Olivier Dubouclez, Descartes et la voie de l’analyse, PUF 2013, lu par François Collet

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Olivier Dubouclez, Descartes et la voie de l’analyse, P.U.F., collection Epiméthée, janvier 2013 (395 pages).

Cet ouvrage est un travail d’Olivier Dubouclez (issu de la thèse qu’il a soutenue en 2008), où la rigueur de la démarche historique le dispute au merveilleux du voyage qu’il nous propose. Disons-le d’entrée : il n’est nullement question de philosophie analytique dans cet ouvrage, ni d’une interprétation analytique (disons logico-linguistique) de l’œuvre de Descartes.

  1. Présentation :

L’auteur parcourt toute la tradition, d’Aristote à Descartes (mais aussi à Leibniz et Kant) pour montrer l’émergence progressive de l’analyse comme voie de l’inventivité intellectuelle, prenant son essor là où s’arrête la déduction logique. La définition ordinaire de l’analyse comme décomposition du complexe n’est pas invalidée, mais elle n’est que nominale. Malgré la diversité des acceptions possibles de cette notion, on parvient dans l’ouvrage à une définition réelle des opérations de l’analyse comme pouvoir de créativité intellectuelle, aussi bien en géométrie qu’en métaphysique.

2. Sommaire :

L’ouvrage est composé de quatre parties, suivant un ordre chronologique.

Première partie : examen de la preuve analytique dans la philosophie antique.

Deuxième partie : constitution d’un physique rigoureuse par l’analyse des effets (Moyen Age et Renaissance)

Troisième partie : Renouveau de l’analyse algébrique et sa reconfiguration cartésienne.

Quatrième partie : l’analyse de soi ou la voie de la philosophie première.

3. Lecture partie par partie :

I – Dans un premier temps, l’auteur situe l’analyse dans la pensée antique, comme mode de preuve s’appuyant sur des figures logiques et la réduction des problèmes à ces figures (celles du syllogisme, chez Aristote), ou bien sur la construction analytique de la délibération, procédant de la fin visée et régressant vers les moyens nécessaires à son accomplissement, aussi bien dans le domaine théorique que dans le domaine pratique (Galien). Il y a continuité entre la construction des problèmes en géométrie et l’élaboration de la délibération éthique, développée comme paradigme de l’art médical par Galien.

Mais il y a aussi continuité entre cette pensée au fond pragmatique de l’analyse et les développements néoplatoniciens jusqu’à Proclus. La faiblesse de l’analyse, remontant vers les principes mais inférieure sur le plan épistémique à l’apodeixis aristotélicienne, devient sa force. Le néoplatonisme fait l’apologie d’une pensée de la médiation, par la critique de l’accès immédiat aux principes. L’analyse investit alors la théologie car elle propose, avec les figures de l’élévation et de la régression, un chemin qui ne ressortit ni à la raison purement intuitive, ni à l’induction, qui lui ressemble, mais va du sensible au sensible. Proclus en établira aussi bien la dignité en mathématiques, là où elle se distingue et de la synthèse (en participant par la figuration à la saisie des objets mathématiques) et de la démonstration (en produisant un discours déductif). L’analyse endosse une fonction de renvoi (de l’étant à son origine anhypothétique/de l’objet mathématique à l’Idée dont il est la projection).

II – La deuxième partie examine la physique, depuis Aristote jusqu’à la Renaissance, en passant par Avicenne et Averroès. La science de la nature a aussi développé une démarche régressive et inductive, celle de la démonstration par les effets qui revient à faire l’analyse des effets physiques comme renvoyant à une cause invisible comme telle mais concevable. Toutefois, il aura fallu pour valider cette démarche introduire la notion même d’effet. Chez Aristote, il n’y a pas, à proprement parler d’effet : ce qui suit la cause est observable, c’est un effet « pour nous », mais non pas l’indice d’une cause objective. Pour qu’il y ait un effet, il faudrait que celui-ci soit séparé de sa cause, tandis que chez Aristote, l’effet est comme inhérent à la cause. Il faut donc introduire l’analyse des causes à partir des effets comme une pratique personnelle, à valeur heuristique seulement. On le voit chez les commentateurs d’Aristote, aussi bien les grecs du VIème siècle (Simplicius et Philopon) que ceux du monde Arabe et persan du Moyen-âge (Avicenne et Averroès). Se développe alors progressivement une véritable « science des effets », thématisée comme telle, qui ouvre une recherche de la signification du sensible. Ce parcours se termine avec les aristotéliciens italiens de la fin du Moyen-âge, à Padoue, là où est parachevée l’identification de l’analyse à la démonstration a posteriori. On ne limite pas cette démarche à sa valeur heuristique, mais on la considère aussi comme pourvoyeuse d’un savoir exact, permettant de chercher les principes de la connaissance. Renversement d’Aristote : les principes ne sont plus alors la cause de la connaissance, mais sa condition et sa raison d’être. « L’ordre analytique de la réflexion est substitué à l’ordre génétique de l’apodeixis. (…) Penser, c’est vraiment commencer par la fin. » (p.158). C’est le sujet connaissant qui établit l’ordre de la connaissance du réel – la nature n’étant pas connaissable selon l’ordre qui lui est inhérent.

