Philippe Raynaud, La politesse des Lumières. Les lois, les mœurs, les manières,lu par Jean-Baptiste Bertin

Philippe Raynaud, La politesse des Lumières. Les lois, les mœurs, les manières, Paris, Gallimard, coll. L'Esprit de la cité, oct. 2013, lu par Jean-Baptiste Bertin.

Paru fin 2013, l’ouvrage de Philippe Raynaud est une précieuse et subtile relecture du Siècle des Lumières à travers le prisme de la question de la politesse.

Apparemment futile et secondaire, elle était pourtant centrale dans les discussions de la « République des lettres » européenne du 18ème, au carrefour des problématiques du progrès des mœurs, de la valeur morale de la nature humaine et celle des différents régimes politiques (la monarchie « républicaine » anglaise contre la monarchie absolue française, entre autres). La question de la politesse nous permet de saisir ce que l’« esprit » du 18ème a de spécifique ; et Les Lumières ont renouvelé en profondeur le débat sur la valeur des manières. Philippe Raynaud inscrit sa démarche dans les débats contemporains autour de l’importance de la politesse et la civilité. Pour les uns, dont il fait partie, ces normes sociales extra-juridiques, définissent des conditions indispensables de toute société possible. Pour d’autres, elles ont une dimension antidémocratique de par leur origine aristocratique. A travers la politesse des Lumières, Philippe Raynaud interroge le rapport ambigu que les temps modernes entretiennent avec leur passé, avec leurs origines prémodernes, et entend renouer avec l’anthropologie optimiste du 18ème siècle et avec l’importance sociale, politique et morale qu’il accordait à la politesse des mœurs.

Le Siècle des Lumières n’invente pas la politesse, mais en renouvelle la pensée. A l’instar du progrès des arts et des lettres, L’adoucissement des mœurs, voire leur raffinement, est l’un des éléments essentiels de l’idée de civilisation, telle que se la représentent les lettrés, dès la Renaissance. L’idée naît en Italie puis gagne l’Europe. Les pages de Montaigne sur ses avantages et ses excès (« J’ai vû souvent des hommes incivils par trop de civilité, & importuns de courtoisie »), le succès européen du livre de Gracian sur les vertus de L’homme de cour, ou les analyses de Norbert Elias sur la relation entre la construction de l’Etat moderne et l’adoucissement des mœurs (La Civilisation des mœurs et La Dynamique de l’Occident), le montrent amplement. Mais jusqu’au 17ème siècle, la politesse, la civilité, cet « empressement de porter du respect & des égards aux autres » (Jaucourt, article « Civilité, politesse, affabilité » de l’Encyclopédie) qui « fait paraître l’homme au dehors comme il devrait être intérieurement », selon La Bruyère, pour citer deux auteurs du 18ème, sont considérés avec méfiance. Philippe Raynaud fait du janséniste Pierre Nicole le témoin de cette défiance du Grand siècle : la civilité n’est pas une vertu morale, elle n’est qu’un moyen détourné de satisfaire ses intérêts et de se faire aimer ; elle n’est qu’une ruse de l’amour-propre. Toutefois, si ses motivations ne sont pas morales, la politesse a des effets politiques positifs. Elle conduit les hommes à se comporter comme s’ils avaient pour but le bien d’autrui ou de tous, elle masque l’agressivité inhérente à l’amour-propre et pacifie les relations sociales. Elle est alors l’effet d’un « amour-propre éclairé ». Sur fond d’anthropologie chrétienne pessimiste, même si elle en mime les effets, dans son principe la politesse reste opposée à la charité.

Avec le 18ème siècle, rien ne change mais tout change. La politesse continue d’être perçue comme un prolongement de la nature humaine qui permet d’en corriger certains défauts. Mais l’intransigeance religieuse est combattue, les hommes du 18ème n’y voient plus que fanatisme et intolérance. Mais le Salut n’est plus seulement hors du monde, celui-ci n’est plus une vallée de larmes, les hommes peuvent et ont le droit d’y chercher leur bonheur. Mais l’égoïsme et l’amour-propre ne sont plus les seuls moteurs de la constitution de l’ordre politique (ce qu’ils étaient chez Hobbes, par exemple) : il existe une sociabilité et une sympathie naturelles pour autrui. Mais c’est tout le rapport à la nature – humaine avant tout, qui a changé. Dans ce contexte, la civilité et la politesse peuvent prendre une valeur morale. Par exemple chez Shaftesbury, philosophe écossais critique des morales de l’intérêt, pour qui la civilité et la politesse sont des tendances naturelles et non des contraintes. Au lieu de nous enfermer dans notre égoïsme, elles favorisent une vie plus ouverte sur autrui, plus riche. Elles sont « des médiations entre l’intérêt personnel et celui d’un Tout […] cosmopolitique » (Raynaud).

Le 18ème ne s’abandonne pas pour autant totalement à la glorification des manières ; ce que montre bien le fait que la civilité et la politesse prennent des valeurs opposées. Elles n’ont d’abord pas la même signification sociologique. La politesse est l’apanage de la noblesse tandis que la civilité peut concerner tous les ordres. Cette dernière est moralement bonne, tant dans ses causes (sociabilité, sympathie) que dans ses effets (pacification, ouverture). La politesse a bien des effets sociaux positifs, mais peut, surtout lorsqu’elle est (trop) raffinée, n’être que le masque d’une grande dureté de cœur : « La cour est comme un édifice bâti de marbre, je veux dire qu’elle est composée d’hommes fort durs, mais fort polis » (La Bruyère). Pire, pour certains (Rousseau avant tout) elle s’oppose à la vertu. Moralement, son hypocrisie interdit la sincérité et donc une réelle ouverture. Politiquement elle est l’un des instruments de la domination politique et sociale de l’aristocratie « dont elle sublime les privilèges par le culte des belles manières » (Raynaud).

