Paul Audi, Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste (lu par Sausen Mustafova)

Paul Audi, Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste, édition Encre marine, 2012.


Ce discours a été rédigé sur la base d’une communication faite le 12 novembre 2010 au colloque « la vie d’artiste », rencontres organisées par Télérama, la Région Bretagne, Rennes-Métropole et le Théâtre national de Bretagne, dans le cadre du festival Mettre en scène, au TNB de Rennes.

L’objet de ce discours est d’aborder la question de la légitimation de l’artiste, et non pas de sa légitimité. Il faut entendre par légitimation ce qui autorise à revendiquer ce que l’on pourrait appeler un statut. La question à laquelle le discours se propose de répondre pourrait se formuler ainsi : à qui aujourd’hui reconnaît-on le statut d’artiste ? En raison de quoi accorde-t-on le droit à un artiste de se qualifier comme tel ?

Le discours de Paul Audi se propose de dégager les éléments permettant d’établir le statut de l’artiste, dans toute la généralité à laquelle ce vocable est susceptible de renvoyer depuis le début du XIXème siècle. Ce discours est suivi en appendice de : « Maintenant la souveraineté », un entretien avec Francis Marmande pp. 81 – 97.

 L’ouvrage ne contient ni sommaire ni parties explicites. On peut néanmoins retracer les grandes étapes du discours.

 Afin de répondre à la question posée, l’auteur prend comme point de départ la définition de l’UNESCO forgée à Belgrade le 27 octobre 1980 dans un rapport intitulé Recommandation relative à la condition de l’artiste : « on entend par artiste toute personne qui crée ou participe par son interprétation à la création ou à la recréation d’œuvres d’art, qui considère sa création artistique comme un élément essentiel de sa vie, qui ainsi contribue au développement de l’art et de la culture, et qui est reconnue ou cherche à être reconnue en tant qu’artiste, qu’elle soit liée ou non par une relation de travail ou d’association quelconque ».

 L’auteur ne manque pas de commencer par s’interroger sur ce « on », qui désigne ici les instances soutenant les règles du jeu social, au premier rang desquelles il faut compter les pouvoirs publics, mais aussi l’opinion majoritaire, la doxa.

 La définition de l’UNESCO relève à la fois d’une surdétermination prescriptive et normative.

Paul Audi propose une analyse de cette définition en 5 points :

 

1. L’artiste est en premier lieu un créateur : créer, c’est faire œuvre.

2. Mais doit être considérée comme artiste toute personne qui participe à la création ou à la recréation d’une œuvre d’art. Donc est aussi artiste celui qui crée partiellement et celui qui interprète ; les techniciens sont exclus.

3. En dehors des créateurs et des interprètes, est censée être qualifiée d’artiste toute personne qui considère sa création artistique comme un élément essentiel de sa vie. Que veulent dire « vie », « éléments essentiels » ? La définition n’apporte pas d’explication.

4. Le deuxième volet est plus large : toutes les personnes qui « contribuent au développement de l’art et de la culture ». Ici, il faut se demander pourquoi la définition tient tant à dégager l’espèce du genre : y a-t-il, quelque chose qui dans l’art, résiste précisément à se laisser absorber par la culture ? Y a-t-il encore moyen de distinguer création artistique et production culturelle ? Il devient alors tout à fait possible d’appliquer l’étiquette d’artiste à tous ceux qui participent de près ou de loin à la création ou à la recréation d’une œuvre d’art sans nécessairement qu’ils se comportent eux-mêmes en créateurs ou en interprètes.

5.  « … une personne qui cherche à être reconnue en tant qu’artiste ». La reconnaissance, voire le seul désir de reconnaissance, est suffisamment caractéristique de l’être artiste de l’artiste.

 

En réalité la définition donnée s’appuie sur trois modèles :

 

Quand la définition déclare que l’artiste est la personne qui crée une œuvre ou qui participe par sa seule interprétation à la création ou la recréation d’une œuvre (points 1 et 2), elle fait référence au modèle duchampien ; celui-ci institue l’être-artiste sur un dire qui est un faire. Désigner un objet en disant « ceci est de l’art », c’est utiliser un dire performatif visant un ready made qui devient alors une œuvre.

Quand la définition stipule que l’artiste est celui qui considère sa création artistique comme un élément essentiel de sa vie (point 3), il est difficile de ne pas penser à Beuys, cet « élément essentiel » renvoyant à une force vitale, créatrice, productive de ses moyens de subsistance, telle qu’elle caractérise l’essence même de cet artiste qu’est l’être humain en général. Le modèle de Beuys institue l’être artiste sur un faire qui n’est pas un dire, voire sur une essence de l’homme.

Enfin quand la définition notifie que l’artiste est la personne qui se trouve être reconnue ou qui cherche à se faire reconnaître en tant qu’artiste, qu’elle soit liée ou non à une relation de travail ou d’association quelconque (point 5), il est difficile de ne pas penser à Klein. Le modèle kleinien institue l’être artiste sur un dire, sur un discours montée de toutes pièces, discours fiction, un dire tout aussi performatif que celui dont les effets ont pu fasciner Duchamp, mais qui s’épuise, lui, tout entier, dans l’auto-proclamation de sa qualité d’artiste, c’est à dire dans son intention, voire sa prétention à en devenir un.

L’intégration de ces modèles dans la définition reconnaît que les artistes sont aujourd’hui à la fois duchampiens, beuysiens et kleiniens.

En analysant ainsi la définition, nous voyons que l’artiste n’est rien de plus que cet être qui a pour caractéristique de ne s’autoriser que de lui-même quand il s’agit pour lui de s’identifier. Or, il y a un danger dans cette liberté constitutive : elle ne peut être que mortelle pour toute instance normative. C’est l’abolition de toute norme.

La définition ayant mesuré ce risque, elle a ajouté à titre d’articulation ce dernier critère : la contribution à l’art et à la culture (point 4). La culture n’a pas ici un sens laudatif. Elle est le divertissement qui trompe l’ennui, elle est ce qui satisfait « le besoin de fêtes des hommes » (Nietzsche, Aurore). Dès lors « artiste » devient un synonyme normativement légitimé par les autorités culturelles de ce que l’on appelle également dans le jargon de la Culture à majuscule, un « agent culturel ». L’Art se fait absorber par la Culture. Comment peut-on sauver la créativité et la contribution à la culture ?

L’artiste est pris dans un entre-deux : ce que réclame l’art des artistes et ce qu’exige le besoin de fêtes des hommes. Il doit échafauder des stratégies pour échapper au système. A égale distance des deux termes de l’alternative – de l’art des artistes (qui n’aura bientôt plus d’avenir) et du besoin de fêtes des hommes (qui n’a pas encore eu raison de l’art des artistes), nos artistes d’aujourd’hui, tout étourdis qu’ils sont par leur propre conscience malheureuse, et tout sonnés qu’ils sont par cette duplicité à laquelle ils n’ont plus les moyens de se dérober,  acceptent d’indexer le principe de leur légitimation publique sur leur prétendue « contribution à l’art et la culture », sans se rendre compte qu’en se laissant définir ainsi ils ôtent toute signification probante au nom d’artiste.

Sausen Mustafova