III – La troisième partie est consacrée à la fortune de la notion d’analyse dans les mathématiques de la Renaissance, et singulièrement en géométrie.

On revient donc au sens mathématique de l’analyse, qui consiste en une resolutio ou inversa solutio : on se donne une solution et on procède à l’analyse de cette solution de manière à trouver ce qui la relie aux données du problème qu’il s’agit de résoudre, ou à l’énoncé du théorème qu’il s’agit de démontrer. On suppose l’inconnu connu et on rejoint les données du problème par analyse de la solution supposée.

Première référence ici : Ramus (Pierre de la Ramée, milieu XVIème siècle) qui confère un rôle positif à l’analyse, en tant qu’activité du jugement par laquelle on décompose un raisonnement ou même une œuvre. En ce sens, c’est l’opération par laquelle on découvre non pas seulement un résultat, mais les voies de la découverte elle-même, que l’on parcourt par soi-même.

A ce stade, l’analyse reste cependant un procédé régressif, qui ne peut prétendre à la certitude, ne pouvant suivre l’ordre même de la nature. L’interdit aristotélicien joue encore pleinement. Ramus ouvre cependant une voie, en limitant toutefois l’usage de l’analyse à un type d’objet mathématique, le quadrilatère (calcul de l’aire des carrés et des cubes). Il ouvre une voie au sens où la démonstration mathématique n’est alors plus seulement un procédé logique de déduction à partir de propositions (relatives à des carrés et à des rectangles), mais une manière de développer une proposition initiale (qui concentre de façon synthétique les rapports entre ces carrés et rectangles) selon un système d’équivalence.

Viète est celui qui, à la fin du XVIème siècle, développe l’analyse en algèbre, lui conférant une généralité qu’elle n’avait pas chez Ramus : il est le père de l’analyse mathématique « moderne », au sens d’une théorie des équations reposant sur la théorie des nombres-rapports. L’intuition va se trouver soulagée par le remplacement des nombres par des lettres, et l’analyse est conçue comme une véritable méthode inventive de résolution des problèmes. Analyser, c’est reformuler un problème de telle sorte que la difficulté (l’inconnu) soit intégrée dans un ensemble où elle prend sens relativement aux données déjà connues. Exprimer l’inconnu sous forme de symbole (a, b,x, y, …) en algèbre rend possible la même construction intellectuelle que la figuration de ce que l’on recherche en géométrie, en intégrant un maximum d’éléments signifiants.

Descartes va reconfigurer l’analyse algébrique pour en faire un art de la résolution des problèmes. L’auteur se réfère d’abord aux Regulae, puis au Discours de la méthode.

La mathesis universalis évoquée dans la Règle IV implique l’analyse, inséparable d’une mise en ordre relevant de l’autonomie du sujet connaissant. Le bon sens (la mens comme faculté universelle de penser) doit ici être porté par la force de l’esprit, l’ingenium qui comprend tout en inventant la voie de la compréhension. L’esprit comme vitalité porte et emporte l’esprit comme faculté logique – insuffisante pour la découverte- et O. Dubouclez remarque la récurrence des métaphores vitalistes ou naturalistes chez Descartes.

