Christophe Bouriau, Le "Comme si" Kant, Vaihinger et le fictionalisme Ed du Cerf collection passages 2013 Lu par Patrice Vanhamme

Christophe Bouriau Le "Comme si" Kant, Vaihinger et le fictionalisme Ed du Cerf collection passages 2013  Lu par  Patrice Vanhamme


Christophe Bouriau est directeur du département de philosophie de l'université de Nancy. Spécialiste de philosophie allemande, dans Le « comme si » , Christophe Bouriau met à l'épreuve la lecture traditionnelle, lecture pragmatiste, de la philosophie de Vaihinger ;  l'ouvrage publié aux éditions du Cerf a pour sous-titre : Kant, Vaihinger et le fictionalisme. Le ton est ainsi donné ; à la fois, enquête dans l'histoire de philosophie et essai philosophique à part entière sur une tendance actuelle : le fictionalisme.

Christophe Bouriau a traduit la philosophie du «  comme si  » de Vaihinger en 2008 aux éditions Kimé


 Comment pouvons-nous être émus par Mme Bovary? Comment pouvons-nous soutenir que la lecture des textes sacrés constitue une expérience religieuse sans croire en Dieu? Comment pouvons-nous nous savoir moins fort et, par autosuggestion, être plus fort? Comment une quantité infinitésimale – qui n'est donc pondérable qu'à l'infini – peut-elle servir à fournir de justes résultats?

Comment expliquer que nous puissions atteindre des vérités en utilisant des fictions ?  

Cette question recevait une réponse en 1911 par la philosophie de Vaihinger.  La lecture pragmatiste de la philosophie de Vaihinger empêche de saisir la force et  l'originalité de cette réponse. Bouriau adopte une démarche généalogique afin de vérifier la pertinence de cette lecture.

L'introduction s'achève sur la présentation du plan de l'ouvrage.

Ch I – examen des sources kantiennes et néokantiennes.

Ch II – la lecture pragmatiste est contestable.

Ch III – postérité et fécondité de « l'approche par le comme si » comme théorie des fictions.

Ch IV – actualité de Vaihinger dans les champs de l'esthétique, de la philosophie de la religion et de la philosophie de la connaissance.

L' analyse minutieuse des sources comporte de nombreux renvois et de nombreux passages commentés ; nous nous contenterons de mentionner quelques exemples.


La source kantienne ou les fictions utiles de la raison.

L'expression kantienne fréquente du « als ob » est corrélative de la transformation que Kant a infligé à la métaphysique ; cette dernière ne pouvant prétendre au savoir, puisqu'aucune intuition ne correspond à ses concepts, joue un rôle régulateur fécond par ses idées tant sur le plan théorique que sur le plan pratique ou religieux.

Dans le domaine théorique, l'idée d'unité de la nature, de finalité naturelle ou de déterminisme universel sont fécondes pour penser – et non connaître – le monde. Du point de vue de Vaihinger, Kant utilise le « faire comme si » pour indiquer le bon usage des propositions métaphysiques : on se contente de feindre leur vérité afin d'atteindre par ce moyen tel ou tel but. Le déterminisme universel, par exemple, n'est guère expérimentable, il est néanmoins postulé comme principe nécessaire à toute science.

Sur le plan pratique, sans la liberté la loi morale n'a aucun sens. Vaihinger cite le passage suivant des Fondements : « la liberté doit être supposée comme propriété de la volonté de tous les êtres raisonnables ». Cette supposition selon Vaihinger n'est pas une hypothèse qui peut toujours être testée empiriquement mais une fiction qui, par là même, renonce à l'objectivité.

Christophe Bouriau commente : « l'interprétation que fait Vaihinger de l'idée de liberté (et des idées kantiennes en général) est toutefois problématique : est-il légitime d'interpréter les Idées nommées par Kant «  Idées de la raison », à savoir la liberté, l'immortalité de l'âme et  Dieu comme des fictions? Rien n'est moins sûr si l'on se place dans la perspective de Kant... ».

Du point de vue religieux, la lecture de Kant par Vaihinger est plus transgressive : « Survient ensuite la célèbre définition de la religion, si peu comprise jusqu'à ce jour : « toute religion consiste à considérer Dieu [une simple Idée !], dans tous nos devoirs, uniquement comme le Législateur qu'il faut universellement honorer » - Vaihinger citant Kant – commentaire de Vaihinger : « L'accent est mis et doit être mis sur « considérer » : nous considérons la situation en faisant comme s'il existait un Dieu, et comme si  ce Dieu nous avait prescrit les lois morales. Dans cette double fiction réside l'essence du mode d'approche religieux. »

La source Schopenhauer ou le vouloir-vivre comme principe ontologique.

