Pierre Hadot, Discours et mode de vie philosophique. Préface, textes réunis par Xavier Pavie. Biographie de Philippe Hoffmann. Paris, Les Belles Lettres, 2014 lu par Maël Goarzin

Pierre Hadot, Discours et mode de vie philosophique. Préface, textes réunis par Xavier Pavie. Biographie de Philippe Hoffmann. Paris, Les Belles Lettres, 2014 Lu par Maël Goarzin


Regroupant quinze textes peu connus ou difficilement accessibles de Pierre Hadot (1922-2010) et une biographie du philosophe français écrite par Philippe Hoffmann, ce recueil de textes réunis et préfacés par Xavier Pavie a pour objectif de mettre en avant un des apports majeurs des recherches de Pierre Hadot : la philosophie antique comme articulation entre theôria et praxis, c’est-à-dire comme articulation entre théorie, discours et mode de vie.

Suivant l’exemple de Pierre Hadot, qui rassembla lui-même certains de ses textes autour de la notion d’exercices spirituels, de la philosophie néoplatonicienne et de la philosophie antique de manière générale, Xavier Pavie a réuni dans cet ouvrage les articles de Pierre Hadot qui présentent les écoles philosophiques de l’Antiquité gréco-romaine comme lieux d’enseignement et de discours, mais également comme lieux de mise en pratique quotidienne d’un mode de vie conforme à ces enseignements. Intitulé Discours et mode de vie philosophique pour évoquer ce double aspect de la philosophie antique mis en évidence par Pierre Hadot dans ses recherches, le recueil est divisé en quatre parties regroupant chacune au moins trois articles.Organisés en quatre parties qui sont quatre « "moments" nécessaires à l’articulation entre théorie et mode de vie » (p.18), ces textes de Pierre Hadot répondent précisément à la problématique du discours et du mode de vie philosophique, avec comme fil conducteur la question de l’exercice spirituel.

Xavier Pavie, qui explore dans ses deux derniers ouvrages la présence des exercices spirituels dans la philosophie antique et contemporaine, rappelle dans la préface de ce recueil le rôle central des exercices spirituels dans l’articulation entre discours et pratique philosophiques. Désignant « toute pratique destinée à transformer, en soi-même ou chez les autres, la manière de vivre, de voir les choses » (p.8-9), les exercices spirituels, qui furent au centre des recherches de Pierre Hadot, sont « à la fois un discours, qu’il soit intérieur ou extérieur, et une mise en œuvre » (p.9). Reprenant ce double enjeu des exercices spirituels, entre théorie et principes d’une part et mise en application dans le quotidien d’autre part, Xavier Pavie rappelle pourquoi il est important de prendre en compte ces deux versants de l’acte de philosopher pour mieux lire les textes antiques : « les écrits qui nous sont parvenus ne peuvent être lus à travers le prisme de la philosophie devenue en grande partie conceptuelle » (p.13). Dans cette perspective, il s’agit désormais de considérer le philosophe autrement, non seulement comme l’auteur d’un discours, le représentant d’une théorie, mais comme l’exemple même, à travers sa vie, de la corrélation entre pensée et pratique philosophique : de la même manière que les textes et concepts du philosophe éclairent sa propre vie, « l’étude biographique des philosophes permet de mieux comprendre leurs pensées » (p.17). Comme le suggère la préface de Xavier Pavie, les articles présentés dans ce recueil sont un parfait exemple d’une lecture des textes antiques attentive au contexte historique et social d’écriture, ainsi qu’au destinataire, méthodologie désormais courante en histoire de la philosophie et initiée également par Kurt Flasch pour la philosophie médiévale.

La première partie, qui reprend le titre du célèbre ouvrage de Pierre Hadot, « Qu’est-ce que la philosophie antique ? » , définit ce qu’est la philosophie antique et rappelle ses deux composantes (theôria et praxis). L’activité du philosophe peut être envisagée à la fois comme recherche de la vérité, lecture et interprétation de textes, et transformation intérieure, cheminement vers la sagesse. Dans le premier article, « Les divisions des parties de la philosophie dans l’Antiquité » (1979), Pierre Hadot montre comment la philosophie antique peut être divisée de manière très différente (classification hiérarchique, organique ou pédagogique). La dimension pédagogique du troisième type de division intéresse tout particulièrement Pierre Hadot, car la philosophie est alors envisagée comme un itinéraire visant une transformation intérieure, un exercice pratique qui mène à la sagesse. Mais l’activité principale du philosophe est l’exégèse, comme le précise l’article « Philosophie, exégèse et contresens » (1968). La philosophie antique est alors envisagée comme une recherche de la vérité prenant la forme d’une interprétation des textes faisant autorité. Pour Pierre Hadot, l’évolution de l’histoire de la pensée, par le biais des contresens et autres incompréhensions de l’exégète, est étroitement liée à la forme exégétique de la philosophie antique. Les problèmes philosophiques, y compris exégétiques, ne sont pas purement théoriques, cependant, ce dont témoigne l’importance de la dialectique et de la rhétorique mise en évidence dans « Philosophie, dialectique, rhétorique dans l’Antiquité » (1980). Dans cet article, Pierre Hadot rappelle qu’on ne peut pas lire les textes antiques comme la présentation d’une doctrine systématique : «  En général, les œuvres philosophiques de l’Antiquité, les différents traités écrits par un auteur ne se présentent jamais comme les parties d’un système qui se voudrait parfaitement total et cohérent » (p.91). Dans un contexte souvent scolaire, le discours dialectique et rhétorique est donc un moyen pour le philosophe de s’adresser à l’auditeur ou au lecteur de manière efficace pour répondre de manière précise et cohérente à un problème donné.

