Paulin Ismard, L’événement Socrate, Flammarion, Lu par Nazim Siblot

Paulin Ismard, L’événement Socrate, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 2013, 300 pages.

Figure tutélaire de notre discipline, Socrate incarne, par sa remise en cause de la doxa et son interrogation sur l’essence, le questionnement philosophique par excellence. Archétype universel du philosophe, il reste pourtant en bonne partie une énigme, qui nous apparaît à travers le prisme du platonisme et des réinterprétations successives de sa démarche – en particulier celle des Lumières, qui voit dans le fameux procès de 399 la préfiguration de la lutte de la raison en butte à l’obscurantisme des prêtres, et dans le philosophe le prototype du penseur engagé dans l’espace public, prêt à défendre ses principes au péril de sa vie.

Le Socrate authentique – si tant est qu’il soit possible d’approcher la vérité d’un personnage qui, on le sait, n’a pas laissé de témoignage écrit – correspond-il au mythe Socrate, élaboré dès l’Antiquité par ses disciples et défenseurs, puis sans cesse réinvesti à travers notre histoire, chaque époque projetant sur lui une nouvelle signification ? Comment interpréter le plus justement possible le procès du philosophe à travers les strates d’interprétation et de discours qui se sont succédé, chacune opacifiant et déformant davantage son sens originel ? C’est ce défi que relève Paulin Ismard dans L’événement Socrate, passionnante enquête consacrée pour une part à une remise en situation du procès dans le contexte de la démocratie athénienne, à laquelle l’auteur restitue pleinement son altérité, et pour une autre part à suivre le cheminement protéiforme du mythe socratique, de la postérité immédiate du philosophe jusqu’au XVIIIème siècle. Deux grandes séquences peuvent ainsi être distinguées dans l’ouvrage.

 

La séquence la plus importante, des chapitres 1 à 5, est consacrée à l’interprétation du procès proprement dit, d’abord pour replacer les faits à l’intérieur de la culture athénienne en général et du contexte politique particulier de la fin du Vème siècle, mais aussi pour mesurer l’ombre portée et le retentissement de la condamnation du philosophe, qui ne devient véritablement événement que quelques années après la mort de Socrate.

Le premier chapitre nous montre en effet comment naît « l’affaire Socrate » suite à la publication, aux alentours de 390, d’une Accusation contre Socrate par un dénommé Polycrate, rhéteur alors renommé. C’est ce texte, plaidoyer fictif centré sur la dimension politique du procès et justifiant la condamnation du philosophe, qui lance la polémique et entraîne une production discursive intense, dont on est surpris de découvrir l’ampleur : les disciples du philosophe auraient rédigé pas moins de 200 à 300 logoi sokratikoi pour défendre la mémoire de leur maître ! Surgit alors un deuxième niveau de conflit, les disciples, à l’instar de Platon et Xénophon, se disputant pour capter l’héritage symbolique de l’enseignement socratique. Enfin, à travers cette double polémique agitant « les acteurs de la sphère lettrée athénienne », on assiste à l’autonomisation d’un champ intellectuel indépendant et à la naissance d’une figure sociale distincte du sophiste : le philosophe.

Le deuxième chapitre s’attelle à la description du fonctionnement de la justice athénienne, à tous égards surprenant au regard de celui de nos institutions judiciaires. Poussant à l’extrême la logique de la démocratie directe, sans magistrat et sans corpus jurisprudentiel (c’est la volonté populaire qui s’exprime pleinement à chaque procès, sans avoir à en référer à une norme légale préexistante), il s’agit d’un jury composé d’un échantillon de citoyens tirés au sort, devant lesquels accusateur et accusé doivent eux-mêmes défendre leur position et infléchir le public, recourant souvent au pathos. Justice spectaculaire donc, assimilable à un combat, où l’on imagine bien comment l’éloquence et la brillance de l’orateur risquaient de l’emporter sur l’exigence de vérité. Or c’est précisément ce fonctionnement dévoyé que dénonce l’ironie socratique, renversant l’accusation et faisant de son procès celui de la justice athénienne – jusqu’à sceller son sort lors du deuxième vote du jury citoyen, décidant de la peine, où en guise de sanction à son encontre, il propose d’être nourri au Prytanée, honneur réservé aux plus grands bienfaiteurs de la cité ! Ultime provocation, ce défi lancé aux institutions d’Athènes ne manqua pas d’être perçu comme profondément arrogant, quelques années après la fin de l’épisode oligarchique et de la guerre civile.

