Dominique Quessada, L’inséparé, Essai sur un monde sans Autre, P.U.F., lu par Agathe Arnold

Dominique Quessada, L’inséparé, Essai sur un monde sans Autre, P.U.F, « Perspectives critiques », 2013. 

L’ouvrage, sous-titré « Essai sur un monde sans Autre », se veut « le plan, le code et l’histoire » de notre monde actuel, qui, pour l’auteur, est celui de la sortie hors du régime métaphysique marqué par la séparation (séparation de l’homme et du monde, séparation de la vérité et du réel).

Il mène de front une généalogie du concept d’Autre et un exposé des modes d’existence du réel désormais « inséparé », sans bord et sans dehors. Le constat d’une telle globalisation s’imposant sans équivoque, l’auteur entend montrer l’origine et la fonction du concept d’Autre tout en en révélant l’obsolescence et la dimension mythologique. Le constat de l’« altéricide » et de l’inadéquation d’un cadre conceptuel inspiré d’une vision métaphysique, atomistique et essentialiste du monde pour penser notre époque conduit Dominique Quessada à élaborer les termes d’une « ontologie des relations », mieux à même de saisir le réel processuel toujours en cours. Cette conception holiste du réel, arrimée à celle d’une communauté de destin de ce monde globalisé conduit l’auteur à esquisser un questionnement quant au cadre juridique et moral qui pourrait convenir aux nouveaux usages générés par le plan d’immanence d’un réel relationnel dans lequel l’homme (désormais « hommeréel ») a perdu son statut de sujet et d’exception surplombante, pour n’être qu’un « pli » de l’Être décloisonné parmi d’autres combinatoires possibles, plus ou moins durables mais toujours mouvantes, distinguées seulement par leur intensité potentielle…

La première partie de l’essai consiste en une sorte de déconstruction du concept d’Autre : il n’est qu’un artefact logique, forgé par Platon, substantialisé par la tradition philosophique pour laquelle il joue le rôle d’aiguillon de la pensée de type métaphysique. Or c’est par la notion d’Autre, de séparation, que les mondes antique, classique et humaniste ont structuré non seulement la pensée, (et de manière privilégiée dans la dialectique), mais aussi le réel. En révélant le rôle d’écran qu’a constitué cette notion, Quessada entend montrer que le réel inséparé est en fait toujours déjà là, mais que les épistémè successives n’ont pu qu’en barrer l’accès.

« On ne saurait ôter le wagon de queue d’un train » : c’est le titre que Quessada donne à ce premier temps de l’ouvrage, pour signifier que la pensée de la séparation, en plaçant la vérité du côté de l’intériorité, du côté du caché, progresse de manière paradoxale, en repoussant toujours plus loin ce qu’elle cherche à dévoiler, jusqu’à ce que l’objet qu’elle poursuit lui échappe. Aussi le premier chapitre (« L’impossible excavation de la vérité ») dénonce-t-il les paradoxes qui traversent la tradition métaphysique par le biais de l’analyse des sortes d’idoles que sont les concepts cloisonnants d’ « intériorité», la « profondeur », et la « séparation » au travers desquels elle appréhendaient le réel. Ce qui s’est longtemps manifesté à nous comme l’évidence, l’objectivité, l’ordre des choses, n’est que le résultat de choix très anciens qui ont informé toute la pensée occidentale, y compris la critique de ce schéma d’appréhension du réel : depuis Parménide la philosophie a toujours fonctionné en divisant et l’Etre et le sujet lui-même,en pensant qui plus est leur relation comme un rapport en face-à-face. C’est à la disparition de cette séparation dans l’Etre, et de l’exception humaine –l’homme esprit face au monde matière - que nous assistons aujourd’hui.

Quels sont les facteurs de cette disparition ? Dominique Quessada évoque la conjonction de facteurs scientifiques (l’inséparabilité des particules dans la perspective de la mécanique quantique), économiques( la globalisation) et écologiques (invoquant ici « la création forcée de solidarités planétaires »).

Nous ne pouvons plus, dès lors, envisager le réel comme recelant un mystère enfoui, et le modèle de la vérité comme dévoilement doit lui aussi être abandonné. L’abandon de ce cadre de rationalité permettrait d’échapper au paradoxe sur lequel bute la recherche de la vérité comme recherche de l’essence des choses séparées, recherche qui repousse toujours dans un lieu plus éloigné ce qui, par définition ne peut plus être l’intériorité de la chose dès lors qu’elle est dévoilée.