Vaihinger s'approprie la thèse schopenhauerienne d'une pensée hétéronome qui travaille et sert inconsciemment les fonctions organiques du vouloir-vivre ; l'action réflexe développée par Marshall Hall ( et souvent citée par Schopenhauer) autorise le rapprochement W James-Vaihinger. La volonté de croire de James consacre son quatrième chapitre à l'action réflexe et Vaihinger d'affirmer : «  La fin ultime et véritable de la pensée est l'action ...».

La source langienne.

La particularité de la position de Lange est de rejeter le matérialisme athée et le rationalisme dogmatique ; la religion répond à un besoin fondamental de l’humanité et la raison est impuissante à connaître des réalités qui ne soient pas objets d’expérimentation ou d’observation. Lange, à l’instar de James, considère la religion comme une construction de l’imagination, précieuse, quant à ses idéaux ; en revanche, Lange et Vaihinger refusent qu’une représentation religieuse soit vraie au motif qu’elle est efficace pour l’action, ce que fait le théisme de James.

Vaihinger, lecteur de Lange, fait des idées de la raison des fictions utiles ; l’esprit trouve dans les inconditionnés (Dieu, l’âme, la liberté) un repos salutaire qui met fin à la régression infinie. La remontée à l’inconditionné n’est pas de nécessité rationnelle mais de nature affective. Les catégories et les formes de notre sensibilité sont des fictions adaptatives, des outils cognitifs qui différeraient si nous vivions dans un autre milieu.

La lecture pragmatiste de la philosophie  de Vaihinger semble se justifier : les idées de la raison sont utiles, elles permettent à l’organisme de s’adapter aux circonstances externes, elles réconcilient l’empirisme matérialiste avec une vision religieuse du monde, ces idées, contrairement à la conception kantienne, sont plastiques, évolutives. Ces traits rendent-ils justice à cette famille de pensée ?


Pragmatisme ou fictionalisme ?

Le chapitre II de l’ouvrage de Bouriau examine pas à pas les convergences et divergences entre Peirce, James et Dewey, principaux représentants de cette école et la philosophie du comme si. La conclusion s'impose : « Ainsi plus nous avançons des traits originaux du pragmatisme classique, plus il apparaît que Vaihinger n'est pas à proprement parler un « pragmatiste », du moins si l'on définit ce terme par les traits suivants : 1. clarification des idées; 2. non-séparation entre contexte de découverte et contexte de justification ; 3. intégration de certaines vertus dans l'enquête théorique ; 4. intégration de la dimension sociale de l'enquête enfin (l'objectivité scientifique comprise comme intersubjectivité des chercheurs, de droit au moins). Nous sommes ainsi conduits à nous demander si une lecture proprement pragmatiste de la « philosophie du comme si », en dépit de certains traits communs avec James mérite d'être maintenue.

Deux autres considérations nous incitent à mettre en doute une lecture pragmatiste de Vaihinger : 1) nous avons vu que les traits que Vaihinger partageait avec James (justification pratique de certaines idées, subordination de la pensée aux fins de l'action, effort pour concilier religion et empirisme) n'étaient pas des traits propres au pragmatisme classique, puisqu'on les trouvait déjà développés, respectivement, par des auteurs comme Kant, Schopenhauer et Lange. A quoi s'ajoute une seconde considération de poids : 2) c'est expressément en opposition à James que Vaihinger a développé sa théorie des fictions, en s'attachant à montrer qu'une idée pouvait être un guide utile pour la découverte de la vérité tout en étant explicitement fausse ou fictionnelle. »

Selon Vaihinger, la fin de la pensée est la conservation et l'adaptation, non la connaissance désintéressée de la réalité, la méthode des fictions ou des erreurs compensées, en mathématiques par exemple, ne s'embarrasse pas de justifications, les vertus intellectuelles reconnues par Peirce ( courage, probité, norme de la vérité,...) n'entrent pas en ligne de compte, les valeurs principielles sont la commodité et la fécondité, du coup l'erreur ou l'illusion peuvent être plus efficaces que la vérité, même si Vaihinger reconnaît le caractère conventionnel des fictions, il n' y a pas de souci éthique dans le partage des opinions par la communauté des chercheurs, il n' y a pas ce que Bouriau nomme « une intersubjectivité dynamique », déjà présente dans l'œuvre de Kant et réaffirmée dans la philosophie de James.