La deuxième partie s’intéresse aux éléments théoriques destinés à la transformation de soi, et plus particulièrement la contemplation et le discours, tous deux replacés dans le contexte pratique de la philosophie comme mode de vie. L’article sur « Les modèles de bonheur proposés par les philosophes antiques » (1992) présente la béatitude divine comme modèle de la vie heureuse auquel le philosophe peut participer, à travers la vie vertueuse et la vie contemplative. Un aspect de la vie contemplative est très bien éclairé par Pierre Hadot dans « L’homme antique et la nature » (1989), article dans lequel il expose l’attitude poétique et philosophique de l’homme antique face à la nature. Plutôt que de vaincre la nature pour améliorer la vie des hommes (attitude prométhéenne), le philosophe contemple la nature telle qu’elle est, et la décrit dans le langage. La physique comme description de la nature devient alors exercice spirituel, tandis que la contemplation de la nature conduit le philosophe à vivre selon la nature, à mener une vie simple et porter un regard neuf sur le monde. Dans son « Introduction à l’enseignement oral de Platon » (1986), Pierre Hadot rappelle que la civilisation antique est d’abord et avant tout une civilisation de l’oral : « le livre antique, écho de la parole, n’a pas son sens en lui-même, mais dans la praxis vivante dont il émane ou à laquelle il est destiné » (p. 123). Si l’on ne peut pas dissocier les écrits de Platon de son enseignement oral au sein de l’Académie, c’est précisément parce que le discours philosophique, qu’il soit écrit ou oral, n’a pas pour objectif de présenter un système philosophique cohérent, mais « de former des hommes et de transformer les âmes » (p. 123), ce que la parole vivante permet bien plus que l’écriture. Bien plus, « la vraie philosophie n’est ni un discours oral, ni un discours écrit, mais une manière d’être » (p.125), ce que ces trois articles montrent très bien.

La troisième partie rappelle l’importance de la conversion. Pour qu’il y ait transformation de soi, comme suggéré dans la deuxième partie, il faut ce troisième temps : le temps du changement ou du retournement, qui entraîne le philosophe vers un nouveau mode de vie. Déjà bien traité dans un article écrit pour l’Encyclopaedia Universalis, la notion de conversion est présentée ici par Pierre Hadot dans une courte notice d’abord parue en allemand : « Conversio » (1971). Pierre Hadot y présente les différents sens donnés à la notion de conversion (en grec strophê, epistrophê et metanoia ; en latin, conversio) dans la tradition philosophique (de Platon à Proclus, en passant par les stoïciens) et judéo-chrétienne (de la religion juive à Augustin, en passant par les Pères grecs de l’Eglise). Dans « Le génie du lieu dans la Grèce antique » (1990), Pierre Hadot questionne le double rapport au lieu des Anciens. Si les pèlerinages et les fêtes sacrées liées aux cultes grecs (Delphes, Eleusis) sont nombreux dans l’Antiquité, et toujours liés à la sainteté du lieu, pour les philosophes antiques, changer de lieu, c’est se fuir soi-même, et le véritable pèlerinage, qui conduit l’homme au vrai bonheur, se trouve « dans la transformation spirituelle qui apporte la paix de l’âme et une nouvelle manière de voir le monde » (p.142). Il faut changer d’âme plutôt que de lieu, mouvement de conversion ou de voyage intérieur caractéristique du platonisme et du stoïcisme. Mais ce changement de mode de vie n’est pas l’apanage des philosophes antiques, dont la lecture donne aux auteurs ultérieurs un excellent modèle. Pour Pierre Hadot, la lecture de Giordano Bruno est un bon exemple de lecture fructueuse des textes anciens : « Le retour à l’ancienne philosophie consiste effectivement à donner un sens nouveau aux anciennes formules. Ce sens nouveau est en réalité un contresens, mais un contresens créateur » (p. 147). Dans « Giordano Bruno et l’inspiration des Anciens » (2003), Pierre Hadot trouve ainsi dans « l’unité philosophique que l’on peut observer chez Bruno entre le discours, la pensée, la vie et la mort » (p.151) un bel exemple d’une vie vraiment philosophique, une philosophie libre de tout asservissement aux logiques commerciales et politiques et qui invite chacun à contempler l’infini de la nature, recherche elle-même infinie.