La réduction du complexe au simple est complétée par un procédé de déduction indirecte, car elle permet aussi de déterminer ce qui est en rapport avec les éléments simples sans être immédiatement compris. Si son rapport peut être établi avec le simple, tout élément inconnu et obscur peut être progressivement élucidé. Il faut alors traduire ces rapports en termes de grandeurs et de figures (réduction à des proportions, puis réduction à des figures). En égalisant le connu et l’inconnu, on produit méthodiquement une expression caractéristique du problème considéré. L’analyse est donc un instrument opératoire, d’une part, mais aussi un geste herméneutique propre à débarrasser l’énoncé du problème de son équivocité, grâce à une production de l’imagination (la construction des figures). Descartes introduit donc une dimension géométrique au cœur de la démarche analytique : l’esprit (ingenium) associe intellection et vision des figures représentant des rapports exacts.

Avec le Discours de la méthode et l’essai de géométrie, Descartes semble conserver l’idée de la division des difficultés (Règle II), mais pas le projet d’une analyse universelle issu des Regulae. Restent alors les « longues chaines de raison, toutes simples et faciles (…) ». Le modèle sériel s’accompagne d’une théorie des rapports et des proportions qui nécessite un aller-retour permanent entre particulier et général. Là vont être en partie réhabilitées « l’analyse des anciens et l’algèbre des modernes». L’algèbre soulage l’esprit en exploitant la fonction représentative de l’analyse. La figure géométrique reçoit et concentre des relations algébriques. Bref, analyse et algèbre collaborent et se corrigent. On pose un problème en construisant la figure correspondante et en suspendant la différence connu/inconnu, puis il s’agit d’énumérer les lignes en vue de comprendre leurs rapports. La spéculation se développe pleinement sous le signe de ce paradoxe : l’intelligence mathématique œuvre dans la continuité avec les productions de l’imagination.

IV – La quatrième partie aborde la philosophie première afin de montrer comment l’analyse de soi y est la traduction métaphysique de la démarche analytique précédemment conçue par Descartes.

O. Dubouclez explique que la figure ne disparaît alors pas totalement, mais qu’elle va être intellectualisée : ainsi l’analyse repose sur le paradoxe d’une pensée qui a essentiellement rapport au sensible. Ce paradoxe est porté à son comble en métaphysique. En effet, Descartes va mettre en œuvre une démarche analytique là où, justement, il n’y a aucune figure possible, et où il s’agit d’ « abducere mentem a sensibus » pour mettre au jour les principes de la connaissance humaine. L’auteur va montrer que Descartes privilégie la construction analytique en métaphysique par rapport à une approche synthétique, more geometrico, et qu’il marque un nouvel âge de l’analyse en l’inscrivant dans la dimension reflexive du rapport à soi – ceci expliquant cela.

Si la métaphysique s’oppose aux mathématiques par l’abductio mentionnée plus haut, Descartes conserve explicitement et toujours l’ordre des raisons comme fil directeur de sa pensée, prenant modèle sur la géométrie. Ainsi que l’annonce l’Abrégé géométrique qui précède les Méditations(…) L’immortalité de l’âme ne sera pas établie dans une partie dédiée, comme le voudrait l’ordre des matières, mais au fil de l’ordre des raisons, qui consiste à rassembler progressivement toutes les prémisses dont l’immortalité de l’âme est la conclusion (Descartes fait une analogie entre l’ordre des géomètres et le syllogisme, qui, lui, se contente de poser deux prémisses). La spécificité de la métaphysique tient au fait que la vérité ne peut apparaître qu’à la fin du raisonnement. Tandis qu’une démonstration mathématique, même inachevée, contient des vérités (principielles ou bien prouvées). Mais cette particularité de la démarche métaphysique est analogue à celle de l’analyse géométrique (puisque la vérité ne vient qu’à la fin, comme vérification d’une supposition initiale), et requiert la même procédure inventive.

Dans les Secondes Objections, Mersenne se montre soucieux de la force démonstrative des preuves de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme. La voie synthétique serait alors pertinente en ce qu’elle soulage la mémoire en autorisant des retours en arrière, et permettrait au lecteur d’embrasser tout le raisonnement. Mais cette vertu synoptique est justement ce qui disqualifie cette voie dans le domaine de la métaphysique, où il n’y a pas de fondement notionnel immédiat (axiomes, postulats. On ne déduit pas les notions premières (synthèse), on s’efforce d’y accéder (analyse). « Dans la métaphysique, on ira donc toujours du discours aux éléments à faire comprendre et jamais des éléments déjà compris au discours. » (p.262). Donc, en l’absence de support spatial, l’analyse, qui est d’abord un outil figuratif, semble disqualifiée, mais elle est réhabilitée comme outil heuristique indispensable. En outre la synthèse ne montre pas au lecteur comment on est parvenu à un résultat. Seule l’analyse permet au lecteur de suivre librement un chemin où la chose à trouver est effectivement révélée, ce qui confère selon Descartes à l’analyse la dignité épistémique de l’a priori.

