Présocratiques latins. Héraclite, traductions, introductions et commentaires par Carlos Lévy et Lucia Saudelli, Belles Lettres, 2014 lu par Karim Oukaci

Les études héraclitéennes brûlent souvent du feu de la polémique. Lebedev et Mouraviev en ont réchauffé il y a peu encore le rude hiver moscovite. Mais ce livre sur les testimonia latins de l'Éphésien devrait pouvoir se prévaloir d'un assentiment général. 

L'ouvrage s'inscrit dans le riche domaine des recherches actuelles sur l'édition des Présocratiques, de leurs fragments et des témoignages qui portent sur eux (Traditio praesocratica depuis 2009, Graham 2010, Laks-Most à paraître). Il bénéficie en particulier du mouvement initié en France par l'ANR que dirigèrent Laks et Lévy : « Présocratiques grecs, Présocratiques latins ». Il s'appuie en outre, puisqu'il s'agit d'Héraclite, sur l'extraordinaire entreprise critique de Mouraviev, Heraclitea, auquel hommage est ici rendu, son édition remplaçant comme référence celle, devenue classique, que Mondolfo avait donnée des testimonianze en 1972.

Disons d’emblée que l'intérêt est grand, tant l'étude est nouvelle : Mouraviev, qui édite tous les témoignages (en quatre volumes), ne les commente pas de façon suivie; et Mondolfo, qui le fit, se consacra aux auteurs grecs plus volontiers qu'aux latins. Ce mépris pour les sources latines reste, d'ailleurs, partout sensible : Graham, dans la section sur Héraclite, ne retient parmi de nombreux témoignages que deux auteurs de langue latine, Lucrèce et Macrobe.

L'introduction générale (p. IX-LVII) commence donc par une apologie de la philosophie romaine (p. IX-XV), où il est aisé de reconnaître si ce n'est la main, du moins la ferveur du spécialiste de Cicéron qu'est Carlos Lévy. Cette défense de la qualité de la réception romaine des spéculations grecques conduit à l'analyse rapide mais précautionneuse (p. XV-XXI) des doxographies péripatéticiennes, « aétiennes » et néo-académiciennes auxquelles auraient eu accès les différents auteurs concernés par le recueil. Vient ensuite (p. XXI-XXXIII) l'exposé de l’historiographie propre à ces littérateurs avec les exemples de Lucilius, Lucrèce, Cicéron et Sénèque, et avec l’examen de la notion de physicus et de son usage par eux. - La seconde partie de l’introduction rappelle (p. XXXIII-XXXVI) la place générale d’Héraclite dans la philosophie hellénique et hellénistique, notamment dans la pensée des Stoïciens, depuis Zénon et Cléanthe jusqu’à Marc Aurèle. Puis, il est question de la réception latine de cette figure (XXXVI-XLVIII) et de cette doctrine (XLVIII-LXXII), ainsi que de la stratégie souvent polémique qui la détermine selon que l'auteur se rattache à la tradition stoïcienne, épicurienne, encyclopédique, rhétorique, sceptique, platonicienne ou chrétienne.

Ce vaste choix de témoignages est regroupé par auteur. On décompte vingt-huit entrées, de Varron à Augustin, les principales étant Cicéron, Lucrèce, Sénèque, Apulée et Tertullien. Chaque chapitre est encadré d'un côté par une brève présentation de l’auteur, des œuvres citées, de l’édition critique retenue, et de l'autre par la bibliographie des ouvrages utilisés pour la rédaction des commentaires que présentent les minutieuses notes de bas de page. Les extraits se succèdent selon l’ordre chronologique que l’on peut connaître de la conception des œuvres dont ils proviennent ; le texte latin précède la traduction originale qui en est proposée. 

Les traductions sont limpides, les explications éclairantes, l’édition irréprochable. On pourrait évidemment, comme à chaque fois qu'il y a recueil d'extraits, trouver excessif leur découpage ou brutal leur démembrement ; et il est vrai que ce que subit Censorinus 18, 10 (p. 127) et Macrobe, somn. 1, 14, 19 (p. 164) est un peu déraisonnable. Le lecteur aurait, cependant, mauvaise grâce à faire reproche de ce qui est l'effet d'un souci de clarté qui lui est avant tout destiné. Parfois aussi manque la correspon- dance à Mouraviev, ou bien la précision sur la modification qui est opérée par rapport au texte que l'héraclitologue retient. Sans doute enfin faut-il lire p. 116 : « Tertullien, mart. 4, 5 » au lieu de « 4, 4 » ; p. 133 : « Arnobe, nat. 2, 9-10 » au lieu de « Arnobe, nat. 2, 9 » ; p. 148, n. 2 : « rupture » au lieu de « solution de continuité ». Peut-être faut-il comprendre p. 48, n. 12 : « stoïcienne » au lieu d'« épicurienne ».

Quoi qu'il en soit, Carlos Lévy et Lucia Saudelli offrent au public des curieux et des savants un instrument de travail d'autant plus utile qu'il est honnête. La conclusion (p. 177-179) revient, non sans humour et avec une sage prudence d'appréciation, sur la qualité historique et philosophique de l'Héraclite latin - valeur que semblait supposer l'introduction. À l'évidence, ces testimonia font surtout succéder lieux communs rhétoriques, stéréotypes diatribiques et platitudes on ne peut plus doxographiques : « ni très original, ni très profond », reconnaît la p. 179.

À tel point qu'on est prêt d'excuser notre Sidoine Apollinaire d'avoir oublié Héraclite parmi la foule de ceux qui peuplent le Temple des philosophes dans l’Épithalame de Polémius et d’Aranéola. Si c’est une erreur qui lui a coûté sa place dans cet excellent ouvrage, elle a ceci de significatif qu'elle exprime très bien que, pour les Latins, la référence aux Présocratiques, faute d'accès direct aux textes ou à leur sens, ne valait plus qu'à l'intérieur de ce que les auteurs nomment des « réseaux doxographiques » - dont ce premier livre entame l'étude. Héraclite, plaisante la conclusion, « tout triste et abscons qu'il est censé avoir été, ne figure que rarement seul dans nos textes ». On attend avec impatience que Pythagore, Parménide et Démocrite viennent lui tenir compagnie dans cette collection.

                                                                                                                                                                                 K. Oukaci.