La quatrième partie, la plus longue, explore « La philosophie comme mode de vie », titre qui fait écho à la thèse la plus connue de Pierre Hadot : la philosophie comme manière de vivre, qu’il a présentée notamment dans deux entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson. Les trois premiers articles de cette dernière partie du recueil insistent dans un premier temps sur la philosophie antique comme théorie et pratique. Dans un article central pour comprendre l’articulation entre discours et mode de vie philosophique dans l’Antiquité, « La philosophie antique : une éthique ou une pratique ? » (1993), Pierre Hadot rappelle que pour toute une tradition de philosophes antiques, « la philosophie elle-même est avant tout une forme de vie et non pas un discours » (p. 176). Bien sûr, il existe un discours philosophique, mais « le discours s’intègre à leur vie philosophique » (p. 175), et ils sont philosophes non pas pour leurs discours, mais parce qu’ils vivent philosophiquement. Dans ce cadre, savoir et savoir-faire ou savoir vivre sont liés, comme l’explicite Pierre Hadot dans « La figure du sage dans l’Antiquité gréco-latine » (1991), article dans lequel il expose les différentes représentations du sage dans les grandes différentes écoles philosophiques de l’Antiquité. Décrit dans le discours philosophique, le sage idéal est un modèle pour le philosophe qui ne cesse, tout au long de sa vie, de s’exercer à la sagesse, « c’est-à-dire un savoir, une conscience qui ne porte pas seulement sur des objets de connaissance, mais qui porte sur la vie elle-même prise dans son vécu quotidien, qui porte sur la manière de vivre et d’exister » (p.177). C’est précisément cet aspect concret, vécu, du mode de vie philosophique dont Pierre Hadot rappelle l’importance dans « Les philosophes antiques » (1983), préface du Dictionnaire des philosophes antiques publié sous la direction de Richard Goulet. Comment vit le philosophe au sein de son école ? Quel est son rapport avec la vie politique de sa cité ? Le lien étroit entre discours et mode de vie philosophique rend essentiel l’intérêt biographique pour les philosophes antiques, car « pour comprendre la philosophie antique, il ne suffira pas d’analyser la structure de la pensée (…). A cette recherche, absolument indispensable, il faudra ajouter un effort pour saisir la démarche philosophique dans toute sa réalité vécue, concrète et existentielle » (p. 207). D’où l’intérêt biographique.

Les trois derniers articles quant à eux illustrent par un exemple la validité de la thèse de Pierre Hadot. Cet exemple, c’est le cas de Marc-Aurèle, empereur romain et philosophe stoïcien, auteur des Pensées, texte sur lequel Pierre Hadot a beaucoup travaillé, et qui représente très bien les deux aspects de la philosophie sur lesquels porte ce recueil. « Les écrits de Marc-Aurèle » et « Marc-Aurèle en son temps » sont deux longs extraits de l’introduction générale de Pierre Hadot aux Ecrits pour lui-même de Marc-Aurèle, dans lesquels il retrace sa vie puis montre comment discours et mode de vie sont étroitement liés chez l’empereur romain et philosophe stoïcien. « Les "Pensées" de Marc-Aurèle », texte de la conférence prononcée par Pierre Hadot en 1980 à l’occasion de l’assemblée générale de l’Association Guillaume Budé est un texte inédit, non publié jusqu’à présent, qui présente le genre littéraire des Pensées comme un véritable exercice spirituel auquel Marc-Aurèle s’adonne au quotidien pour vivre véritablement en philosophe.

Finalement, le recueil se termine par une biographie de quatorze pages écrite en mémoire du philosophe français décédé en 2010 par Philippe Hoffmann, successeur de Pierre Hadot à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE), où il occupe la chaire de « Théologies et mystiques de la Grèce hellénistique et de la fin de l’Antiquité ». Par sa proximité avec Pierre Hadot, dont il fut l’élève à l’EPHE, mais aussi le collègue et ami, et par sa connaissance minutieuse de son œuvre, Philippe Hoffmann retrace avec précision la vie et l’œuvre de Pierre Hadot, « un modèle de vie et de sagesse » (p.304) qui a su articuler, tout au long de sa vie, discours et mode de vie philosophique.

En rendant plus facilement accessibles, en un seul volume, certains textes déjà publiés voire inédits de Pierre Hadot, ce recueil d’articles intéressera non seulement les spécialistes de philosophie antique connaissant déjà bien les travaux de Pierre Hadot, mais aussi les personnes nouvellement intéressés par sa vie et son œuvre. Les différents articles de Pierre Hadot, la préface très claire de Xavier Pavie, ainsi que la biographie écrite par Philippe Hoffmann permettent de découvrir et d’approfondir tout à la fois la vie de Pierre Hadot, la diversité de ses recherches sur la philosophie antique et l’une des principales lignes directrices de son travail : l’articulation entre theôria et praxis, discours et mode de vie.

Maël Goarzin