Michael ESFELD, Physique et métaphysique. Une introduction à la philosophie de la nature, 2012 (lu par François Chomarat)

Michael ESFELD, Physique et métaphysique. Une introduction à la philosophie de la nature, Presses polytechniques et universitaires romandes, 172 pages, novembre 2012.

Michael Esfeld enseigne la philosophie à L’Université de Lausanne, l’horizon de son travail étant de réunir les connaissances scientifiques dans une conception complète et cohérente de la nature.


Les Presses Polytechniques et Universitaires Romandes avaient déjà publié de lui : Philosophie des sciences. Une introduction, dont l’ouvrage qui nous concerne ici est la réécriture de la deuxième partie, focalisée sur la philosophie de la nature. Basé sur des cours, donnés aussi bien à des étudiants en sciences qu’en lettres (M. Esfeld fut récompensé par le prix de la fondation suisse Cogito, en 2008, pour stimuler le dialogue des sciences et des humanités), ce livre se présente comme un manuel, avec son approche claire et pédagogique, ses résumés, ses suggestions de lecture, ses questions de contrôle et ses propositions de travail à la fin de chaque chapitre (l’ouvrage se termine par une bibliographie, un glossaire et un index) ; mais on peut également l’aborder comme une approche synthétique de la métaphysique analytique des sciences actuelle, voire comme un plaidoyer entre les lignes pour une conception unitaire de la nature, une « ontologie physique fondamentale » (p. 137) susceptible même de constituer l’ontologie de la gravitation quantique, unité pourtant encore cherchée dans le champ de la physique théorique. Son propre programme de recherche est une version modérée du réalisme structurel : les structures sont la réalité fondamentale, l’existence des particules avec leurs propriétés n’est pas niée mais elles n’ont qu’une identité structurale définie par leurs relations.

Un chapitre liminaire

Dans un premier chapitre : « Qu’est-ce que la philosophie de la nature ? », l’auteur se réclame du « réalisme scientifique » - mais aussi de la métaphysique en tant que philosophie de la nature. Cela revient à accepter que les entités des théories scientifiques donnent lieu à des engagements ontologiques. D’où la délimitation d’une « métaphysique des sciences » : alors que l’épistémologie s’occupe de la justification des théories scientifiques (leur prétention à la vérité est-elle fondée ?), l’auteur se demande ici ce qu’est le monde (ou la nature ?) si l’on accepte que ce que les théories scientifiques en disent soit vrai.

Un premier moment

Les chapitres 2-8 (p. 9 à 92) pourraient être regroupés sous l’intitulé du chapitre 5 : « De Newton à Einstein ». Distinguons deux sous-ensembles :

I) De la page 9 à la page 43 (= chapitres 2 à 4), le paradigme newtonien des particules en mouvement est défini (ch. 2), suivi de l’exposé de deux « métaphysiques » possibles sur cette base (ch. 3 et 4) :

- soit l’on considère que les propriétés physiques fondamentales des particules sont des dispositions, elles sont ce que font les particules sur d’autres particules, à savoir changer leur état de mouvement (accélération par la masse ou la charge). Il s’agit du « dispositionnalisme » exposé au chapitre 3 ; cette position conduit à un type de relationnisme si l’on met l’accent sur le fait qu’il s’agit d’un monde de relations, puisqu’aucune de ces propriétés ne peut se révéler pour une particule isolée. Les relations entre particules sont posées comme des connexions nécessaires dans la nature.

- soit l’on considère que ces propriétés sont des qualités pures, selon la thèse dite de la « métaphysique humienne » exposée au chapitre 4. L’auteur s’appuie sur la version influente de cette « métaphysique humienne » d’un monde en mosaïque énoncée par David Lewis (notamment dans son introduction à ses Philosophical Papers, vol. 2, Oxford University Press, 1986) : seuls les particuliers locaux, ou points de l’espace-temps, sont admis dans l’ontologie, « tout le reste » survenant sur ces particuliers, ce qui implique notamment que les relations n’ont pas d’existence nécessaire dans la nature.