La politesse des Lumières se situe donc bien entre rupture (optimisme anthropologique, revendication d’égalité, valeur de la sincérité) et continuité (ambiguïté face à sa moralité). Pour Philippe Raynaud, la redéfinition des enjeux et les déplacements des lignes d’accords et de désaccords sur cette question de la politesse, servent de point de focale pour enrichir notre lecture des débats moraux et politiques du 18ème, de Voltaire à Kant, en passant par Montesquieu, Hume et Rousseau, et nous aider à replacer dans leur contexte les « découvertes » par Tocqueville et Stendhal de l’éthos démocratique américain.

La question de la politesse est par exemple au cœur des interrogations sur les mérites relatifs de la « quasi-république » anglaise versus la monarchie française, absolue mais « civilisée » (Hume) ; elle se situe au carrefour de la question de la liberté politique et du progrès de la civilisation. Voltaire fait l’éloge des libertés anglaises, mais les fait naître de l’alliance de la couronne avec les communes contre le pouvoir des nobles (thèse royale) et du développement du commerce, plutôt que de la limitation du pouvoir royal par les libertés aristocratiques, qui se seraient ensuite étendues (thèse aristocratique). Surtout, il accorde une valeur civilisatrice à la monarchie absolue française, à Louis XIV avant tout : « un roi absolu qui veut le bien vient à bout de tout sans peine ». Non seulement le Roi soleil œuvre pour le bien de son royaume et protège le peuple contre la noblesse et l’Eglise, mais il favorise un progrès des beaux-arts et de la politesse à la cour qui irrigue toute la société, et même au-delà de la France, ce qui favorise le développement de la civilisation. Ce progrès est indissociable de la montée en puissance d’un Etat absolu. Ici Voltaire est en accord avec Hume, qui voit dans le raffinement des mœurs française une manière de compenser les supériorités sociales et naturelles et dans la monarchie française une source de progrès des arts et des mœurs.

Montesquieu, ennemi résolu de l’absolutisme, s’oppose à eux et inverse causes et effets : ce sont l’honneur et le raffinement des mœurs de la noblesse qui, limitant l’absolutisme de la monarchie, permettent à celle-ci d’être civilisée. Dans Les Lettres persanes, la politesse française a même la vertu de tempérer la domination. Domination qui est d’autant plus efficace qu’elle a pour ressorts le désir de gloire et l’opinion plutôt que la seule force. Mais si le portrait du régime français en ressort plus nuancé qu’attendu, c’est bien l’Angleterre, où virilité et liberté vont de pair, qui a les faveurs de Montesquieu : « Les Anglais sont occupés : ils n’ont pas le temps d’être polis ». L’Angleterre incarne à la perfection la « liberté des modernes », chère à Constant, où le commerce a remplacé la guerre comme source de la puissance nationale et l’intérêt l’honneur comme source des actions individuelles. La politesse reste la marque d’un régime de la faveur, contraire à celui de la liberté. Mais la liberté anglaise peut verser en une certaine dureté de cœur, toute orientée qu’elle est vers la satisfaction de l’intérêt égoïste.

Ces débats posent également la question de la place et du rôle des femmes dans la société. Le raffinement français favorise une société mixte : la politesse se transforme en galanterie (« produit naturel des cours et des monarchies », selon Hume), l’art de la conversation et l’art de plaire (le « badinage »), l’agrément, deviennent des compétences sociales valorisées. Maîtresses de l’opinion, sur laquelle le roi n’a pas de prise, les femmes de la bonne société sont un rouage essentiel de ce contre-pouvoir des manières, qui modère la domination politique. A contrario, selon Montesquieu et Hume, brutalité des hommes vis-à-vis des femmes et absence de liberté politique et civile vont de pair ; dans la Russie tsariste comme dans le Perse des Lettres persanes. La liberté anglaise se paye, elle, d’une certaine rudesse des rapports hommes-femmes.

La question de la valeur morale de la politesse est enfin reliée celle de la valeur de la civilisation et à celle de l’avènement de la démocratie, au sens tocquevilien de l’égalité des conditions. Faut-il préférer la sincérité à la politesse ? Du point de vue des effets, cette dernière est-elle neutre ou bien a-t-elle des effets délétères (hypocrisie, flatter les vices d’autrui…) ? Montesquieu, dans un essai de jeunesse, l’Eloge de la sincérité, écrit que non seulement la sincérité satisfait la conscience, mais que si elle se diffusait, elle rendrait le vice honteux et favoriserait la liberté politique. La politesse au contraire flatte l’amour-propre et fait aimer la domination. C’est bien sûr Rousseau qui sera le plus grand critique des manières française et de la civilisation en général. Les manières sont ennemies de la moralité et de la sincérité, leur raffinement va avec le progrès du luxe et des beaux-arts : elles sont symptômes, symboles et instruments d’une inégalité sociale où l’abaissement moral et la corruption politique trouvent leurs racines. L’égalité démocratique irait nécessairement avec la sincérité, une plus grande simplicité des mœurs, le retour à la vertu antique, le refus du luxe et la fin de la galanterie. C’est la question centrale que pose Philippe Raynaud : l’égalité démocratique doit-elle nécessairement tourner le dos aux manières et raffinements de la société des Lumières, ou bien peut-elle y trouver des ressources ?

                                                                                               Jean-Baptiste Bertin.