Charles Larmore, Les pratiques du moi, 2004, PUF, lu par Raphaël Villien.

Charles Larmore, Les pratiques du moi, 2004, PUF, lu par Raphaël Villien.

 

Cet ouvrage propose une définition du moi (« une ontologie du moi », p. 93) susceptible de rendre compte de l’autorité de la première personne sans postuler un moi substantiel et  une forme de perception intuitive (un mystérieux sens interne) nous donnant à connaître notre moi. Pourquoi, sauf comportement contraire à mes déclarations, ne puis-je être détrompé par les autres lorsque je m’attribue des croyances, des désirs, des opinions, des intentions ? Pourquoi suis-je immunisé contre l’erreur lorsque je parle de mes intentions, et non lorsque je parle de celles des autres ? D’où vient cette asymétrie entre la première et la troisième personne ? La thèse centrale du livre est que cette autorité s’explique par le fait que le rapport fondamental à soi n’est pas cognitif, mais pratique. Ce sont nos engagements, spontanés ou réfléchis, qui nous rapportent à notre existence propre, à ce moi que nous avons à être. Les formulations de nos croyances, désirs, intentions, opinions sont des énoncés performatifs et normatifs, et non des énoncés cognitifs (des constats ou des inductions).

 

Les enjeux d’une telle réflexion sont multiples. Il s’agit de défendre :

     une réhabilitation nuancée de l’authenticité (ch. I et II),

    une distinction de la forme pratique de la réflexion sur soi par rapport à sa forme cognitive (esquissée au ch. I et II, développée aux ch. III, V, VI),

    une conception normative de l’esprit (ch. IV) qui va de pair avec un « platonisme des raisons » (p.108) incompatible avec le naturalisme ambiant,

    une critique de la tentation philosophique de  dresser des « plans de vie » rationnels (ch.VII, dernier chapitre du livre)

 

Les références mobilisées sont nombreuses et issues aussi bien du champ continental (Valéry, Sartre, Ricoeur, Bergson, Descartes…) qu’analytique (Davidson, Brandom, Williams, Rawls…).

 Afin de saisir la nature du moi, le livre commence par une analyse de l’authenticité entendue comme le fait « d’être pleinement soi-même » (ch. I et II). Charles Larmore valide les objections classiques contre la cohérence du concept d’authenticité tout en soutenant qu’il conserve un usage important. Certes, le désir d’être authentique nous pousse à jouer « la comédie de la sincérité » (Valéry) puisque l’effort pour être authentique n’a rien de naturel. La sincérité impliquée dans un projet d’authenticité est une forme de mauvaise foi car elle implique la référence à l’existence d’un moi défini, réifié. Certes, l’idée d’un moi pur exempt de désirs mimétiques ou d’attitudes conventionnelles est plus que douteuse (ch. II). Ce n’est pas parce que le manque d’authenticité se définit par le souci du regard d’autrui que les moments de naturel sont purs de toute mimesis, ce qu’a très bien repéré René Girard. Mais si l’on définit l’authenticité non pas par l’absence de détermination sociale, mais par l’absence d’affectation, alors la notion reste opératoire - ce serait est une façon d’être où la réflexion sur ce qu’on doit être, faire ou paraître cesse temporairement. Charles Larmore, au nom d’un pluralisme éthique bienvenu, précise toutefois que ce n’est pas parce que l’authenticité est une valeur que le détachement, la retenue et la prise en compte du point de vue d’autrui sont sans valeur.

Cette analyse introductive suggère que la nature véritable du moi apparaît moins nettement dans la réflexion sur soi que dans  l’engagement. Les limites de la réflexion sur soi sont analysées à partir du chapitre III. Pourquoi la réflexion cognitive méconnaît-elle la vraie nature du moi ? Charles Larmore précise l’argumentation classique qui soutient que le moi altère son rapport à soi en s’étudiant, qu’il se scinde en sujet et en objet et qu’une part de lui-même nécessairement lui échappe, en avançant l’hypothèse d’un lien interne entre la singularité du moi et ses engagements personnels. La notion d’engagement traduit l’anglais commitment et vaut pour tous les actes sur lesquels s’exerce l’autorité de la première personne, du moi : elle comprend les actions, mais aussi l’affirmation des croyances, des désirs et des sentiments. Personne ne peut croire, aimer, vouloir, désirer à ma place. C’est cette autorité qu’il faut clarifier pour comprendre la nature du moi.  Sauf comportement contraire à mes déclarations, autrui n’a aucune autorité sur mes déclarations d’intention ou de sentiment, ce qui suggère que j’ai un accès cognitif privilégié à mes  engagements. Mais quel est ce mystérieux mode de connaissance ? Que signifie « connaître ses engagements » ? Une analyse plus approfondie révélera la structure normative des engagements : ceux-ci répondent à des raisons et donnent des raisons. N’est-ce pas ainsi faire fausse route que d’essayer d’expliquer par un rapport cognitif à soi cette autorité sur nos engagements dont la dimension performative est évidente ? S’engager, est-ce prendre connaissance en soi d’un état mental et le déclarer, ou est-il possible de déclarer l’existence d’un état intentionnel sans avoir à en prendre connaissance, simplement parce qu’on a des raisons de le faire ?