II) Ensuite, un second paradigme est abordé : celui des champs, développé à partir des limites du premier. En effet, à partir du paradigme Newtonien, reste alors à résoudre la question de la compréhension de l’action à distance, problème pour lequel nous disposons des « solutions » d’Einstein, avec les théories de la relativité successives qui débouchent sur la théorie des champs (voir p. 51-55 pour la relativité restreinte, p. 57-59 pour la relativité générale).

Dans cette partie, c’est le statut ontologique de l’espace-temps qui est principalement examiné, avec la proposition d’une « métaphysique de l’univers-bloc » (ch. 7, p. 69-76) ayant comme contenu des événements dans l’espace-temps quadridimensionnel. Par opposition au paradigme des particules, le paradigme des champs peut dès lors être défini comme une alternative cohérente (p. 75). Dans le cadre de cette discussion, une réponse forte aux problèmes mentionnés est le programme de J.A.Wheeler de la « géométrodynamique » considérant comme seul réellement existant l’espace-temps. En tant que programme physique concret, on doit pourtant admettre qu’il a échoué. Ceci nous conduit à un bilan intermédiaire : la seule stratégie disponible consiste à concevoir les propriétés de l’espace-temps comme des propriétés géométriques auxquelles se réduiraient les propriétés physiques, mais il faudrait, pour pouvoir « achever le paradigme des champs », essayer une autre stratégie de géométrisation de la matière que celle de Wheeler, par exemple dans le cadre de la recherche d’une théorie de la gravitation quantique (§ 8.3, p. 89).

Un second moment

Qu’en est-il du statut de la physique quantique ? Cela fait l’objet du second grand moment de l’ouvrage, qui correspond aux chapitres 9-11 (p. 93-139). Il faut noter que sa présentation des différents « paradoxes » quantiques dédramatise utilement la situation (voir le chapitre 9, p. 93-101).

Esfeld aborde successivement les problèmes suivants :

- la définition de la non-localité quantique, avec une discussion de l’expérience EPR et du théorème de Bell ; tout part de ce problème de la non-localité quantique, car le point central du livre réside ici dans la compréhension/justification de l’action à distance et la théorie des relations spatio-temporelles qu’elle implique.

- l’intrication quantique et le problème de la mesure (= ch. 10). M.Esfeld parle d’un « problème de la référence » (10.3, p. 108-112), car à la différence de ce qui a lieu pour les autres théories physiques, « il n’est pas clair à quoi le formalisme de la mécanique quantique fait référence » et c’est ce qui reste à interpréter (p. 112).

- M. Esfeld décrit alors trois théories ayant tenté de résoudre ce problème : successivement, celles d’Everett, des mondes multiples (p. 116-117), de Ghirardi, Rimini, Weber, des densités de masse (p. 118-120) enfin celle plus connue de David Bohm, de l’onde de guidage des particules (p.121-124) La question est de savoir si elles permettent l’élaboration d’une ontologie consistante. (= ch. 11)

Un dernier chapitre dresse le bilan des discussions, de leurs conséquences pour la philosophie du temps, des propriétés et des lois physiques (ch 12, p. 127-138).

Le résultat principal est le fait que c’est la considération de la physique quantique et particulièrement de la non-localité qui permet d’envisager une autre solution que la théorie des champs au problème de l’action à distance. L’auteur admet qu’il reste possible de combiner une ontologie quantique avec une métaphysique de type humien, cependant il défend plutôt une métaphysique dispositionnaliste admettant par contre comme disposition une propriété holistique des entités existantes dans l’espace et qui fixe leur développement temporel (p. 138).

Michael Esfeld invoque l’utilisation des « outils conceptuels de la philosophie analytique » pour l’élaboration d’une « vision d’ensemble de la nature ». Son livre développe ainsi la topique des théories physiques contemporaines, de manière à rendre clairs les engagements ontologiques auxquels on peut souscrire en les acceptant comme base. Si la physique nous apprend que ce qu’il y a de fondamental dans le monde, ce sont des structures plutôt que des propriétés intrinsèques, c’est à la métaphysique de définir le statut réel de ces structures.

