Penser au cinéma, textes réunis et présentés par Marc Goldschmit et Eric Marty, Paris, Hermann, 2015 Lu par Julien Meresse

Chers lecteurs, chères lectrices, 

 

Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions. 

Recensions d'esthétique 

Recensions de philosophie politique

Recensions de philosophie antique

Recensions de philosophie morale

Recensions d'épistémologie

Penser au cinéma, textes réunis et présentés par Marc Goldschmit et Eric Marty, Paris, Hermann, 2015 Lu par Julien Meresse

 L’ouvrage Penser au cinéma vise à placer le cinéma au cœur de la réflexion philosophique. Le cinéma est prédominant dans notre rapport au réel. Nos vies, nos désirs et nos pensées sont hantés par des images cinématographiques. Le cinéma en sait plus sur nous et sur notre époque que nous-mêmes. Il est un puissant révélateur. Marc Goldschmit et Eric Marty réunissent dans l’ouvrage des interventions qui explorent le mouvement de la pensée dans le cinéma. Cette approche réflexive ou réfléchissante devient alors un moteur pour la pensée

 

 

 

 


 

 

 

 

La première partie de l’ouvrage traite de la justice au cinéma. Cette partie se compose d’abord d’une intervention de Michel Deguy consacrée au cinéaste Sydney Lumet et en particulier au film Find me guilty (2006). Ce film exhibe l’impossibilité de rendre la justice. L’analyse de la scène d’acquittement du criminel par le peuple ouvre à une réflexion sur la solitude du juge et sur la défaite du rendu de la justice. Le cinéma filme l’injustice au cœur de la vie et peut engendrer une « image infectée » pour reprendre le titre de l’intervention de Laura Odello. Celle-ci utilise des scènes de films d’horreur dont le cadre est le milieu hospitalier. À partir d’une relecture de la clinique foucaldienne, Laura Odello analyse la série de Lars Von Trier intitulée Riget. Quand le cinéma filme l’infection (ou bien la mort vue comme la possibilité de l’analyse de la maladie), l’œil du spectateur est lui-même infecté.

La deuxième partie de l’ouvrage reprend, par revers, le thème du regard. Le cinéma nous regarde puisqu’il peut être pensé comme une réécriture du monde. L’intervention de Peter Szendy va dans ce sens via un rapprochement entre Nietzsche et Kubrick. L’analyse du monolithe noir de 2001, Odyssée de l’espace est au cœur d’une vision du cinéma comme cosmographe. Au cinéma, comme dans le monde, « ça tourne ». Or, puisque la justice n’est pas de ce monde (en écho à l’intervention de Michel Deguy, ce qui va dans le sens d’une continuité intéressante de l’ouvrage), Jean Maurel démontre, dans son intervention que l’œil du cinéma est un œil exorbité. À partir des versions anglo-saxonnes de Notre-Dame de Paris, Jean Maurel, en convoquant les concepts de Roland Barthes, parvient à démontrer que le cinéma est l’ouverture vers la vie et vers la survie.

La troisième partie de l’ouvrage se confronte à l’événement sans réponse qu’est la Shoah. Trois interventions sous trois angles bien différents affrontent cet événement qui déborde le cadre de la pensée. L’article d’Eric Marty réfléchit sur l’absence d’images de la Shoah dans le film de Lanzmann. L’absence d’images de l’événement touche au statut même de l’événement à savoir l’extermination des juifs. L’événement Shoah dure encore aujourd’hui. Eric Marty, par une analyse de l’ « événement » (différent par nature du « fait ») montre l’essence persistante de l’événement. Shoah est un film de mémoire, en ce sens précis. La hantise de l’événement prend également la forme d’archives de procès. Ainsi Léa Veinstein produit-elle une étude du procès Eichmann. L’auteur nous confronte à l’impossibilité de penser cette figure. Ce point-limite se cristallise dans un dialogue avec Hannah Arendt. Léa Veinstein explore l’idée selon laquelle le fonctionnaire nazi Eichmann veut paraître banal. Cela force à concevoir la position d’Eichmann sous la forme stratégique. L’évocation d’une question posée en allemand (sur Kant) au criminel est alors l’occasion d’une réflexion sur la monstruosité. Celle-ci réside dans le fait de superposer plusieurs « Je », d’alterner dans un même discours différents cadres et différents sujets en feignant de croire que cela ne pose aucun problème logique ou ontologique. La réflexion sur l’identité est poursuivie par Marc Goldschmit à partir d’une œuvre de fiction : Monsieur Klein. Ce film de Losey est alors vu comme une méditation sur le nom et sur l’être du nom juif. Dans l’indifférence inhumaine, Monsieur Klein partage le destin de la destruction industrielle des juifs. Les juifs de la Shoah, dépossédés de tout, n’ont plus que leur nom.

