Michel Ferrandi, Introduction à la philosophie réaliste, Publibook, 2012 (lu par Damien Auvray)

Michel Ferrandi, Introduction à la philosophie réaliste, Publibook, 2012 (lu par

Le titre de l'ouvrage de M. Ferrandi peut tromper. Il ne s'agit pas d'une discussion sur la nature et la valeur du réalisme ici opposé à l'idéalisme, mais d'une analyse des différents niveaux d'être qui structurent la réalité de manière hiérarchique, à partir de la pensée d'Aristote telle qu'elle a été interprétée par St Thomas et par le néothomisme, en particulier celui de J. Maritain.

L'ouvrage s'élève ainsi depuis les formes sensibles, les corps, jusqu'aux formes dégagées de la matière, en particulier Dieu, forme pure, en cherchant à montrer que les mêmes principes ontologiques y sont à l'œuvre – unité de l'être – mais réalisés analogiquement – diversité de l'être. Cette lecture ne discute donc pas la philosophie réaliste, mais en part comme d'un principe premier, philosophie réaliste qui doit être comprise comme signifiant a) que toute pensée, cognitive mais aussi affective, comme dans le cas de l'amour, a une teneur ontologique b) et que réciproquement l'être est intelligible et aimable.

L'auteur dégage principalement trois degrés d'être : l'être mobile, objet de la philosophie de la nature, l'homme, objet d'une anthropologie philosophique qui en dégage le degré médiateur, enfin l'être en tant qu'être, objet de la métaphysique. Il s'agit de déterminer l'essence de chaque niveau, pour en déterminer les principes et les causes.

L'être corporel se définit par sa mobilité, au sens que celle-ci a chez Aristote et qui se caractérise par le changement, dont le mouvement local n'est qu'une forme. Son analyse permet à l'auteur de dégager une première opposition constitutive de tous les niveaux d'être, celle de la forme comme principe d'organisation d'un être, et de la matière, considérée à la fois comme principe d'individuation et principe d'inachèvement, d'imperfection. Les niveaux d'être se caractériseront alors par la nature de la forme et son lien (ou absence de lien, dans le cas des formes pures) avec la matière. De là une deuxième opposition entre l'acte comme réalisation de la forme et la puissance comme tendance d'une matière à recevoir une forme qui la finalise ainsi.

Les degrés d'être sont donc fonction de la complexité de la forme et de son actualité, qui se traduisent par une plus grande intériorité, mais aussi une plus grande liberté et une plus grande capacité à se rapporter à ce qui est. Le corps devient être vivant lorsqu'il a une âme qui le rend capable de se mouvoir par lui-même, permettant ainsi une interaction avec son milieu, à la fois d'informations et d'énergie. L'animal en a une connaissance sensible. Mais c'est avec l'homme que se découvre l'âme spirituelle, dotée d'intelligence et de volonté, constituant ainsi la première forme de la personne.

L'analyse de l'homme, la plus longue de l'ouvrage, permet de dégager pleinement le sens de la philosophie réaliste. La critique de la connaissance montre que l'âme est ouverture à toute chose et que la connaissance a une valeur ontologique, déjà au niveau de la connaissance sensible qui saisit le réel dans sa dimension concrète et surtout dans la connaissance intellectuelle qui saisit la valeur intelligible des choses par l'abstraction. Ainsi la vérité ne doit pas être pensée d'abord dans la perspective subjective de la possibilité de la connaissance, mais dans sa dimension de conformité avec ce qui est. C'est ce qui lui donne sa dimension existentielle, au sens où elle s'achève, au-delà de la saisie abstraite des essences dans l'appréhension, par la saisie de ce qui existe dans le jugement.