O. Dubouclez va ensuite étudier le contenu de l’analyse, en suivant les étapes de l’argumentation métaphysique dans les Méditations. Il s’agit d’articuler l’analyse et l’acte de douter : là où, en géométrie, on présuppose des éléments à connaître comme connus, en métaphysique, on va recourir à la supposition, mais il n’y a pas d’éléments connus, ce que présuppose l’exercice du doute hyperbolique. Dans cette recherche du fondement la première étape n’est pas analytique. Descartes s’appuie d’abord sur un syllogisme pratique (donc une approche synthétique) pour poser l’usage incertain des sens. Mais cela ne suffit pas, car la forme logique de l’argument laisse intacte l’habitude de juger selon les impressions sensibles. Le sujet n’y « croit » pas : le syllogisme ne nous fait pas sortir de la certitude immédiate. La référence à la folie va alors garantir le caractère hyperbolique du doute. Toutefois, comme on sait, cet argument est abandonné car il n’y a pas d’expérience de la folie en première personne (le fou se considère comme sain d’esprit – et c’est là sa folie) – alors que le rêve fournit une ressource plus puissante : j’ai l’expérience de mes rêves et le souvenir des rêves anciens comme étant, précisément, des songes. Nous voici tout étonnés : si nous n’accomplissons pas encore le doute méthodique, au moins sommes-nous surpris par l’évidence sensible – déjà philosophes. Plus loin, il faudra la suppositio du Malin génie pour maintenir le doute à son maximum d’intensité. La supposition comme acte de penser va conduire au cogito comme à sa condition de possibilité. La lecture de la seconde Méditation met donc au jour une invention analytique du cogito.

Descartes recourt ensuite à l’énumération (des idées de l’ego), procédé analytique attesté dans les Regulae, et utile ici, où il n’y pas de fil déductif possible, ni de fil narratif d’ailleurs, comme dans le Discours de la méthode. Ce procédé culmine dans la troisième Méditation, avec la preuve de l’existence de Dieu, d’abord à partir de l’idée de Dieu, puis à partir de moi qui ait cette idée. Enumération des idées, puis comparaison par quantification de façon à établir des rapports d’égalité et d’inégalité (selon les trois valeurs possible dans le vocabulaire scolastique : accident ou mode ; substance finie ; substance infinie). Le sujet méditant arrive à la comparaison entre ce que l’ego comme substance peut produire et ce qui est excède ses capacités, et l’on conclut, non à une inégalité, mais à une incommensurabilité entre le fini et l’infini.

L’énumération est une voie essentielle, mais elle ne doit pas être confondue avec ce qu’on nomme « l’analyse des notions ». Il ne s’agit pas de développer un concept, mais d’énumérer ce que l’on trouve en soi, de procéder à une analyse de soi (de l’ego, du morceau de cire, de l’idée de Dieu…). Nulle logique du concept qui imposerait son ordre, mais une initiative de la subjectivité selon une stratégie mobilisant constamment l’attention.

L’analyse est donc la seule voie permettant à la fois de douter radicalement, et de découvrir radicalement la vérité. Elle requiert l’attention, concept majeur ici, à ne pas confondre avec l’effort d’abduction. Cette dernière consiste à contracter volontairement l’habitude de ne pas confondre les choses intellectuelles et les choses corporelles. Le procédé « fonctionne », mais ne libère pas le sujet de la nécessité de l’attention (qui est d’ailleurs requise dans tous les domaines de la vie intellectuelle, comme Descartes le rappelle dans sa correspondance à Elisabeth). L’attention est en effet soumise à une dégradation tendancielle fatale, une sorte d’entropie psychologique. La pensée n’est jamais un otium, chez Descartes, qui lie sans cesse attention et fatigue, mais un travail. l’attention est un problème, car on ne peut pas l’éterniser, même lorsqu’elle considère une idée claire et distincte. Mais elle est aussi une solution, tant en métaphysique qu’en morale lorsqu’il s’agit de bien user de son libre-arbitre. Dans les Méditations, ce sont plus de vingt occurrences du concept que relève O. Dubouclez, qui établit un relevé des degrés de l’attention :

Degré 0 : certaines vérités élémentaires ne supposent aucune attention particulière (l’effort correspond au développement de l’idée)

Degré 1 : l’attention est ce qui permet de poursuivre effectivement le raisonnement – ce qui est facilité en mathématiques par le recours à des vérités élémentaires.