La théorie des fictions

Le fictionalisme n'admet pas le principe du pragmatisme : «  Une idée qui se montre utile dans la pratique prouve par là même qu'elle est vraie en théorie, et la fécondité est toujours la marque du vrai ». Le principe du fictionalisme, en revanche, ou plutôt son résultat est le suivant : « Une idée dont la non-vérité théorique ou l'incorrection, une idée dont la fausseté est reconnue, n'est pas pour autant sans valeur pratique et inutile ; car une telle idée, en dépit de sa nullité théorique, peut posséder une grande importance pratique. » Ce n'est pas parce qu'une idée est utile qu'elle est vraie, ce n'est pas parce qu'un idée est fausse qu'elle est inutile, le fictionalisme est une réfutation en acte du pragmatisme et Bouriau mentionne des exemples de fictions scientifiques telles que l'espace absolu, l'atome (comme corps sans étendue) l'infinitésimal, l'égoïsme comme axiome des motivations humaines d' Adam Smith. Ch Bouriau a publié, à ce propos, un ouvrage intitulé Petite typologie des fictions.

 

Le fictionnalisme est un antiréalisme.

Prenons le couple substance- propriété, il s'est formé au cours de notre existence parce que nous avons été propriétaires de certaines choses ; sous l'effet du langage ordinaire, nous l'avons abusivement étendu et attribué à ce qui est extérieur à nous . L'antiréalisme de Vaihinger est un rejet de la conception essentialiste des théories scientifiques ; à la différence de Kant qui conjoint idéalisme transcendantal et réalisme empirique et par là crédite la conception de la vérité en terme de correspondance, Vaihinger considère que la substantivation du réel engendre la fiction d'un monde substantiel, le langage est un instrument commode afin de nous repérer, de nous adapter dans un réel infiniment complexe et Bouriau de conclure « le langage sépare ce qui est en réalité uni ou continu . L'interprétation réaliste du langage et de ses substantifs est source d'erreurs et d'illusions. » Il souligne la proximité entre la position de Vaihinger et celle de Poincaré. Des propositions sont acceptables (angenommen) pour leur fécondité théorique ou leur opportunité pratique. Il semble alors que Vaihinger cautionne une forme de scepticisme, Bouriau mentionne trois formes de scepticisme : le scepticime pyrrhonien, le scepticisme dogmatique et le scepticisme méthodique, Vaihinger s'oppose directement au scepticisme dogmatique par une refonte de la notion de vérité ; sera vraie une théorie qui nous fournira une bonne approximation du réel permettant d'expliquer et de prédire correctement des régularités. 


La postérité

Carnap emprunte à Vaihinger l'idée que l'expérience subjective, immédiate se présente comme un chaos indifférencié que nous pouvons unifier et communiquer grâce à des fictions fondamentales : espace, temps et catégories mais il se distingue de Vaihinger dans la mesure où il n'affirme pas l'existence de ce chaos initial . C'est un simple postulat philosophique nécessaire afin de prendre en compte l'élaboration conceptuelle dans l'activité cognitive ; de plus, Carnap n'exclut pas la possibilité que la réalité elle-même présente des formes élémentaires d'organisation ce qui le rapproche d' E Mach. En se référant à Hume et à Vaihinger, Carnap attribue à la fiction de la causalité une origine anthropomorphique et psychologique . Cependant, là où Vaihinger se contente de les juxtaposer, Carnap met à jour leurs relations logiques : « la tridimensionnalité de l'espace (qui signifie la même chose que la quatrième dimension qu'est le cours des évènements du monde) et la déterminité ou causalité physique sont dans un rapport de dépendance logique les uns avec les autres. » Carnap distingue aussi les fictions des conventions, ce que ne fait pas Vaihinger. Mais il le rejoint sur la valeur pratique de certaines propositions métaphysiques, qui, d'un point de vue purement logique sont contestables, voire irrecevables, comme le principe d'induction. C'est le succès empirique du raisonnement inductif qui lui assure sa légitimité. Carnap se détache de la philosophie de Vaihinger en renouant avec le programme peircien de clarification des concepts.

Huxley, dans son article « Personality and the Discontinuity of the Mind », s'appuie sur Hume pour développer une critique du « moi » envisagé comme substance, il adopte avec enthousiasme la critique humienne des fictions secondaires (âme, moi, substance) dérivées des fictions primaires de l'invariabilité, de la continuité. Avec Brave New World, il quitte la critique des fictions métaphysiques pour, dans cette dystopie, aborder les fictions politiques à des fins de propagande et de conditionnement ; constatant, comme Vaihinger le fait, une aspiration humaine profonde à préférer les dogmes rassurants et sécurisants plutôt que les hypothèses (faillibles) et les fictions.