Mais on retrouve cette dimension ontologique dans la dimension active de l'homme : si la connaissance est présence intentionnelle au monde, nous faisant connaître l'autre comme autre en l'assimilant (et non en le construisant comme objet, comme dans la philosophie moderne), l'amour nous fait tendre vers l'autre en s'assimilant à lui ; l'amour nous sort de nous-même, en particulier dans sa dimension intellectuelle, qui est volonté. Là encore, la philosophie réaliste s'oppose à la conception idéaliste ou subjective : celle-ci tend à faire de la volonté le fondement du bien et le support de la valeur. Dans la philosophie réaliste, la volonté est ordonnée au bien, elle est inclination vers lui, et c'est à l'intelligence de lui proposer des objets qui viennent combler son aspiration. Cela ne signifie pas que le mal soit une simple ignorance, selon l'idée socratique, puisque c'est bien un défaut de la volonté qui fait que l'on choisit un bien désordonné, qui ne vient pas combler la visée du bien. L'homme est donc bien libre et responsable.

Par sa connaissance abstraite qui, dégageant ses objets de la matière, suppose l'immatérialité de son sujet, et par la volonté qui porte sur le bien en soi, l'homme est un être spirituel, promis à une destinée immortelle. Mais il ne s'agit pas d'une spiritualité dualiste, puisque la forme spirituelle qui anime l'homme est celle qui organise son corps, impliquant que son intelligence et sa volonté soient liées à la donation sensible des objets : le vrai comme le bien se conçoivent par abstraction du sensible, non par sa négation. Distinguer des niveaux d'être n'implique pas de les séparer.

Cette capacité d'abstraction s'élève jusqu'à penser le réel dans sa dimension d'être : c'est la métaphysique, qui est pensée de l'être en tant qu'être (ontologie) et pensée de l'être premier (théologie). La métaphysique repose sur l'intuition de l'être, dont elle analyse les formes analogiques (les transcendantaux : l'un, le vrai, le bien, le beau) et les principes (les principes de la raison, comme le principe d'identité ou de raison suffisante, ne sont pas de simples formes de la connaissance, mais bien des principes ontologiques, à rebours de l'idéalisme). En particulier, l'être se donne comme substance, qui se définit comme capacité à exister par soi-même, à exercer l'existence, dont la forme spirituelle est la Personne.

Cette idée de substance personnelle permet de penser l'idée de Dieu, dont l'existence est posée à partir du monde, comme son principe d'intelligibilité, par le principe de causalité, et dont la nature doit être pensée par analogie, comme forme éminente d'être puisqu'il est le degré suprême de ce qui est et par négation puisque nous le connaissons plus par ce qu'il n'est pas que par ce qu'il est. Dieu achève alors cette remontée de l'être, comme cet être dont l'essence est d'exister, comme acte pur.

On voit donc que l'intérêt du livre de M. Ferrandi est d'être résolument "antimoderne" pour reprendre le titre d'un ouvrage de J. Maritain, si l'on entend par là, refuser le tournant subjectif et idéaliste de la philosophie moderne, opéré avec Descartes et qui fait de la position du sujet le premier pas philosophique. Il montre la grande richesse et la subtilité des analyses de la pensée néothomiste, aujourd'hui un peu oubliée, dont il offre une synthèse très dense.

De là peut-être aussi le risque d'une certaine déception : l'ouvrage se présente comme une reprise de ces analyses, sans prendre en compte le renouveau des études historiques sur Aristote et sur St Thomas (l'auteur précise d'ailleurs que son objet n'est pas l'histoire de la philosophie) ni vraiment confronter ces analyses à d'éventuelles objections, telles qu'elles pourraient surgir entre autres des connaissances nouvelles, notamment scientifiques. Comme on l'a dit, l'idée même de philosophie réaliste n'est jamais discutée, débattue, problématisée, puisqu'elle est posée comme une évidence première. L'auteur se contente de déployer une logique certes très riche, mais sans vraie discussion, ce qui donne parfois au livre un aspect quelque peu dogmatique et amène l'auteur à reprendre à son compte des aspects de l'aristotélisme assez datés (par exemple la tendance du feu à se mouvoir vers le haut et de la pierre vers le bas, p.50). Plutôt que d'exposer la conception néothomiste de manière un peu intemporelle, n'aurait-il pas été plus conforme au projet d'une pensée réaliste de montrer en quoi elle peut encore aujourd'hui être une grille pertinente d'interprétation du réel et pour cela de confronter cette pensée à des formes du débat plus actuelles, ainsi que l'auteur le fait lui-même parfois, mais ponctuellement et partiellement ?

 

Damien Auvray