Olivier Dekens, Le Structuralisme, Armand Colin, Paris, 2015. Lu par Nathalie Coulvier

Le temps est-il venu de tirer un bilan de ce qu’aura été le structuralisme ? Peut-on considérer que son histoire est achevée et en dresser l’inventaire final ? Et peut-on aussi commencer à prendre la mesure de ce qui en reste, peut-être secrètement, encore à l’œuvre en nous ? Telles sont les questions qui ouvrent l’ouvrage d’Olivier Dekens, lequel s’attache d’abord à dessiner les contours de ce qui pourrait servir de définition du structuralisme.

Ce sont des positions conceptuelles qui permettent de l’identifier: « il y a structuralisme à partir du moment où trois positions conceptuelles sont posées ensemble : la langue est système ; tout en l’homme fonctionne comme une langue ; en conséquence : l’ordre linguistique constitue le paradigme devant être utilisé, à l’exclusion de tout autre, par les sciences humaines », p.7. Cette thèse et cette conviction étant mises au jour, il est alors possible d’esquisser une genèse du structuralisme, de proposer une période pendant laquelle il est clairement constitué, du début des années 50 à la fin des années 60, jusqu’à ce que certains de ses auteurs représentatifs prennent leur distance avec le terme et son socle théorique. Enfin, Olivier Dekens propose une liste, en trois cercles, d’auteurs que l’on peut identifier comme structuralistes, ou qui en sont amis critiques.

Une archéologie du structuralisme le situe dans le sillage de la pensée de Kant, comme philosophie transcendantale qui tente d’établir les conditions de la connaissance. Ce serait un « kantisme sans sujet transcendantal » (Ricœur), une forme très élargie et modifiée du kantisme dont Olivier Dekens analyse avec précision l’héritage selon les auteurs. Cette référence kantienne, souvent secrète, est perturbée par une référence plus explicite aux philosophies du soupçon : Marx, Freud et Nietzsche. Ainsi, le structuralisme a-t-il été qualifié parfois de « freudo-marxisme », Althusser et Lacan entreprenant de reformuler la pensée de ces auteurs, d’en dire la vérité. La lecture de Nietzsche, très présent dans la culture intellectuelle des années 60, et particulièrement important chez Foucault, concorde cependant mal avec la revendication scientifique des structuralistes du premier cercle, dont Foucault considère la volonté de savoir avec scepticisme. Enfin, c’est la référence à la linguistique, qui apparaît comme « la seule science humaine qui a réussi », qui fonde le projet structuraliste, à condition qu’il puisse montrer qu’il y a une analogie formelle entre les structures de la langue et celles de la culture. C’est la linguistique saussurienne qui fournit le paradigme. Le structuralisme se situe en un lieu indistinct : refus de la philosophie, au nom d’une revendication scientifique, ou bien exigence d’une nouvelle façon de faire de la philosophie ; affirmation d’une proximité avec la littérature, elle-même confondue avec la science.

 

 Dans sa dimension critique, le structuralisme entend destituer certaines idoles : la conscience, le Moi et son narcissisme, la figure de l’auteur, l’homme. Ainsi, l’indépendance de la conscience à l’égard de l’inconscient structural est-elle une prétention non fondée. Il faut dès lors engager une relecture critique du cartésianisme et de la phénoménologie : ce qui s’est traduit, par exemple, par la vive confrontation entre Lévi-Strauss et Sartre, et l’hostilité à son égard de toute la génération issue de ce structuralisme. Le Moi n’est réductible ni à la conscience, ni au sujet. Il est contesté en sa tentation narcissique, puis dans ses prétentions centralisatrices, enfin, comme une figure psychique qui fait obstacle à l’émergence d’une véritable subjectivité. Le dispositif qui a conduit à refuser les privilèges de la conscience et du Moi est reconduit à propos de l’auteur : il y aura science des textes à la condition de la destitution de l’auteur entendu comme forme de subjectivité constituante. C’est enfin du concept métaphysique d’homme que la disparition est annoncée : une question qui s’est d’abord posée à l’anthropologie structurale, où le fait de le poser comme une réalité unique et inaltérable apparaît comme directement nuisible à la reconnaissance empirique des singularités et des différences. La critique de l’humanisme est le prolongement politique de la disparition de l’homme : ainsi pour Lévi-Strauss, il s’agit de défendre un humanisme moins ethnocentrique et plus honnête politiquement que l’humanisme de la modernité. La critique de ces idoles permet de concevoir l’espace structural de façon strictement immanente et horizontale : la Science peut apparaître.

Le concept de structure n’a de sens que par rapport à ce qu’il remplace : le système périmé des idoles philosophiques. Le mot a une origine linguistique, une origine saussurienne, même si Marx l’a largement utilisé.  Dès que l’on pose la prédominance du système relationnel sur la nature des termes reliés, on est structuraliste. Or, le statut ontologique de la structure est ambigu. Pour l’ethnologue, la structure est pour la société où elle fonctionne un principe organisant inconsciemment les relations sociales, et elle est aussi un modèle permettant d’établir l’intelligibilité consciente de ces relations. La détermination anthropologique de la structure en est la forme la plus radicale, et Foucault en rejette le caractère dogmatique, qui ne correspond pas à un ordre structural chargé historiquement, et délimité géographiquement. Oscillation du lieu structural encore, quand le réel est tantôt conçu comme directement structural, tantôt comme ce qui est révélé par une structure, ou encore quand il est posé comme insaisissable, repoussé au-delà de la structure (Lacan). Le signe est l’une des grandes notions centrales du structuralisme : tout signifie. La sémiologie structuraliste se détourne de la profondeur du sens et parcourt la surface du tissu signifiant. Le Texte est une autre façon de dire le système des signes. L’analyse textuelle peut procéder à l’extension du domaine de la linguistique, et peut s’étendre au fait divers, au mythe. Dans toutes ses figures, le structuralisme fonctionne comme topique, c'est-à-dire comme un travail de découpages, de distinctions, d’analyses relationnelles, qui situe les éléments structuraux sur un plan, et donc dans un espace.

Enfin, Olivier Dekens évalue la possibilité d’une éthique structuraliste. Le structuralisme est la possibilité d’une pensée de l’ailleurs ou de l’autrement, qui invite à se construire autrement comme sujet, dans un autre rapport au monde, dépassant les clivages entre nature et culture.

 

Olivier Dekens dessine un panorama à la fois très synthétique, très lisible, mais aussi très précis et nuancé, d’un mouvement philosophique auquel on peut rattacher plus ou moins directement une dizaine d’auteurs. Son entrée d’abord conceptuelle se précise par des focus sur tel ou tel auteur porteur d’un concept, d’une perspective, ou d’un questionnement plus spécifique, ce qui lui permet de faire apparaître des lignes de force et une dynamique de ce mouvement par où il se constitue, mais peut aussi se défaire, se transformer, se prolonger.

 

Nathalie Coulvier.