 

Le deuxième chapitre (« Le devenir-plan du monde ») établit que si l’Autre est un concept issu d’une ontologie de l’en-soi, le fait contemporain de l’inséparation mène à l’idée d’un réel inséparé, dont la modalité est l’immanence radicale, « un plan de réalité et d’existence matériel, « aplati » parce que dé-transcendantalisé »(p.117). Dès lors que l’on envisage ainsi le réel, il n’y a plus de « dehors », il nous faut apprendre à nous passer d’horizon, et envisager le réel ainsi conçu comme une « positivité agissante », un plan de conjonction de flux, ou, dans des termes deleuziens, de « plis ». Bien qu’unique, ce plan se diversifie indéfiniment, et lorsqu’à travers le prisme des anciennes catégories l’on voyait et pensait de la distance entre les êtres, il faut « voir » que c’est précisément ce qui les relie. Quessada qualifie ici l’ontologie comme « une tectonique –une étude des déformations- du plan d’inséparation ». Dans ce plan, l’homme n’a pas de place privilégiée, il n’est qu’un niveau de complexité organisationnelle de la matière parmi d’autres. Radicalisant et infléchissant des concepts simondoniens, l’auteur contre la métaphysique de la substance par la notion de plan tissé par des « individuations » : le réel serait en cours, n’excédant pas les individuations qui se jouent dans la matière métastable, états de chose ou de pensée, êtres animés et objets inanimés. Dès lors, « la vérité ne peut qu’être hors de l’idée de lieu : dans le mouvement, le transitoire, dans l’idée du fondu ». Il semble que la philosophie, dans cette ontologie-là, ait pour tâche de décrire ces divers modes d’individuation, les différences de « fréquence » ou de « vibration »… Dans le droit fil de  l’affirmation récurrente et appuyée de l’absence de tout dehors du réel, la fin du chapitre annonce « le retour de la phusis » et la fin de la position centrale de l’homme. Là où Heidegger voit dans l’Arraisonnement le principe du « désolement » et de la perte du monde, Quessada voit un appel à « décoder les signes de la dé-narcissisation de l’être humain et de sa prise de mesure de l’équivalence de dignité ontologique entre lui et tous les objets de l’Être, sans exception ni exclusion » (p.166).

Toutefois, le régime de l’inséparation n’est pas pour autant envisagé ici comme une rupture volontaire avec une vision du monde portée par une croyance en la transcendance : il n’est que l’aboutissement de la logique de l’Autre qui porte en elle, comme son achèvement, sa propre critique et sa disparition, et ce dans tous les domaines de la culture : l’auteur évoque entre autres Bohr, Debussy, Einstein, Pollock…

 

Le troisième chapitre de cette première partie, « La fin de la théologie du réel », dénonce la séparation entre réel et réalité engendrée et maintenue pendant des siècles aussi bien par la philosophie de la substance que par la théologie ou la science. Cette distance a conduit à identifier le réel à une extériorité radicale, « objet d’une théologie », à l’impossible, « lieu du manque de la présence de l’Etre ». A l’ombre de cette conception du réel, l’auteur voit la croyance des hommes prisonniers du mythe de la métaphysique en une vérité ultime, en un principe fondateur qui livrerait la vérité de l’Etre. Or pour Dominique Quessada « l’Etre n’a que faire de l’idée de vrai » (p.181)

De la disparition de l’Autre, tant comme catégorie que comme réalité, à l’avènement d’un plan d’immanence relationnel, la conséquence est bonne, et à charge alors pour la philosophie d’en élaborer les nouvelles clés conceptuelles pour s’y orienter. C’est là ce qu’entend proposer la deuxième partie de l’essai.

 

La deuxième partie (« Paysage après la retombée de la poussière (Du mode d’existence des êtres an-altérisés) ») entend élaborer les termes d’une épistémè nouvelle qui convienne à l’ontologie relationnelle du monde sans Autre. Cette nouvelle épistémè évoque dans le premier chapitre « la fraternité des étants (et l’anarchisme ontologique qui s’ensuit )». Se légitimant par une référence aux découvertes de la science, le propos de ce chapitre est d’affirmer le fonds matériel de l’Être et par là « la communauté de matière partagée par tous les étants », la co-originarité de l’entité et de la relation, celles-ci éveillant « une fraternité (ou solidarité) ontologique », une « stricte équivalence de tous les étants », où le seul facteur de distinction sera « la hiérarchie des puissances d’agir établie par des différentiels d’intensité ».

