu’ils me paraissent étrangers au propos et qu’ils sont déplacés de leur contexte, résultats probables d’une idéologie victimaire que les auteurs dénoncent pourtant ailleurs. Que vient faire ici la mort de Rémi Fraisse sur le barrage de Sivens ? [p. 12] Certaines sorties sont aussi plus que fantaisistes : comment peut-on soutenir que « nous avons […] allègrement laissés tomber les Grecs, les Espagnols, les Portugais et les Irlandais aussi peut-être » [p. 18], que « le carnage organisé s’est inventé en même temps que la démocratie » [p. 123, encore qu’“en même temps” ne signifie pas un lien de causalité ou de concomitance, c’est purement et simplement historiquement faux]. Curieusement ici, les auteurs se placent au cœur de ce qu’ils dénoncent ailleurs avec force et lucidité : « [Le programme du troisième djiad] ne devient réellement efficace qu’à partir du moment où les terroristes attaquent des cibles, et avec elles des valeurs, que nous croyons sincèrement vouloir défendre, mais qu’en réalité nous ne défendons plus parce que nous ne les aimons pas. Nous ne les aimons pas parce que nous ne nous aimons plus - ou plus exactement, parce que nous n’aimons plus rien d’autre en nous que de nous détester. » [p. 114, c’est moi qui souligne, et qui refuse ce nous-là].

Plus problématique encore, et au cœur du propos cette fois-ci, cette assertion, reprise peu ou prou, chez d’autres : « qui dira avec assez de force que ce que nous exigeons des musulmans aujourd’hui, jamais la République ne l’a obtenu des catholiques » [p. 128]. Emmanuel Todd, de son côté, va jusqu’à dire que la République ne l’a jamais demandé… Nous n’avons alors pas la même histoire : petite fille de 68, née dans une famille de tradition catholique et de parents militants communistes, scolarisée sur les flancs du Massif Central, je me souviens encore de l’opposition forcenée, des luttes et des escarmouches entre l’école communale et la paroisse… Et que dire de mon époux qui, tout jeune professeur de philosophie, nommé à Condé-sur-l’Escaut, se voyait traiter par le prêtre de la paroisse de suppôt du diable, parce que communiste… et juif ? C’était bien, sous la Cinquième République, les derniers soubresauts de l’institution continuée et plus ancienne, mais non sans heurts, de l’école laïque et républicaine débutée il y a plus d’un siècle, et il suffirait d’interroger de nombreuses familles pour retrouver de tels souvenirs. Oubliera-t-on enfin l’action de réforme du judaïsme français entreprise par Napoléon et réalisée par le Sanhédrin napoléonien, par laquelle les juifs ont acquis véritablement la pleine et entière citoyenneté en France ? Je ne sais pas du tout s’il est souhaitable de procéder de la même manière avec l’Islam de France - l’institution du Consistoire est elle-même problématique au regard de la diversité du judaïsme français qui n’y est pas représenté et ne s’y reconnaît pas -, mais il est certain que  cela ne s’est pas fait sans renoncements et sans concessions, sans efforts de part et d’autre. Cela supposerait d’abord aussi que soit au moins entr’aperçue la diversité de cet Islam.

A y regarder de plus près, je suis aussi agacée par quelques coquetteries stylistiques - la rémanence d’un « je préfère ne pas » de Bartleby et du « on n’y voit rien » de Daniel Arasse - qui, à revenir plusieurs fois, sont un peu trop visibles, et font un peu de l’œil -.  C’est hors propos. Sur un objet aussi grave, on ne devrait pas faire de style. Mais bon, ce n’est peut-être pas même conscient, on fait aussi comme on peut, et il y a des œuvres comme celles-là avec lesquelles on cherche parfois à se protéger et à se battre. Et puis là n’est pas l’essentiel.

Tout cela se discute, à condition que l’on veuille bien encore se parler. N’est-ce pas cela, l’espace public, un espace où sans être d’accord sur tout, on peut discuter de tout et sur tout, à la seule condition, mais condition expresse, de ne pas en venir aux mains ? C’est là aussi que s’articule le principe de minorité avec celui de majorité, la République avec la démocratie (cf. p. 123 sq., ce que disent les auteurs de leur distinction). 

Ceux qui voudront trouver dans ce petit livre des solutions toutes faites seront déçus. Rien de tel dans cet opuscule qui se garde de conclure, qui s’interroge et interpelle, qui parfois, souvent, peut paraître insuffisant dans ses analyses, mais qui a, à mes yeux, l’immense mérite de pointer nos faiblesses, sans ces terribles ressentiments qui, tous azimuts, empoisonnent notre société. Il n’y a pas de réponse, seulement des doutes et des questions. Parfois même des contradictions. Et si nous cherchions, ensemble ?

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La lecture terminée, la nécessité d’un tel livre apparaît comme une évidence. En le refermant, je me suis demandée à mon tour comment faire pour effectivement prendre dates. Dans un premier temps, il m’a semblé que le premier pas était déjà de diffuser ce petit livre qui ne paie pas de mine, qui n'est pas aguicheur, qui ne propose pas de solutions miracles, etc., mais qui a le mérite de poser les difficultés du temps présent, dans une certaine épaisseur historique, loin me semble-t-il du battage et de l'agitation idéologique des uns et des autres, auquel a succédé le grand silence étouffant des lendemains qui pleurent – la chape de plomb -. J’ai envoyé un mail collectif et j’ai couru acheter deux dizaines de petits livres jaunes chez mon libraire et me suis empressée de le distribuer à mes proches, famille, amis, collègues…

 

Je vous souhaite vivement donc de lire ce livre, même et surtout à 8 mois de distance de son écriture, même et surtout dans le contexte politique actuel.

 

Bonne lecture,

Jocelyne Sfez.