0 et 1 correspondent à la synthèse mathématique.

Degré 2 : l’attention redoublée, nécessaire quand le raisonnement repose sur une hypothèse ou une supposition. Il faut alors un effort de mémoire, et une tension maximale de l’esprit, car la progression du raisonnement est comme donnée d’un coup. Cela suppose un effort synoptique qui ne figure pas au degré 1. Cela correspond à l’analyse mathématique.

Degré 3 : l’attention intensive constitue proprement l’analyse métaphysique. Elle est requise comme condition de l’enchainement des raisons (sans axiomes, ni recours à une figuration sensible) – une tension de l’esprit est nécessaire comme dans le degré 2. Mais elle est aussi requise comme condition de la pensée elle-même, quand la cogitation considère une idée ou une relation en rupture avec les sens et les habitudes en général. L’intensification de l’attention correspond à sa fonction critique : elle est illustrée successivement par la différence entre veille et rêve (Méditation I), par la question de la source de l’erreur (Méditation IV), et par les preuves de l’existence de Dieu de la Méditation III. Dans toutes ces occurrences, on vérifie que si la fatigue de l’esprit est inhérente à notre condition, elle n’est pas une fatalité. Toutefois, et bien que la mens soit universelle, cette attention intensive requiert une culture de l’ingenium, dont on peut former l’acuité (cf Règle VI).

Dans un monde sans vie, dont les ressorts mécaniques sont mis au jour par la science, « seule la pensée a la possibilité d’accroître sa force par l’exercice de sa puissance attentionnelle. » (p.353). Etre attentif, c’est se concentrer sur une idée ou un souvenir, mais c’est aussi s’arrêter sur cette idée en s’opposant au mouvement spontané de la pensée, comme dans le doute et le suspens, dans la lenteur qui légitime la forme de la meditatio.

  1. Commentaire :

Cet ouvrage est d’une richesse remarquable, par la solidité de son érudition, et par le brio de sa démarche.

La thèse d’O. Dubouclez consiste à montrer que l’analyse, loin d’être seulement une démarche logique de décomposition et d’exposition, mais procède d’un effort de production autonome de la vérité par l’esprit qui puise dans sa capacité d’invention le pouvoir d’ouvrir la voie de la recherche.

Cette dynamique de l’invention est celle de l’ingenium. L’esprit de finesse pascalien a beaucoup à voir avec cet ingenium baroque qu’on oppose traditionnellement à l’esprit de géométrie cartésien. Pourtant, O. Dubouclez nous fait saisir l’analyse chez Descartes comme cet esprit de finesse utilisé non face à tout autre à des fins de persuasion, mais sur soi-même, à des fins d’exploration. La vertu heuristique de l’analyse n’est plus un auxiliaire, mais devient le viatique et la boussole du sujet connaissant.

Il s’agit alors d’être à la hauteur de ce pouvoir de penser (qui n’est pas le développement automatique de notre capacité à calculer), par l’intensification de l’attention, la spéculation étant avant tout, selon notre auteur, une praxis de la pensée. Il s’agit toujours d’appliquer bien son esprit.

O. Dubouclez aurait pu poursuivre sur le terrain éthique, dans une direction que son brillant travail nous suggère : la voie de l’analyse, c’est aussi la voie de la sagesse, une version théorique de la vertu pratique de générosité (Passions de l’âme, §153). Lorsque Descartes lit les stoïciens, il souligne l’importance de l’efficacité spirituelle de la méditation : il ne suffit pas de savoir que certaines choses ne dépendent pas de nous, encore faut-il trouver la force de ne plus les regarder comme des biens, et le courage de ne jamais les craindre ni les désirer. Il faut se concentrer sur ce qui est nôtre, à savoir l’usage de notre libre-arbitre. On expérimente alors la joie, dans l’effort même. L’analyse est ici plus exemplaire que la synthèse car elle permet d’être généreux avec soi devant une difficulté quelconque. Appliquer la générosité à la connaissance fondamentale, voilà qui indique peut-être une circulation à double sens dans « l’arbre de la philosophie ».

 

François Collet (25/06/2013).