Pour M.E., il n’y a pas de justification ultime permettant d’affirmer que l’on soit obligé par l’acceptation de la théorie quantique de changer les traits fondamentaux de l’ontologie de la physique, quel que soit le cadre métaphysique dans lequel on se situe (p. 137). Cependant, avec le dispositionnalisme, une autre solution que celle d’Einstein au problème de l’action à distance est possible : « à la place de l’interaction locale, on postule que les entités dans l’espace possèdent une propriété holistique qui détermine leur développement temporel » (p. 134), cette disposition est alors une propriété dont les relata sont toutes les particules. Ces particules ou éléments de l’ontologie primitive n’ont pas d’identité intrinsèque mais une identité structurale constituée par des relations (p. 136-137). Cette solution pourrait ouvrir des perspectives pour la question de la gravitation quantique. Ce qui est alors suggéré, c’est qu’une position métaphysique de cette sorte serait à même de résoudre un problème scientifique.

Est-ce en ce sens qu’il faut parler d’une « métaphysique des sciences » ? Peut-être faut-il plutôt affirmer que la métaphysique et la physique se renforcent l’une l’autre par le biais d’une sorte de contrôle réciproque, aboutissant à mieux déterminer le cadre dans lequel il reste possible de définir ce qu’il y a dans le monde. Dans ce contexte, il n’est donc pas question d’énoncer les conditions de possibilité des théories physiques contemporaines, en développant par exemple une nouvelle théorie du schématisme comme condition d’une attestation expérimentale, mais d’argumenter en faveur de l’ontologie la plus en accord avec les théorèmes principaux des théories physiques. La confrontation avec une démarche de type kantien ou néo-kantien s’imposerait, notamment avec les démarches de Michel Bitbol, qui a développé dans son ouvrage De l’intérieur du monde (Flammarion, 2010, p. 319-329) une critique de la position de M.Esfeld, insuffisamment transcendantale à ses yeux.

On peut rester réservé devant le sous-titre : « une introduction à la philosophie de la nature ». Le titre : Physique et Métaphysique, montre qu’il s’agit avant tout de dégager et d’examiner les liens entre ces deux disciplines. Seule la physique fondamentale est convoquée parmi les sciences - ce qui est fort légitime au sein d’un tel ouvrage introductif. Cependant, même à l’intérieur de la physique et sans parler de la biologie, les phénomènes dits « collectifs » sont écartés : formation de structures, transitions de phase. C’est la question de l’émergence et des formes qui pourrait alors être traitée, mais cela déboucherait sur un tout autre projet de « philosophie de la nature ». Nous pouvons penser ici aux textes critiques de l’impérialisme de la physique par Nancy Cartwright, par exemple : « Pourquoi la physique ? » (in Les deux infinis et l’esprit humain, de Roger Penrose, Champs-Flammarion, 1999, p. 179-187). C’est alors que le terme de métaphysique s’éclaire autrement : il renforce le primat de la physique fondamentale par un primat général du fondamental. Le paradigme des champs renvoie-t-il à l’être-en-soi d’une ontologie forte, qui renforce les prétentions d’une science réaliste par une métaphysique du réalisme scientifique, ou plutôt à un nouveau type d’être non-thétique qui récuse tout réalisme de ce type ? Cette quête d’intelligibilité par les principes ne donne-t-elle pas une image conventionnelle et problématique de ce qui est à l’oeuvre dans les sciences contemporaines ? Cela n’enlève rien à la qualité et à l’honnêteté de cet ouvrage : par le renvoi en notes à des références où l’on trouve des contre-arguments, il donne tous les moyens pour en contester les thèses s’il y a lieu, ou plutôt pour mieux les méditer.

François Chomarat