Jean-François Perrin, Rousseau, le chemin de ronde, Hermann, 2014. Lu par Sacha Croc-Barnicaud

À l’interface de la littérature et de la philosophie, le présent essai nous invite à une traversée et un examen des textes de Rousseau sous le rapport de la langue, de l’affect, et de la mémoire.


« Il se pourrait qu’écrire soit chercher l’idiome de ce qui reste là en souffrance […] un langage qui creuserait le temps, une parole qui se souviendrait de la perte : une œuvre ». À l’interface de la littérature et de la philosophie, le présent essai nous invite à une traversée et un examen des textes de Rousseau sous le rapport de la langue, de l’affect, et de la mémoire.

 

1/ Comment s’articulent exigences stylistiques et théoriques dans son œuvre ? – Rousseau travaille sa prose comme s’il versifiait : l’harmonie vient certes après la clarté, mais avant la correction. Une fois la période fixée, celle-ci ne peut être modifiée même si ce changement ne touche pas au sens. – Mais les équivoques de la langue sont aussi ressource : son attention au jeu de la lettre lui permet d’inscrire dans sa prose les contradictions qu’il cherche à penser. Ainsi le métagramme « le premier mot ne fut pas […] aimez-moi, mais, aidez-moi » condense la thèse de L’Essai sur l’origine des langues. La paronomase « C'est mon naturel ardent qui m’agite, c'est mon naturel indolent qui m’apaise » (Promenade, VIII) en condensant l’antithèse, laisse advenir cet Autre de sa personnalité qui « l’a toujours mis en contradiction avec lui-même ».

 

2/ Dire la pitié. Il faudra inventer une langue. – « S’identifier à », terme de l’École ou de mystique, signifie l’identité de deux substances. C'est en le resémantisant que Rousseau l’introduit dans le Second Discours pour dire la pitié à l’état de nature : consubstantialité, identification passive et immédiate en deçà du rapport spéculaire et dualiste moi / autre caractéristique de l’état civil. – A l’inverse, l’Essai sur l’Origine des langues redéfinira la pitié sous rapports sociaux : l’identification devient un transport actif qui suppose opération des facultés dans un rapport spécularisé à l’autre. « S’identifier à » acquiert une signification active et spéculaire : c'est se transporter dans, se mettre à la place de, puis dès l’Émile, se désapproprier de son être pour prendre celui d’autrui. – Refuser ce qui est d’usage, resémantiser ce qui ne l’est pas, permet par barbarisme de faire entendre dans le langage, la langue de la nature, dont la nôtre a hérité. Étudier le lexique, c'est donc mieux comprendre l’originalité d’une pensée.

 

3/ Qu’est-ce qui se joue du destin de la Cité dans le théâtre ? La Lettre sur les spectacles interroge l’écart entre les Modernes et la tragédie des démocraties antiques. – L’anthropologie rousseauiste des passions naturelles se déduit de la mimesis aristotélicienne. Dans le théâtre de la nature, l’homme naturel est le spectateur ému de la souffrance, et l’acteur qui à défaut d’instinct, simule celui des bêtes. – Dans la culture, c'est cette disposition mimétique sous la forme de la pitié qui est au principe de l’intérêt que le spectateur porte au théâtre. Celui-ci « s’identifie à », « se met à la place de ». Mais dans le théâtre moderne, cette expansion naturelle de la pitié est détournée (intérêt pour le scélérat) ou stérilisée, étouffée et l’identification mimétique au semblable devient le moyen de l’illusion. – En creux, cette critique indique un autre modèle où le génie mimétique de l’espèce s’exprimera dans la Cité en corps. La tragédie grecque intensifiait les vertus civiques et renforçait par mimétisme le lien social ; le peuple s’y rappelait la part maudite de son histoire en se donnant le spectacle de la tyrannie révolue pour la conjurer. La fête démocratique transposera le défaut originaire en déployant par mimétisme les passions naturelles dans un spectacle sans autre objet que le geste démocratique lui-même.

 

4/ Réveillant en penseur la question de l’affect dans la civilisation occidentale, Rousseau a en artiste inventé une langue pour l’y faire entendre comme rappel de ce qui s’y dérobe de l’accent. – Le chant est originairement éloquent : l’affect s’y fait sentir dans sa musicalité à défaut d’articulation. Lorsque la parole s’en sépare, la vérité intérieure s’y exprimera par les inflexions infra lexicales de l’accent en dépit de l’articulation. – Mais dans le roman, cette persuasion est un effet de l’art : il faudra moduler l’affect malgré le défaut d’accentuation de la langue. Rousseau travaille l’écrit en musicien : le discours touchera sans brillant par son défaut sensible, l’émotion naissant de la répétition des motifs. Ainsi de la Lettre 18 de la Nouvelle Héloïse, III construite sur la récurrence des motifs de la première fois, de la conversion, de l’illusion, et leur théâtralisation, comme en un opéra mental.

