Souffrance et douleur. Autour de Paul Ricœur, sous la dir. de C. Marin et N. Zaccaï-Reyners, lu par Pascal Chantier

Souffrance et douleur. Autour de Paul Ricœur, sous la direction de Claire Marin et Nathalie Zaccaï-Reyners, PUF, 2013.

Cet ouvrage nous donne d’abord à lire un texte de Paul Ricœur, La souffrance n’est pas la douleur. Issue d’une communication présentée lors du colloque « Le psychiatre devant la souffrance » tenu à Brest en 1992.


L’étude est suivie de cinq « lectures », le tout précédé d’un avant-propos. L’originalité de l’ouvrage se trouve précisément dans ces lectures qui en expliquent le sous-titre : Autour de Paul Ricœur. Il s’agit de courts articles par lesquels les auteurs, tout en faisant retour au texte du philosophe français, tentent de le prolonger en l’appliquant à leur champ de recherche respectif. Ils sont philosophes, médecin, sociologue et puisent dans cette riche et dense analyse ricœurienne les éléments d’une réflexion centrée sur la subjectivité souffrante, la vie et son sens, le soin médical et son humanité.

Dans l’Avant-Propos se trouvent présentés le projet et les motivations de chaque rédacteur, un aperçu rapide de chacun des articles : le texte de Paul Ricœur La souffrance n’est pas la douleur ;Souffrant, agissant et vivant de Frédéric Worms ; Le visage de la souffrance de Claire Marin ; Le sens de la souffrance de Lazare Benaroyo ; L’expérience du mal physique de Jean-Christophe Mino ; Souffrance et démence de Natalie Rigaux.

Dans La souffrance n’est pas la douleur, Ricœur propose une phénoménologie de la souffrance. Il s’agit cette fois, deux ans après la parution de Soi-même comme un autre, d’éclairer le côté plus sombre de cet « être agissant et souffrant » que nous sommes. Sans prétendre « orienter l’acte thérapeutique », Ricœur tente d’apporter au thérapeute la compréhension qui semble requise à sa pratique. La distinction idéal-typique de la douleur et de la souffrance permet en effet au philosophe de se concentrer sur les signes de la souffrance, conçue comme expérience totale du sujet au-delà de la douleur. Cette sémiologie de la souffrance, méthodologiquement articulée en trois temps (le rapport soi-autrui, le rapport agir- pâtir et la question du sens) permet de dégager les points suivants :

Le premier axe met en évidence la double crise (crise de l’identité, crise de l’altérité) suscitée par le souffrir. L’épreuve du souffrir se révèle paradoxale : d’un côté un soi intensifié, de l’autre un soi séparé des autres. Le souffrir s’avère une expérience d’intensification de soi par laquelle j’existe immédiatement et absolument comme « plaie vive » et en même temps une expérience de repli sur soi, d’effacement du monde comme horizon de représentation et monde habitable.

Partant d’une définition de la souffrance comme diminution de la puissance d’agir, le deuxième axe examine celle-ci selon les quatre registres que Soi-même comme un autre avait pris pour base de son herméneutique du soi : la parole, l’action au sens restreint, le récit et l’estime de soi. Ces blessures du pouvoir-dire, du pouvoir-faire, du pouvoir (se) raconter, du pouvoir s’estimer soi-même comme agent moral sont des épreuves de l’impuissance.

- l’impuissance à dire conduit à la plainte qui est toujours un appel à l’aide et permet de distinguer la souffrance bruyante de la douleur silencieuse.
- l’impuissance à faire est perte du pouvoir-sur : le souffrant est livré à l’autre, se sent victime de, se trouve finalement excommunié. Parce qu’elle est endurance, la souffrance conserve toutefois un degré minime d’agir incorporé à la passivité.

- l’impuissance à (se) raconter fragilise la fonction de narration au fondement de l’édifice personnel. Émerge alors l’inénarrable. Cette rupture du « fil narratif » met en péril la compréhension de soi et modifie le rapport au temps du sujet : focalisé sur l’instant de sa souffrance, l’épaisseur ontologique du présent disparaît.

