Eric Zernik, Rousseau, l’expérience sociale, éd. SCEREN, Philosophie en cours, lu par Valérie Saint-Genis

Eric Zernik, Rousseau, l’expérience sociale, éd. SCEREN, Philosophie en cours.

Le projet de l’ouvrage de Zernik est de montrer que l’essence du social est une réalité morale, une expérience individuelle vécue et éprouvée de l’intérieur et non pas un ensemble de faits objectifs. Il entend mettre fin à quelques interprétations tenaces et erronées concernant la philosophie politique de Rousseau. En premier lieu, la nature n’est jamais défendue au dépends du social, et, d’autre part, jamais la société n’exige un renoncement à l’individualité, l’existence sociale étant conditionnée à l’existence individuelle.

L’ouvrage ne s’ouvre pas par hasard sur l’évocation d’une fête populaire à Saint-Gervais, extrait de la Lettre à d’Alembert, puisque l’auteur fait de la fête un paradigme de l’existence sociale dont le contrat social sera l’expression conceptuelle. La fête présente les caractéristiques même de la formation du corps social : sentiment moral et plaisir d’être ensemble, autosuffisance, causalité libre et immanente. La fête  est cette pure présence à soi, dans laquelle des individus constituent un peuple.

La démonstration se déroule en trois moments. Il justifie d’abord l’essence affective et morale de la sociabilité à partir du concept de vocation sociale à la frontière entre la nature et la culture. Il insiste ensuite sur l’autosuffisance et l’insularité du corps social qui s’institue comme une personne morale, archétype de l’individualité. Puis il montre les germes de corruption inscrits dans toute société qui institue des formes de représentation risquant de mettre à mal la présence à soi du corps social.

 

I. La vocation sociale

1. la nature asociale de l’homme

Il s’agit, dans un premier moment, de résoudre un apparent paradoxe : la nature et le social s’excluent et pourtant l’homme est naturellement destiné à la vie sociale. L’homme est naturellement asocial. La société est possible mais contingente. Le pur état de nature se définit par un équilibre entre les besoins physiologiques et le milieu qui n’est rompu qu’accidentellement entrainant une évolution de l’homme. La perfectibilité, capacité de se donner de nouvelles facultés, ne s’activent que si les circonstances l’exigent, l’homme doit se constituer librement et ce pouvoir est potentiellement porteur de corruption. Dans l’état de nature, l’homme se suffit à lui-même, il ne reconnait pas l’autre comme son alter ego. La pitié naturelle du second discours est une identification fusionnelle à l’autre. L’intersubjectivité ne se développe qu’avec l’imagination et la réflexion. La pitié sociale de l’Essai sur l’origine des langues requiert des capacités qui naissent avec l’éveil de la perfectibilité. Elle est identité sur fond de différence, conscience d’appartenir à l’humanité, identité de condition. La pitié et la perfectibilité sont des concepts frontaliers qui confirment l’irréductibilité de la nature et du social tout en ménageant la possibilité d’un passage entre les deux. Rousseau défend l’idée d’une société qui se détache de la nature tout en la prenant comme modèle.

2. La vocation sociale

Cette vocation correspond, à la fois à la destination que la nature nous assigne, et à la réponse à un appel. La vocation est naturelle mais sa réalisation est l’œuvre de la liberté. Cet appel, c'est-à-dire cette voix, provient de la présence divine en l’homme. L’amour de soi est la marque qui unit l’homme à Dieu. La création émane de l’amour de soi divin. La vocation sociale consiste à créer une justice et un ordre social humains qui conservent l’ordre et l’harmonie de la nature. La conscience est la voix de dieu, mais la voix de la société et du corps peuvent s’y opposer. L’amour de soi, l’autonomie et l’indépendance sont les conditions d’une sociabilité désintéressée, mais l’amour propre entraîne les abus de la socialisation.

 

II Individu et communauté

 

1. L’unité de la société

L’unité de la société est assurée par le contrat social qui réclame l’aliénation totale de chaque associé à la communauté. Dans ce pacte, les deux parties de l’accord ne peuvent coexister, la communauté une fois formée se réapproprie l’origine, elle est à elle-même sa propre cause. Le pacte est donc un fondement absolu, anhistorique à la manière du cogito cartésien. Ce qui crée l’unité du peuple, c’est le processus par lequel les participants se rassemblent. Le pacte est en acte, toujours en train de s’accomplir, il est pure présence à soi de la communauté en chacun de ses membres et de chacun de ses membres à toute la communauté. La société est une réalité spirituelle et la volonté générale n’existe que dans la volonté individuelle. L’Etat défendu par Rousseau n’est ni totalitaire, ni libéral.