 

5/ Rapprocher Rousseau de la culture des arts mnémoniques pourrait permettre de mieux concevoir l’idée qu’il se fait du spectacle intérieur de la vie mentale. Ces arts, et la conception de l’espace mental qui les sous-tend, travaillent son œuvre, qu’il s’agisse des processus naturels de la mémoire ou des techniques qui s’y appliquent. -  Dans Émile, l’esprit du puer est une galerie d’images, le précepteur veillant à lui former un magasin de connaissances choisies, un cabinet, structurant son esprit comme le ferait un mnémoniste qui localise les images traduisant ses idées dans une scénographie ad hoc. N’est-ce pas ce que fait encore le précepteur en choisissant lieux, circonstances (l’hôpital d’Émile, IV) pour fixer dans une « image agissante » une idée à un lieu ? – Car le souvenir est d’autant plus tenace que la mémoire est affectée, les Confessions décrivant la genèse du caractère comme un palimpseste mental où les premières impressions modèlent les souvenirs ultérieurs. – Images ineffaçables de l’amant que la Julie de la Nouvelle Héloïse, ou Mr de Wolmar, retrouvant l’art de l’oubli des mnémonistes, vont tenter de voiler ou de désactiver, pensant pouvoir appliquer une technique à ce qui s’avérera le fond de leur âme et leur identité.

 

6/ Dans l’Émile, le puer est un pur dispositif sensoriel, doté d’une capacité d’enregistrement passif, mais sans véritable mémoire, celle-ci n’étant appelée à s’actualiser que plus tard. Qu’est-ce qui se joue dans cette mémoire sans mémoire pour penser le processus d’altération de l’homme naturel par la socialisation ? – Enjeu théorique : conformément à la théorie de l’homme, l’enfant se développe selon la marche de la nature, sa mémoire est une faculté virtuelle innée qui ne dérive pas de la sensation. l’Émile vérifie cette thèse en observant par conjecture ce processus. – Enjeu pratique : l’advenue de la conscience morale dépend de cette faculté. Contre matérialisme et sensualisme, Émile II anticipe sur la Profession de foi pour régler ce qu’y se joue du spirituel en attente de soi chez le puer. Il faut le considérer comme « un être moral en puissance », le projet éducatif dont le terme est l’éveil de la conscience étant celui de la nature. S’il n’a pas encore de mémoire, il est doté de la capacité d’enregistrer les images dormantes de la nature que sélectionne le précepteur. Ce sont elles qui s’actualiseront ensuite pour la conscience en signe de l’ordre naturel. Les sentiments de la conscience ne sont que l’actualisation en mémoire explicite de ce que l’enfant apprend inconsciemment dans sa fréquentation de la nature, lui servant alors à régler sa conduite.

 

7/ La Nouvelle Héloïse, ou l’histoire de la résistance de l’Un à sa division. L’amour électif s’enracine dans l’âme unique dont les amants s’éprouvent animés. Il tient à son fond le plus spirituel, ce qui fait que nous sommes nous, la mémoire amoureuse ne pouvant s’effacer sans que se perdent les sentiments reçus de la nature. – Spirituel l’amour l’est en tant qu’il nous ouvre aux sentiments moraux : enthousiasme de la vertu, expérience des valeurs. Aussi Wolmar échoue-t-il à manipuler les imaginaires amoureux en voulant repeindre l’image de Julie en Saint-Preux : il n’opère que sur le plan des représentations sensitives, sans atteindre la sphère active du sentiment moral qui recèle notre identité. De même, les errements de Saint-Preux à Paris, lieu de la dissemblance où il est d’usage de quitter son âme, n’entameront pas in fine la mémoire mutuelle. – Tout à l’inverse c'est par la séparation que s’accomplit le processus de spiritualisation du sentiment qui le sauve de la finitude. Les amants demeureront accordés en leur absence, se détachant du temps dans leur âme jusqu’à la mort des corps par la persistance de la mémoire mutuelle dans l’éternité.