Le troisième chapitre fait en effet apparaître combien le procès prend sens par rapport à un contexte politique bien spécifique, qui voit le rétablissement de la démocratie après la tyrannie des Trente. Et ici l’évidence s’impose : Socrate ne peut être considéré comme un démocrate, mais apparaissait sans hésitation à ses contemporains comme un proche des oligarques. D’abord sa doctrine, reposant sur l’idée d’un savoir politique distinguant certains individus comme compétents pour diriger des affaires de la Cité, contrevient au principe d’égalité stricte de la démocratie athénienne, devant permettre à tous l’accès aux charges publiques (d’où la pratique du tirage au sort, absurde dans l’approche socratique). Ensuite et surtout, aux yeux du plus grand nombre et dans une société jugeant la valeur d’une personne à l’aune de ses relations, Socrate, qui fréquente principalement la haute société, qui participe peu aux délibérations publiques, qui est même resté à Athènes aux  heures les plus noires de la guerre civile, quand les Trente se maintenaient au pouvoir avec l’appui de Sparte, est sans conteste l’ami des oligarques : Critias, tête pensante de la tyrannie et membre des Trente, n’était-il pas son élève ?

La tentation alors serait grande de faire du procès, comme on l’admet souvent, une « interprétation purement politique ». Or le quatrième chapitre, prenant au sérieux l’accusation d’impiété  formulée à l’encontre de Socrate, montre que ce dernier n’a pas seulement mis en cause le système judiciaire et politique de la cité, mais aussi son fondement religieux. Paulin Ismard, en resituant la religiosité athénienne dans sa fonction première de religion civile, dépourvue d’un clergé fixe et d’une orthodoxie strictement définie, nous prévient du contresens consistant à faire du procès une sorte d’Inquisition avant l’heure. Il n’en reste pas moins que, à une période qui voit l’introduction de nouveaux dieux à Athènes et des actes sacrilèges signant une « provocation oligarchique », la dénonciation par Socrate du ritualisme traditionnel et sa redéfinition désintéressée du divin et de la piété ne pouvaient manquer de heurter de front la majorité des Athéniens.

En outre, l’autre chef d’accusation de corruption de la jeunesse doit-il lui aussi être pris en considération, comme s’y attelle le cinquième chapitre. Lointain héritier de Pythagore, Socrate, à l’inverse des sophistes ouvrant leurs leçons à tous (pour peu qu’ils puissent payer, achetant leurs services), noue avec ses disciples une relation exclusive d’une très grande force. Ne faisant pas l’objet d’une rétribution et donnant accès à des biens supérieurs dont il serait impossible de trouver un équivalent matériel, donc créant une insolvable dette, « l’érotique philosophique » de Socrate, fondamentalement dissymétrique, opère chez le disciple une sorte de conversion, et implique un engagement de tout son être. Cet enseignement, réservé qui plus est à quelques initiés donc suscitant la méfiance, tend ainsi à couper les disciples de leur famille, faisant passer au second plan le respect de l’autorité paternelle et le lien filial avec l’oikos, le foyer. La relativisation de ces liens sociaux fondamentaux a sans nul doute engendré une hostilité qui ne doit pas être sous-estimée dans les motifs du procès.