Dans le roman Eyeless in Gaza, paru en 36, il fait dire à l'un de ses personnages : « Je pense que tu devrais lire un ou deux des nouveaux kantiens. La philosophie du comme si de Vaihinger, par exemple et la Biologie théorique de von Uexküll. La critique des fictions s'accompagne maintenant de la valorisation de certaines fictions comprises comme des moyens d'organiser les informations acquises par les sens. Dans  Le Génie et la déesse, Huxley s'intéresse aux fictions utilisées par les historiens et biographes afin de donner une unité à une trame évènementielle discontinue : le Moyen-Age, les Lumières. Au début de son article « William Law », Huxley réaffirme la thèse de Vaihinger selon laquelle toutes les sciences mobilisent des fictions nécessaires à l'ordonnancement du réel et de sa compréhension. Lecteur de Vaihinger mais aussi de Bergson, Huxley constate les effets séparateurs du langage à des fins pratiques et soutient que, par la méditation, il y a une autre forme de conscience portant sur une autre forme de réalité. Le mysticisme (ou l'intuitionnisme) est discrédité par Vaihinger pour qui le seul accès possible au réel se fait par le langage.

Hans Kelsen consacre deux articles à Vaihinger, l'un de 1919, l'autre de 1964 ; le premier est essentiellement critique à l'égard des fictions juridiques, le second reconnaît que la norme fondamentale justifiant, légitimant le droit positif est une fiction. Comment expliquer ce revirement ? L'hypothèse prétend à l'objectivité, ce qui n'est pas le cas dans la fiction, c'est même exactement l'inverse, elle n'existe statutairement que par son refus patent de prétendre quoique ce soit à l'égard du réel ; deuxième caractéristique selon Vaihinger la fiction a un usage provisoire afin d'éviter toute erreur de raisonnement ou de calcul. Kelsen, parfaitement conscient de cet usage, le passe sous silence parce « la recherche de l'inconditionné conduit nécessairement à forger un monstre logique, celui d'une norme juridique qui se valide elle-même sans se fonder sur une norme supérieure .»

Le dernier auteur emblématique de la postérité du «  faire comme si » choisi par C Bouriau est A.Adler. Ces quatre choix ne sont pas anodins et montrent  le rayonnement de «  l'approche par le comme si » à la fois dans les sciences de la nature, de l'esprit, dans les sciences sociales, dans l'expérience mystique. Quatre parcours intellectuels qui rendent compte et répondent aux quatre interrogations initiales. Adler est un lecteur enthousiaste de Vaihinger, convaincu que les fictions sont indispensables à la structuration du monde. La distinction normal/pathologique repose sur la reconnaissance du caractère fictif de certaines de nos constructions. « Pour pouvoir agir et s'orienter, l'enfant se sert d'un schéma général qui correspond à la tendance de l'esprit humain à utiliser des fictions et des hypothèses, pour renfermer dans des cadres circonscrits et bien délimités tout ce qu'il y a au monde de chaotique, de fluide, d'insaisissable ». C'est devenu un poncif, une évidence que le petit de l'homme intégre ce monde progressivement grâce aux jeux ( psychomoteurs, de rôles, à règles) et C Bouriau choisit pour sa première de couverture : Jeux d'enfants, détail, par Pieter Bruegel. L' apprentissage de la réalité conduit l'enfant à faire l'expérience de la détresse, du sentiment d'infériorité . Pour compenser cette expérience, l'individu va élaborer la fiction d'une image idéalisée de soi qu'Adler nomme « but de supériorité ». L'entrée dans la pathologie consiste à transformer en dogme ce qui était reconnu comme fictif. L'originalité de la psychologie d'Adler est de reconnaître que tous les couples (masculin/féminin, sécurité/insécurité, infériorité/supériorité, ...) servant à élaborer des types ne sont que des fictions, que la normalité est elle-même une fiction qui ne vaut que pour mesurer l'écart et la seule objectivité est celle de l'écart, point de repère préparatoire et provisoire pour accueillir le cas clinique dans sa singularité, les couples permettant de mesurer les écarts ne doivent jamais devenir des dogmes.

Le quatrième et dernier chapitre est consacré à l'actualité de la « philosophie du comme si » dans les champs de l'esthétique, de la philosophie de la religion et dans la philosophie de la connaissance.

Dans cet ouvrage, C Bouriau, traducteur et lecteur attentif et scrupuleux d'une philosophie souvent citée mais peu lue rend justice à l'originalité de la réflexion de Vaihinger. La philosophie du « comme si » n'est pas une variante du pragmatisme mais bien un fictionalisme. La théorie des fictions met en abyme notre rapport impensé à un réel trop peu interrogé dans ses évidences telles, par exemple le couple substance-propriété. Bouriau mentionne les auteurs qui entretiennent une parenté, une proximité, notamment Bentham, mais aussi Hume, Locke, Nietzsche comme une invitation à pousser plus loin la réflexion et, peut-être à envisager de nouvelles pistes, je pense au Wittgenstein de De la certitude et à Nelson Goodman.

                                                                                                                                                                                                                                   Patrice Vanhamme