L'archipel des idées de François Jullien, ed MSH 2014 lu par Maryse Emel

C’est à la façon des peintres de paysage que François Jullien nous présente son archipel, aux éditions MSH,  collection « L’Archipel des idées », une  nouvelle collection  nous invitant à découvrir une pensée, un monde, un auteur.

« pour capter le mouvement et la tension interne des choses, [le peintre] fait jouer à défaut d’éléments en composition,  la corrélation de facteurs opposés et complémentaires… »p.176

 Son archipel n’est pas lieu de séjour pour vacancier qui rechercherait ce qu’il connaît déjà, mais espace pour l’inabordé de la raison , comme il l’écrit,  il  travaille les rencontres de ces îles dans leur écart. C’est cette dimension inconnue, riche en possibles que l’archipel évoque à F.Jullien. S’il privilégie le terme d’écart   à celui de « différence » c’est pour l’impossible confusion que présente ce qui se tient à l’écart.  L’archipel surgit d’un jeu de complémentarité des éléments, mis en place par tout un travail d’opposition, qui ne se résorbe pas. La différence est posée par comparaison, le travail de la raison du « je » sujet. L’écart ne permet aucun jeu de la raison qui laisse surgir l’autre et l’autre de l’autre. La perte de l’écart c’est la disparition de l’île, la perte de la singularité. Le triomphe de la raison fige le mouvement de la composition, un peu au sens où Bergson parle de la composition musicale.


L’archipel de François Jullien, c’est cet écart entre les îles, espace qui permet de tenir ensemble diversité et universalité dans un souci de rejet de l’uniformité. Il s’agit de redonner sens au voyage, à la fécondité d’une réelle découverte culturelle et de compréhension d’une altérité qui ne soit ni un compromis, ni une opposition farouche à l’autre. L’archipel est mise en scène d’un espace commun, non communautaire, non identitaire, non totalitaire mais « concurrentiel » (p.29). Même si l’archipel de F.Jullien n’est pas un espace pour les vacanciers en mal d’amusement, les différents îlots culturels qui constituent cet archipel sont les uns par rapport aux autres « en rivalité ». L’extériorité demeure, coupant court  à toute velléité dialectique. On l’aura compris, F.Jullien n’est pas un « hégélien » encore moins un marxiste. L’opposition demeure dans un  face à face qui se veut fécond et surtout efficace.

Son archipel est ouverture à un inconnu, non encore maîtrisé par la pensée ontologique et dialectique. Toutes les îles n’ont pas été abordées.  Il y a des surprises sans doute. Ainsi, pour saisir cette géographie de l’archipel, il s’avère que la pensée de l’être n’est pas la seule. Parménide occupe une île, mais il y en a d’autres. « Non pas que ce vrai soit relatif et sectoriel, mais il se découvre concurrentiel » (p.29). C’est cela ce qu’il nomme « efficacité ». Philosopher suppose des choix.  Cela le conduit par exemple,  à mettre de côté la Déclaration Universelle des Droits de l’homme comme prescriptive (« Nous déclarons »). Retour à Marx et à sa critique des droits de l’homme? Non car ce qui en découle n’a rien à voir avec Marx.

·       Mise à l’écart de la Déclaration des droits de l’homme : repenser le politique comme « ouverture » vers…ni le communisme ni le capitalisme.

 

C’est le modèle de la démonstration mathématique qui, selon lui, a conduit la raison européenne à une ontologie figée. Au point de départ, un principe admis, dont découlera par voie déductive la conclusion.  La démonstration ainsi définie relève d’un mode d’exposition.   C’est l’intérêt de Hobbes pour la géométrie euclidienne qui le conduit à substituer  par voie déductive,  à la liberté « comme droit naturel unique » et principe admis, le « droit naturel » où des « rapports juridiques multiples » relient les hommes entre eux. La pensée du droit est à ce titre tributaire de la démonstration mathématique. .. et de ses limites, comme le soulignait déjà Platon, dans le Ménon. Il y présentait deux figures de la démonstration : la figure de l’exposition du résultat, qui ne peut produire que du déjà connu, et celle de découverte, qui au contraire part d’une intuition intellectuelle et met ainsi à jour du neuf. F.Jullien ne parle pas de cette seconde méthode, dite « méthode de découverte ».  C’est donc en référence à un modèle mathématique, celui d’exposition des résultats, que naît le sujet et l’Universel des droits de l’homme.  Cette référence aux mathématiques puis à Hobbes, un des premiers philosophes du droit naturel souligne par conséquent la pauvreté de la démarche juridique fondée sur un « indémontré ». D’où la conclusion de F. Jullien : ne pas uniformiser la pensée aux décrets d’un universel, et en l’occurrence ici à cet universel abstrait  que sont les droits de l’homme, nés de cet universel hobbesien qu’est la liberté.  Il n’y a cependant pas un rejet absolu des mathématiques. Il s’agit de s’ouvrir aux possibles de la pensée, dans un écart, qu’il qualifie d’impensé, « l’inabordé, l’indécouvert » (p.28) en renonçant au terme de « différence » qui implique le terme corollaire « d’identité », et donc une fixité des cultures qu’il refuse au profit d’une fécondité de la pensée, dans le mouvement. Ces possibles qui ouvrent sur des espaces « impensés » sont autant d’axiomatiques autonomes les uns par rapport aux autres.  Ainsi, François Jullien ne renonce pas à « toutes » les mathématiques : il suffit de comprendre que ce champ des possibles a pour  paradigme les axiomatiques mises à jour au 19e siècle. Les indémontrables montrera Riemann, peuvent être démontrés… et cette démonstration établira la fausseté de la géométrie euclidienne, ou plutôt le fait qu’elle n’est qu’une axiomatique parmi d’autres, une île au milieu de l’archipel.