 

8/ Résister à la pensée du malheur. L’âme a naturellement vocation au bonheur, mais l’imagination se pervertit dans la considération de nos maux. C'est de sa maîtrise que dépendra la vie bonne, Rousseau renouvelant par différentes stratégies l’éthique du soin de soi. – Ressources de la fiction où l’on oublie le réel et les autres dans l’imagination d’un monde idéal et d’une société choisie mue par les seuls sentiments naturels. Ces rêveries prolongeant celles de jeunesse où se préparaient dans l’écart entre le réel et l’idéal, la méditation ultérieure sur l’injustice des institutions. – Pratique de l’herboristerie pour distraire l’imagination par les seules sensations et rendre l’âme à son expansion naturelle : celle-ci trouvant l’oubli des hommes dans son admiration pour l’ordre naturel des végétaux. – Effacement des sentiments négatifs dans la flânerie où, relâchant mes facultés, je m’abandonne à la pure impression des sensations ; oubli des affairements de l’amour propre dans l’abandon à la vie machinale. L’oisiveté est le propre de l’homme, l’âme pouvant s’abstraire en pratique de la conscience du temps pour faire l’expérience du temps sans temps de l’homme naturel. – Ces niveaux d’oubli doublent en sens inverse celui de l’origine : il fallait qu’un homme puisse remontrer aux autres la nature enfouie dans nos consciences amnésiques pour rappeler l’âme à sa vocation naturelle, comme conversion à soi.

 

9/ Un étrange rapport se tisse entre l’oubli théorisé de l’origine, l’expérience de l’amnésie de Vincennes, et l’écriture. – De l’anamnèse de Vincennes où se retrouve le chemin de la bonté originelle, Rousseau ne garde que l’impression et oublie les détails, sans doute parce que l’expérience en est trop inouïe dans le contexte théorique de son époque. Il faudra se ressouvenir par l’écriture de cette inspiration perdue dont l’impression sourde mènera pourtant toute son œuvre. – Mais comment dire cette pensée de l’origine ? Celle-ci s’oublie dès qu’elle doit s’écrire : le Discours de Dijon fut dicté, comme si la parole seule pouvait d’abord transmettre la fulgurance de cette pensée, avant d’en creuser ultérieurement les fondements. – Remontrer ce dont l’âme altérée est encore capable, c'est aussi l’enjeu de la scène des oublies (Promenade, X) où peuvent s’expérimenter dans la société les traits de la véritable humanité, cette vérité longuement poursuivie après que dérobée.

 

10/ Défendre ses idées et sa vie par la production réfléchie du plus intime de soi. Les Confessions ont bouleversé le genre des Mémoires. – Nouvelle forme, nouvelle méthode : l’interprétation de sa pensée dépendra de celle de sa vie : rejetant l’éloge, Rousseau défend sa réputation au tribunal de l’avenir par l’histoire de son caractère. La théorie de l’homme et la méthode généalogique seront appliquées à l’analyse de ses contradictions : les hommes deviennent ce qu’ils sont par les rapports qui altèrent la bonté originelle. – C’est par le lien des affects de l’enfance aux affects ultérieurs qu’un caractère peut être analysé : il faudra en suivre la logique et étudier la modification des dispositions naturelles par les circonstances pour comprendre comment elles ont pu produire les effets les plus contradictoires. L’épisode paradigmatique de la fessée modélise narrativement un rapport étrange et prégnant entre sentiment d’injustice et jouissance érotique. – Mais pour que l’évaluation puisse procéder de la généalogie, il faut constituer le lecteur en interprète. Cette histoire se signale comme montage conjectural, mais scénarisé en écrivain, engageant le lecteur au questionnement par une poétique de la surimpression (résonnances et retours temporels) sollicitant le débat interprétatif.

 

On pourra, en philosophe, regretter la souplesse de la problématique et du programme par laquelle l’auteur embrasse les textes. Pourtant, ce parti pris autorise une réelle richesse de lecture. Ni série d’essais indépendants ni lecture systématique, ce chemin de ronde est à géométrie variable. Réinvestissant ses analyses pour éclairer en réseau la problématique de chaque essai, l’auteur conjugue à l’interface de la philosophie et de la littérature, enquête, lexicale, stylistique, génétique, érudition historique, mise en parallèle des textes, analyse raisonnée, restituant ainsi dans toute sa profondeur l’œuvre et le travail de Rousseau, comme écrivain et comme penseur.

 

Sacha Croc-Barnicaud, professeur au Lycée Jules Uhry de Creil.