Comédie et philosophie, A. Laks et R. Saetta Cottone, éd. Rue d’Ulm, lu par Jérôme Jardry

Comédie et philosophie, sous la direction d’André Laks et Rossella Saetta Cottone, Éditions Rue d’Ulm, Études de littérature ancienne, 2013.

Le recueil Comédie et philosophie, dirigé par A. Laks et R. Saetta Cottone réconcilie la philosophie avec la fréquentation de la figure aristophanienne du Socrate des Nuées

En écho à Platon, en opposition à Platon également, les figures de Socrate chez Aristophane —ou de même chez Xénophon— donne un éclairage intéressant du philosophe et des logoi sokratikoi. Plus encore, ces études mettent en évidence les multiples voix qu’on entend dans les Nuées : pas seulement celle de Socrate, mais aussi celles des présocratiques, celles de la sophistique, ou encore celles de la culture juridique. Et d’ailleurs c’est aussi dans le personnage de Socrate que ces voix se font entendre.

 

Ce recueil d’études, à la mémoire de Jean Bollack, regroupe les contributions qui ont été faites lors de la journée d’études qui s’est tenue le 6 novembre 2010 au Centre d’études anciennes de l’École Normale Supérieure, dans le cadre du projet « Présocratiques grecs/présocratiques latin », augmentées par des éclairages qui prolongent les présentations initiales.

       Ces études visent à renouveler l’interprétation des Nuées d’Aristophane. Jean Bollack avait initié cette relecture en faisant remarquer la tournure empédocléenne de l’intervention d’Aristophane dans le Banquet de Platon. La lecture habituelle des Nuées est d’ailleurs de n’y voir qu’un portrait de Socrate, sans identifier les multiples influences présocratiques qui, une fois mises à jour, éclairent les Nuées selon de nouvelles perspectives. La référence à Empédocle, par exemple, apparaîtrait dans les Nuées à travers la figure du soleil, associée à Apollon. Empédocle fait de l’étoile un reflet de la terre sur la voûte cristalline de l’éther. Ensuite la philosophie d’Empédocle confère au soleil un statut particulier parmi les réalités connaissables, puisqu’il fait partie du monde sensible et s’en distingue en même temps. C’est un savoir « quasi initiatique » qui révèle la nature réflexive du soleil, dont la connaissance ne saurait se limiter à l’image qu’il restitue. Le chœur des Nuées confirme la fonction cognitive du soleil empédocléen (cf. R. Saetta Cottone, « Aristophane et le théâtre du soleil », p. 72). Les « Nuées » assument à leur tour un rôle mimétique et le Socrate d’Aristophane indique la distance qu’il y a entre ce qui est difficile à connaître et ce qui est à la portée de tous, entre une culture philosophique réservée à une élite et une culture populaire appartenant à tous les spectateurs, la comédie (art. cit., p. 85). La référence à Empédocle est également analysée par J.-Cl Picot : « L’image du pnigeus dans les Nuées, un Empédocle au charbon », p. 113-129.

            Dans les Nuées, Socrate apparaît alors comme une figure composite. C’est une position partagée par de nombreux commentateurs depuis Schleiermacher : les indications dont nous disposons Socrate n’ont pas suffisamment de cohérence pour reconstituer avec certitude un Socrate historique (G. Betegh, « Socrate et Archélaos dans les Nuées ».

            La difficulté de l’analyse des Nuées dans cette perspective des sources philosophiques, sophistiques et rhétoriques, mais aussi juridiques, tient à la nature même su genre de la comédie : visant amuser son public, il est délicat de chercher des indications fiables sur les références théoriques en question. Emiliano Buis fait toutefois remarquer que la comédie suppose également un ensemble de savoirs partagés (« Échos sophistiques d’une rhétorique du droit dans la langage de Phidippide », p. 165). 

            La comédie a une fonction de décentrement, et la cosmologie a ceci de commun avec la dialectique qu’elles produisent toutes deux des « effets surprenants » :« Métaphorique dans son langage, la cosmologie substitue au monde visible un objet banal, une “braisière” (pnigeus) et par conséquence, les “hommes” deviennent des ”charbons” (anthrakès), dans un rapprochement que la proximité phonique des deux mots conforte. […] Le monde n’est pas ce que nous pensions qu’il était, mais s’il est une braisière, nous savons ce qu’il est » (Pierre Judet de la Combe, « Théorie et connaissance, la tension entre philosophie et réalité dans les Nuées », p. 176-177).

Le recueil Comédie et philosophie met en évidence les multiples lieux de dialogue entre Platon et Aristophane, explicites par exemple dans le Banquet et dans l’Apologie de Socrate, mais riches encore d’interprétations possibles, comme en témoigne ce volume. Aristophane est, parmi d’autres, un « rival » par rapport auquel le discours philosophique doit se confronter pour se constituer. Nietzsche retient d’Aristophane cette anecdote qu’au chevet de Platon, à sa mort, se trouvait un Aristophane, et non un poète, et non un tragique… Il y a ainsi à retenir la dignité de la comédie, mais aussi une nécessité de la comédie, pour supporter un monde grec qui était peut-être insupportable à Platon.

Jérôme Jardry