Que reproche François Jullien à la Déclaration des Droits de l’homme : une origine historique chaotique, une perte de toute sacralité divine et par conséquent, la nécessité de se forger une transcendance, et rejoignant Marx dans la Question Juive, son service rendu aux intérêts du capitalisme. Marx y voit un pur formalisme vide qui ne prend pas en compte la réalité humaine.  Ainsi la liberté ne serait rien d’autre que la liberté du propriétaire.  La Déclaration ne protège que le riche bourgeois de l’atteinte à son capital. Se séparant ici de Marx, Jullien oppose à cet universel vide, ce qu’il appelle  « l’universalisant ». Qu’entend-il par là ? Une autre définition de l’homme. Il se réfère à Mencius pour établir cette définition. Mencius, de son nom personnel Meng Ke, est un penseur chinois confucianiste ayant vécu aux alentours de 380-289 av. J.-C qui aurait dit : celui qui ne possède pas une « réaction d’humanité incontrôlée n’est pas homme ». L’humain appartient à une réaction mécanique, une sorte d’instinct non réfléchi. Refusant la prescription de la raison, il en vient à défendre un mécanisme de l’humain qui met de côté tout recours à la raison. C’est ainsi que nous sommes animés par une sorte d’instinct de pitié – au sens de Rousseau dans Le Second Discours.

Cet universalisant est aussi critique de l’espace uniforme de la consommation, entendons par là l’uniformisation du modèle économique, critique d’un espace communautaire qui, refermé sur lui, n’est pas extensif et devient vite fermeture totalisante. Critiquant ainsi les dérives du concept de liberté dans la Déclaration des droits de l’homme,  F.Jullien défend un espace commun « extensif », ce qui n’est pas sans rappeler la troisième loi de thermodynamique… donc la rationalité des sciences physiques. Cette référence constante aux  sciences ou encore à des philosophes – bien souvent implicitement – donne au texte une dimension « rationnelle » au sens où il ne s’agit pas de tenir des élucubrations incontrôlées en  marge de la raison, mais de la forcer plutôt à répondre, dans cet archipel en train de surgir de la peinture de l’auteur.

 

·       Mise « en dialogue » des cultures : ni assimilation, ni séparation.

Une fois comprise la différence entre universalité et uniformité et que les cultures sont autant de possibles ouverts, F.Jullien va éclaircir le rapport qui doit s’établir entre les cultures, à savoir maintenir en tension ce qui est séparé, sans jamais céder au consensus. Ainsi selon lui, « le châtiment de Babel, c’est  la nécessité de traduire qui met au travail les cultures entre elles. La traduction, à mes yeux,  est la seule éthique possible du monde global à venir » (p.69). Le dialogue entre les cultures c’est à partir de la langue, résister à l’assimilation de la langue. Il s’agit de rester sur la brèche, l’écart, au risque de ne pas avoir une traduction « coulante ».

C’est de la même façon qu’il faut entendre le dialogue de la tradition et de la contemporanéité. Citation de Mao à l’appui il écrit : « Marcher sur ses deux jambes », l’occidentale et la  chinoise…dans  le vent de « l’influencement ». L’influence a  un piètre statut dans la philosophie occidentale qui y voit la source des préjugés et qui trouve son origine étymologique dans l’astrologie. Le modèle chinois donne à penser l’influence dans sa discrétion, « sans qu’on puisse la remarquer »  (p80), dans une multiplicité de petites perceptions aurait pu peut-être dire Leibniz. François Jullien parle à ce propos de champs magnétiques, «  pour lesquels l’Occident est demeuré si longtemps en retard » (p.82). Ce thème de l’influence explique pourquoi la pensée du sujet n’est propre qu’à l’Occident. L’influence explique une réelle combinatoire entre les hommes et la nature, de même qu’avec la moralité. A cette notion d’influence il oppose la notion de persuasion « au cœur de la démocratie et de la pensée de la liberté » (p.83). L’influence est base du politique en Chine.  La parole n’est plus que « vent influençant » (p.84), ce qui a des conséquences sur le plan de la création poétique et politique. « Ce vent qui passe dit une dissémination qui diffuse insensiblement, … », entendons par là qu’il vaut mieux des paroles qui s’infiltrent, que des paroles qui veulent commander.