 La structure générale de l’argumentation est alors la suivante : la réflexion cognitive sur soi permet de se comprendre, c’est-à-dire de se réapproprier des engagements, d’en ressaisir les raisons, la cohérence ou l’incohérence. Mais elle ne permet pas d’effectuer ces engagements. Découvrir ce qu’on pense ou comment on pense (réfléchir sur soi) n’est pas décider de ce qu’on va penser ou faire, réfléchir aux croyances ou désirs qu’on a n’est pas réfléchir à ce qu’on doit croire ou désirer. C’est à une autre forme de réflexion, la réflexion pratique, qu’il revient de déterminer les engagements. Essayer de se connaître, c’est se considérer avec le regard d’un autre. S’engager, c’est faire ce que seul on peut faire. Une telle analyse éclaire d’un jour nouveau l’autorité du sujet sur ses contenus mentaux. En se rapportant à lui de façon cognitive, le sujet peut se tromper sur lui-même comme il peut se tromper sur les autres, à ceci près qu’il consacre en général plus d’efforts à se connaître qu’il n’en consacre à connaître les autres. Par contre, son autorité est incontestable quand il s’agit « d’avouer » une croyance, un désir ou un sentiment, puisqu’alors il ne s’agit plus de se connaître, mais de s’engager de façon performative. Aucune erreur d’identification n’est possible quand nous faisons ce que nous seuls pouvons faire, et personne à notre place, à savoir nous engager.

 L’idée de fond est que le moi se définit moins par une nature donnée que par ses actes et ses engagements. Cette argumentation repose sur une conception normative de l’esprit selon laquelle nos principaux états psychologiques (croire, désirer, aimer, haïr…) ne sont pas de ceux qu’on découvre en soi par une forme d’expérience, de perception ou d’induction, mais de ceux qu’on affirme selon certaines raisons. Ce faisant, Larmore s’oppose aussi bien à la réduction naturaliste standard des raisons à une combinaison de croyance et de désirs (cf. Davidson) qu’à la conception courante d’un esprit autonome, désengagé de ses croyances et de ses désirs, croyance et désirs étant alors considérés comme des représentations sur lesquelles raisonner, et non comme des engagements pratiques liés à des raisons. En effet, une raison n’est d’après Larmore ni une réalité physique, ni une réalité psychologique, elle est une justification qui doit valoir pour les autres aussi bien que pour nous. La relative extériorité des raisons à la psychologie du sujet, le « platonisme des raisons » (p. 108) implique que la réflexion sur un état mental ne se résout pas en une réflexion sur soi et explique la dimension normative des états mentaux. Reconnaître une raison, y obéir, c’est toujours s’engager. Comme nos états mentaux sont liés à des raisons, ceux-ci sont des engagements du sujet, et non des états qui affecteraient un sujet passif.

 Ainsi, le rapport cognitif à soi est légitime mais limité. La tâche de se comprendre est parfois nécessaire, non pour déterminer notre comportement, mais pour le comprendre, pour en ressaisir les raisons. Toutefois, ceux qui ont entrepris de se connaître ou de se décrire sans fard (Montaigne, Rousseau) ne sont jamais aussi proches d’eux-mêmes qu’aux moments où ils se réinventent. L’homme n’est pleinement lui-même que lorsqu’il n’est pas le spectateur de lui-même, à distance de lui-même, se regardant comme les autres le regarderaient. La vertu ainsi n’est pas de s’admirer faire mais de faire sans s’admirer. L’ouvrage se conclut en critiquant différentes façons qu’ont les hommes d’atténuer le poids de leurs engagements. La première façon est de faire d’un engagement personnel l’effet de l’influence d’un autre ou des autres. On aura reconnu la mauvaise foi sartrienne. La seconde façon est de préférer ordonner sa vie selon un plan de vie philosophique plutôt que de s’engager selon les circonstances et les hasards. Non seulement une telle attitude est moins authentique, mais aussi elle nous empêche de jouir de certaines possibilités merveilleuses de la vie. « La sagesse est tout autre chose que la prudence », conclut Larmore (p. 261).

 Ce livre, où les références continentales et analytiques se rencontrent et se fécondent mutuellement, propose une thèse qui a le mérite de tenter de surmonter les apories qu’engendre une définition du moi par la connaissance de soi. Cette thèse a une portée éthique considérable : elle permet de penser la véritable valeur de nos nombreux engagements pratiques sans exagérer notre degré d’autonomie, elle permet de limiter la portée de la réflexion sur soi sans en dénier l’importance, elle permet enfin de réhabiliter dans une certaine mesure l’authenticité, sous sa forme spontanée ou réfléchie, sans en faire la valeur suprême. Toutefois, si une alternative à la définition cognitive du moi est bienvenue, on peut se demander dans quelle mesure les mystères de l’autoposition du moi par lui-même sont résolus. Sans doute ne se posent-ils plus dans le contexte d’un sujet qui se prenant intuitivement ou réflexivement pour objet se pose par là-même comme sujet. Mais dire que le moi se constitue par ses engagements, n’est-ce pas supposer que le moi est en même temps l’origine et le produit de ses engagements ? Si tel est le cas, le problème de l’autoposition du moi n’est-il pas purement et simplement reconduit ? Tel est l’objet de la discussion de Charles Larmore avec Vincent Descombes dans Les dernières nouvelles du moi. 

 

                                                                                                                                                                    Raphaël Villien.