Penser au cinéma s’achève par une réflexion sur la propre pensée cinématographique. Le cinéma se réfléchit, dans tous les sens de l’expression. La dernière partie s’intitule, dans cette optique, « Le cinéma en miroir ». Mireille Calle-Gruber analyse le cinéma de Marguerite Duras. Ce dernier est un cinéma réfléchissant sur le cinéma. Le dédoublement filmique, via un lien cinématographico-conceptuel entre India Song et Son nom de Venise dans Calcutta désert permet une approche de la pensée cinématographique de Duras. Jean-Luc Nancy, dans la même veine de mise en abîme, analyse la règle du jeu dans La règle du jeu de Renoir. L’auteur parvient à donner une interprétation originale à ce film pourtant très commenté : ce film dit la vérité sur la vérité. En articulant l’amour, la mort et la vie, Jean-Luc Nancy montre que le film de Renoir est un film qui donne à penser l’essentiel. Par exemple, par une brillante interprétation de la scène du limonaire, on retiendra que la vérité est à elle-même sa propre manifestation. Par une analyse de l’apparaître et de l’apparence, Jean-Luc Nancy dénoue les rapports de l’être et de l’illusion, de l’essence et du phénomène. La continuité de l’ouvrage est remarquable, une fois encore, puisque l’intervention de Jean-Luc Nancy est suivie d’une intervention sur Jean-Luc Nancy. Le cinéma est alors décrit comme « le désir de penser avec les images ». Cela excède la matérialité filmique et conduit à penser le cinéma comme un art cosmique, un foyer d’interprétations et de significations. Ce foyer trouve une expression dans le cinéma de Jean-Luc Godard. C’est pourquoi Suzanne Liandrat-Guigues interroge le statut de la citation dans Histoire(s) du cinéma, de Godard. La citation godardienne n’est pas instrumentale. Elle est un foyer de pensées. À travers plusieurs exemples, la citation est analysée comme un « matériau » qui vise à être absorbé, à être pensé, repensé, et, in fine, replacé dans d’autres réalités et dans d’autres conceptualités. 

L’intérêt de Penser au cinéma est multiple et se saisit dans la richesse inhérente de son titre. En un sens, nous faisons bien de penser au cinéma, c’est-à-dire de nous en souvenir comme d’un lieu propice à la pensée et à la réflexion. En un autre sens, le cinéma est un lieu de pensée. Dans cette optique, les interventions qui attirent l’attention sur l’aspect réfléchissant du septième art sont particulièrement intéressantes. De plus, l’ouvrage a le mérite de retourner l’acception courante de notre rapport au cinéma. Nous regardons, certes, le cinéma. Mais l’inversion de ce rapport est conceptuellement pertinent : le cinéma nous regarde puisqu’il est une écriture de notre monde. Les textes réunis dans l’ouvrage montrent bien, dans leur diversité, que le cinéma est un œil qui nous regarde. Les interventions consacrées à la Shoah ouvrent des perspectives sur cet événement qui dépasse la conceptualité, mais qui nous interroge encore et toujours. Enfin, l’ouvrage donne envie de voir ou de revoir des chefs d’œuvre, pris dans une diversité vertigineuse : Lumet, Kubrick, Losey, Duras… Penser au cinéma revient alors à considérer que les images cinématographiques donnent à penser, sont des pensées et pensent en elles-mêmes.

                                                                                                                                                         Lu par Julien Meresse