 

·     Se déshabituer de « nos » langues : pour un vrai « dépaysement »

Le temps se pense dans la langue. L’Occident possède toute une panoplie de syntaxe du temps. Qu’en est-il de la Chine ?  Sa pensée du temps se rattache aux saisons et au modèle agricole. Les saisons et le « bon moment » : c’est la pensée du processus. Il faut « aider ce qui vient tout seul » (p102), partir de la situation et renoncer au moi sujet. Renoncer à la psychanalyse dans le même temps, rajoutera avec insistance F. Jullien.

 

En vis-à-vis de l’héroïsme et épopée de l’Occident, solidaires de l’action et du héros, en particulier l’action du héros, ce qui donne naissance au récit narratif  et à la place imminente du sujet, la Chine oppose la transformation qui se rattache à la culture de la terre qui laisse croître et se transformer la plante.  Ainsi, le Sage transforme-t-il l’humain (par le jeu de l’influencement) et le stratège l’adversaire (rien à voir avec Clausewitz qui en en restant au plan d’action fixé tue la stratégie, précise F.Jullien). Ainsi comprend-on que la sagesse n’est nullement la quête du bonheur : la Chine ne se projette pas dans le royaume des fins. Etre sage, c’est être en phase, là encore comme la plante dans son élément.

L’absence du sujet, le refus d’une vérité absolue, expliquent la sagesse comme ouverture et capacité à s’adapter à chaque cas. Le sage soulève un pan du voile sans aucune position déterminée. Il ne prescrit rien.  Ce refus du point de vue localisé, figé, ouvre à une multiplicité de points de vue,  à un refus de prendre position…mais en même temps ce « dépaysement » est cause conclut F.Jullien de l’impossible pensée du Politique en Chine. L’Europe a su développer l’espace du débat comme condition et conséquence de la démocratie.  La pensée du dépaysement rend impossible le débat démocratique… conséquence aussi de l’absence du mot « liberté ».

 

 

·       Ressource de l’obliquité : esquisse d’une autre stratégie… et d’un autre visage de la raison.

Ne rien dire pour que le dire «se féconde, en revanche, de ce qu’il ne dit pas. L’homme sans caractère et sans qualité : c’est lui qui répond le mieux à la diversité des situations

C'est l’exemple de l’artiste Ai Weiwei. Ce dernier va jusqu’au seuil de la provocation. Il s’arrête avant que le surgissement du sens ne le condamne. Dans une de ses œuvres la tension est forte : juin 1994, Place Tian’an men, une jeune fille soulève sa robe. Rien n’est tranché. L’artiste varie sur ces provocations sans jamais aller jusqu’au bout. Cet artiste contemporain renoue, écrit François Jullien, avec la tradition, mais sans jamais le dire. 

« Il nous faut être ce sujet alerte et non pas inerte, sujet agile, sujet qui n’est pas engoncé »(p.192)



L’art  clôt ce livre. Mais la pensée du paysage l’habite depuis le début. L’archipel de l’auteur c’est un paysage qui s’esquisse par petites touches. Jamais achevé, toujours en élaboration, l’inconnu n’ayant pas de limites. Un paysage du dépaysement.

Comment comprendre la fin du livre ? S’agit-il d’un appel à la résistance individuelle, semblable à celle de l’artiste qui esquisse et esquive…Faut-il lire l’échec de toute solution collective ?

« Quand on y entre, il s’étend comme un arbre, de la base au sommet. A sa souche, il remonte aux trésors des plus anciens passés ; son tronc est celui du développement des millénaires de l’histoire chinoise ; ses branches s’étendent et se multiplient en tout sens pour déployer la modernité de la façon la plus audacieuse et la plus diverse. […]Dans ce plein des trésors conservés, incarnant la grandeur ancienne, il reste encore beaucoup de « vide » attendant les œuvres à créer et la nouvelle culture à inventer.(p.196)

Descartes dans l’écart du texte…un arbre, la connaissance…Il faut renouer avec la tradition pour la retravailler.

Maryse Emel