Après un chapitre de transition, la deuxième séquence, des chapitres 7 à 9, nous montre comment le procès de Socrate a fait l’objet d’une « triple relecture ».  Tout d’abord on comprend comment, aux premiers temps du christianisme, la critique socratique du rituel polythéiste, sa conception abstraite du divin et son acceptation devant son sort fatal ont pu être interprétés comme une préfiguration de la figure de Jésus : « les pères de l’Eglise firent de Socrate le modèle du vertueux païen dont le consentement à la mort anticipait le martyr chrétien ». Ensuite, avec l’humanisme, le thème du conflit entre religion païenne et monothéisme s’estompe, et le mythe se voit réorienté : bien loin de ses accointances aristocratiques originelles, voilà Socrate présenté en « citoyen exemplaire », chantre de l’égalité dont la « simplicité naturelle » est donnée en exemple. Enfin, dernier avatar qui exerce sans doute aujourd’hui la plus forte influence, au siècle des Lumières « le procès fait l’objet d’une interrogation sur la liberté d’expression », en même temps que se voit réhabilitée la démocratie : au prix d’une double déformation (sur le plan religieux comme sur le plan politique) la figure de Socrate sert alors, notamment pour Voltaire, d’archétype pour penser l’engagement de l’homme de lettres.

 

Cette riche enquête, érudite sans pédantisme, nuancée et claire à la fois, bouscule les représentations habituelles, et peut-être plus particulièrement les nôtres en tant que professeurs de philosophie. La mise à distance du Socrate platonicien notamment permet de faire apparaître la complexité du personnage. Plus largement, le livre de Paulin Ismard, en brisant les « fausses continuités », remet en perspective le lien que nous opérons spontanément entre philosophie et démocratie, la notion de démocratie elle-même, tout comme nos conceptions de la justice et de la religiosité : derrière les mêmes termes se cachent, sous une identité verbale, des réalités culturelles bien différentes.

L’événement Socrate comporte aussi, dans le chapitre d’introduction, des indications méthodologiques intéressantes sur la pratique de l’historien, notamment la réhabilitation à nouveaux frais du concept d’événement en tant qu’« exceptionnel normal » (E. Grendi), situation singulière  de rupture qui sert de révélateur d’une société en concentrant et en cristallisant ses lignes de tension. Ici, la remise en contexte historique, politique, religieuse, en un mot culturelle opérée par P. Ismard produit indéniablement des effets d’interprétation efficaces et, sans prétendre mettre à jour un insaisissable sens ultime de l’événement, permet tout simplement l’intelligibilité des faits. Cependant le grand mérite de l’ouvrage est de ne pas réduire l’analyse à une démarche causale, explicative, mais aussi de questionner en retour les effets des constructions symboliques sur la réalité historique.

En effet ce qui caractérise un événement, c’est aussi, et peut-être surtout, son onde de choc postérieure, que L’événement Socrate restitue dans toute son ampleur : au-delà des facteurs historiques permettant de donner sens au procès, P. Ismard nous donne à voir les transformations sociales ultérieures, contenues en puissance dans la critique socratique. Certes, les conditions sociales déterminent les pratiques et les modes de pensée, mais l’émergence de nouveaux concepts (par exemple ici la distinction entre philosophie et rhétorique, ou la nécessité d’un principe de justice, d’un nomos pour la cité) agit en retour sur la réalité sociale. Que ce soit au niveau juridique, politique, intellectuel ou religieux, on est frappé, au-delà de la réhabilitation du personnage (en l’honneur duquel est érigée une statue quelques décennies à peine après sa mort), de voir l’action postérieure profonde de la subversion socratique sur la société athénienne et l’importance prise par la figure du philosophe, devenu modèle de citoyenneté et de vertu dès la fin du IVème siècle : Athènes ne sera-t-elle pas dirigée en 317 par un disciple d’Aristote, Démétrios de Phalère ?

Enfin, L’événement Socrate restitue, dans ses multiples dimensions, l’incroyable destinée posthume du procès au-delà de la période antique, et donne à sentir les cadres de réception successifs de la figure socratique, dessinant une suite de « lignes interprétatives » au gré des « enjeux projetés » sur la condamnation du philosophe. Voilà un livre qui nous plonge dans le mouvement même de l’histoire des idées, à partir du « lieu symbolique » extrêmement riche que constitue le procès de Socrate, dont les « réserves de subversion » ne sont peut-être pas épuisées…

Nazim Siblot