Le deuxième chapitre évoque « le principe d’équivalence (et l’hybridation généralisée qui s’ensuit) » : l’équivalence de dignité ontologique peut également conduire à une mise en situation de concurrence généralisée de tout avec tout, que gèrent aussi bien le numérique que l’économie, en marchandisant tout et en rendant tous les éléments interchangeables.

Le troisième chapitre entend travailler la distinction entre l’inséparé et l’indifférencié. Reprenant l’analyse menée par Michel Serres du terme d’ « identité nationale », Dominique Quessada élargit cette critique en la raccrochant à l’ontologie relationnelle : nous n’avons pas d’identité au sens où celle-ci nous permet d’élargir le champ de nos appartenances (et, pourrait-on dire, d’augmenter nos capacités d’être affectés).

La fin de la deuxième et dernière partie appelle à l’élaboration d’une Déclaration des droits de l’homme sans Autre, qui devra envisager ce qu’est la responsabilité quand la notion de sujet et la figure même de l’homme ont été révoquées.

 

 

D’un point de vue philosophique, l’ouvrage peut séduire pour son entreprise de déconstruction à nouveaux frais de la pensée platonicienne et de son héritage comme facteurs d’aliénation. Il faut noter l’effort de l’auteur dans la langue et le style pour s’harmoniser avec son objet philosophique : le rejet de toute dialectique, de toute tradition argumentative et démonstrative s’exprime stylistiquement sous forme de variations dans les formulations pour évoquer un même thème, tout comme le réel serait lui-même création de nouveauté par infimes déplacements. La description du postmodernisme dans les différents domaines artistiques, économiques, sociaux est bien menée, les exemples choisis étant particulièrement évocateurs. Par ailleurs, des termes comme « altéricide », ou « hommeréel » témoignent d’une volonté affichée de création de concepts. On s’attend alors à ce que la généalogie de cette désappropriation se prolonge par une analyse des termes de la libération et de la réappropriation de nos existences. Mais l’héritage spinoziste dont semble se réclamer Quessada subit quelque infléchissement : ici, il s’agit de comprendre le réel comme un plan d’immanence seulement parce que cela permettrait « une conscience plus réaliste de ses modes d’être et de production ». De plus, Dominique Quessada  souligne de lui-même qu’un tel réalisme ne permet pas une plus grande liberté…On est dès lors tenté d’assimiler le « réalisme » du propos à une acceptation du fait, et ce d’autant plus qu’il peine à établir les moyens conceptuels mais aussi politiques et juridiques qui permettraient une orientation dans ce réel « aplati », sans bord et sans dehors. Dès lors les concepts créés par l’auteur demeurent plutôt les instruments langagiers d’une description du (prétendu) fait de la disparition de l’autre et de l’avènement d’un plan d’immanence plutôt qu’outils d’intelligibilité au service d’une démarche de questionnement et d’éclaircissement du sens du réel. On hésite alors sur le positionnement du propos : entend-il constater, déplorer, ou promouvoir « l’altéricide » qu’il évoque ? Si l’absence de perspective normative peut se justifier par la volonté de comprendre et non de juger, comment continuer de penser en refusant tout « dehors » pour interroger le réel ? S’interroger quant au sens du monde et de l’expérience humaine et l’appréhender comme recelant des possibles qui ne seraient pas que le résultat d’une recomposition, d’un re-pli, n’est-il pas un requisit de l’exercice philosophique ? Le propos a tendance à suivre une curieuse logique : dénoncer l’illégitimité de la référence au devoir-être en suggérant que les « faits » -le réel processuel conçu comme équivalence généralisée- constitueraient en eux-mêmes une autre forme de normativité… D’où l’impression que l’ouvrage se conclut en dépit de l’intention revendiquée sur des impasses pratiques (il suffirait d’attendre l’entrée en résonance créative avec les objets, les plantes, les idées…).

Agathe Arnold