2. Souveraineté du peuple et droits individuels

Le souverain est le droit, la loi. La justice découle de la préservation du corps social qui implique l’indépendance et l’insularité de la cité. La souveraineté se limite à la puissance législative. Cette autolimitation libère la sphère de la volonté individuelle. L’individu subsiste dans le citoyen, le « je » se dilate au « nous » à l’instant où il s’éprouve dans la vie communautaire. La volonté générale constitue le sens et la vérité de la volonté individuelle. L’opposition du privé et du public n’a plus de sens, l’espace public se tisse dans l’intimité de la conscience de chacun, la liberté individuelle en est la condition. La communauté est d’abord un élan du cœur.

 

III. La société : Entre présence et représentation

La souveraineté ne peut être représentée. Les maux de la société viennent de la représentation comme le montrent l’exemple des députés ou de l’argent.

1. Le secret de la loi

Le paradigme de l’écriture des Confessions fournit la clé de la loi dans son rapport au particulier, au moment où, en secret, chacun participe à l’expression de la volonté générale. Le pacte est toujours en train de s’accomplir, donc  la coïncidence entre la volonté particulière et la volonté générale peut être différée. Il existe alors un décalage entre ce que croit vouloir l’individu et ce que veut le citoyen qui rend nécessaire l’écriture de la loi, son institutionnalisation. L’Etat n’est plus la présence à soi de la communauté mais la représentation du politique.

2. Le double usage de la représentation

Les premières communautés, sur le modèle de la fête, sont des sociétés sans Etat. L’Etat supplée à la cohésion spontanée en cas de difficultés.

La représentation est d’abord le signe, le substitut de la présence à soi. Elle se donne aussi comme connaissance objective. Si la volonté générale est toujours droite, son objectivation, la connaissance de ce que l’on veut est susceptible d’erreurs. Elle se traduit enfin comme image. L’image donne corps à l’abstraction. Rousseau choisit l’image fidèle contre l’image trompeuse, l’être contre l’apparence, l’orateur contre le comédien et la fête contre le théâtre.  Les langues chaudes du partage, les idées authentiques et la fête sont les justes représentations de la vie du peuple, mais la représentation peut être source de tromperies et d’erreurs, d’injustice et d’inégalités.

3. L’homme et la femme : la loi princeps

Les mœurs constituent une loi particulière qui repose sur l’amour qui soude présence et représentation, nature et culture. C’est la femme qui règle le rapport entre désir et représentation et qui fait entrer l’homme dans la cité grâce au sentiment. La pudeur contient les désirs illimités dans l’état de nature et produit la moralité dans la société. Elle rend la loi aimable aux yeux des hommes. La pudeur impose aux femmes le retrait hors de la place publique, elles ne règnent que dans l’ombre des foyers. Avec la pitié, l’amour constitue l’affection sociale primitive. Le couple représente l’harmonie où chaque individu est à la fois maître et sujet. Le livre se conclut sur l’épisode final de la fête évoquée en préambule : les femmes pudiques ramènent leur mari dans le foyer pour partager leur plaisir dans l’intimité.

 

L’ouvrage d’Eric Zernik tient ses promesses. L’auteur propose une lecture à la fois complexe et pédagogique qui échappe aux simplifications abusives et erronées des textes rousseauistes, qui ont jalonné les deux derniers siècles. Appliquant les méthodes qu’il identifie dans ce corpus, il explique Rousseau par Rousseau, il lui donne la parole, il lui prête sa voix le plus fidèlement possible pour que la voix authentique de Rousseau puisse à nouveau se faire entendre. Il enracine la politique dans la métaphysique en comprenant le pacte social comme le fondement absolu de la cohésion sociale. Il montre l’originalité de Rousseau par rapport à ses prédécesseurs : Hobbes et Locke. Le rôle particulier de la fête rappelle les grandes fêtes médiévales perpétuées à notre époque quand les clés de la ville sont données au peuple dont les membres éprouvent conjointement leur liberté individuelle et leur appartenance à la communauté, faisant ainsi l’expérience concrète et affective du social. Les grandes manifestations contemporaines sportives, artistiques et politiques participent de ce plaisir du vivre ensemble, cause et conséquence du lien social. Elles rappellent à l’homme le contrat social originaire.

Valérie Saint-Genis