- l’impuissance à s’estimer soi-même, à se concevoir comme sujet éthique, se repère quant à elle dans l’auto-culpabilisation du souffrant, dans un certain sentiment délirant de persécution, enfin dans la capacité à « se faire souffrir soi-même » dont une analyse clinique et psychanalytique (celle de Freud dans Deuil et mélancolie par exemple) pourra compléter

l’analyse phénoménologique et dont les passions sont « l’illustration saisissante ». Leur caractérisation et l’examen rapide de deux d’entre elles, l’envie et la vengeance, en attestent. Le troisième et dernier axe s’interroge alors sur ce que la souffrance donne à penser. La souffrance nous instruit-elle ? Cherchant à éviter les écueils du moralisme et du dolorisme, Ricœur se défend de comprendre la souffrance comme « sacrifice tenu pour méritoire ». Le sens de la souffrance se trouve plutôt dans sa double dimension métaphysique et morale : la souffrance questionne, elle est demande de justification (« Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi mon enfant ? ») ; la souffrance appelle, elle est demande d’aide, de compassion, d’un souffrir-avec sans réserve. Mais si une « solidarité des ébranlés » est toujours moralement nécessaire, une parcimonie du don et du soin semble inévitable.

Souffrir, conclut Ricœur, c’est finalement toujours « endurer, c’est-à-dire persévérer dans le désir d’être et l’effort pour exister en dépit de... ».
Les « lectures » qui suivent s'interrogent toutes sur le bénéfice que l'univers du soin peut retirer d'une telle compréhension du souffrir.

Dans Souffrant, agissant et vivant, Frédéric Worms insiste sur le problème de la vie. Il s’interroge d’abord sur la suspension provisoire de la douleur à laquelle procède Ricœur en se concentrant sur la seule souffrance et rappelle comment le philosophe avait exposé le noyau dur du souffrir dans une seule page remarquable, mais cicatricielle, de Soi-même comme un autre. En procédant à une inversion de tous les signes de l’agir patiemment examinés dans l’ouvrage, cette page soulevait l’énigme de « l’inénarrable » sous les formes de la mésestime de soi et de la détestation d’autrui. Le texte de 1992 La souffrance n’est pas la douleur, fruit d'une rencontre avec le milieu psychiatrique, doit être interprété comme son prolongement, l’approfondissement à la fois anthropologique et éthique de son versant sombre. Worms souligne qu’à la différence de « toute conception du souffrir pur, et muet, qui serait une affection générale de la vie par elle-même » (l’approche de Michel Henry par exemple), l’analyse de Ricœur met en évidence la demande de sens au cœur même du souffrir, expression du scandale moral. La question de la suspension de la douleur revient alors : cela va-t-il de soi d’éclipser le plan du corps et de la vie, avec l’épreuve de la douleur et de la mort, alors même qu’il a constitué dans toute son œuvre une manière de penser l’altérité ou la passivité du soi dans le soi ? S’appuyant sur la pensée de Simone Weil, l’auteur reconnaît le caractère réellement inséparable de la souffrance psychique et de la douleur corporelle. Unies en une même figure, celle du « malheur », douleur et souffrance constituent « l’envers nocturne du prisme lumineux de la vie humaine ». Le questionnement récurrent « Pourquoi moi ? Pourquoi mon enfant ? » est bel et bien le signe qui, au sein du texte de 1992, témoigne de la persistance de la vie, du lien vital à soi et aux autres dans l’expérience du souffrir. Ce problème de la vie à l’œuvre dans le souffrir, Frédéric Worms entend le reprendre et le renouveler. Son ouvrage récent Revivre en témoigne. Il s’agit de comprendre qu’en dépit de sa destruction, la vie insiste, mieux « elle gagne ou retrouve sa portée véritable et profonde. » Ainsi, toute conception du soin, si elle ne doit pas se limiter à une prise en charge de la douleur mais doit aussi traiter la souffrance psychique, ne doit pas pour autant oublier le socle vital et ce qui le constitue.

Avec Le visage de la souffrance, Claire Marin s'attarde sur l'épreuve du souffrir comme expérience totale de l'endurance à la fois dévastatrice et miraculeusement révélatrice des ressources de l'existant humain. Désirer vivre en dépit de... telle est la leçon de l’endurance. Se réappropriant les analyses de l’endurance face à la torture présentées dans Le Volontaire et l’Involontaire pour questionner le souffrir comme processus d’aliénation (Jean-Luc Nancy dans L’Intrus), de « démantèlement » de la subjectivité, Claire Marin constate : inscrite dans la durée, souvent entretenue et augmentée par les seuls souvenirs de la douleur en son absence même et la crainte de son retour, la souffrance est usure physiologique et psychologique, épuisement progressif des ressources volontaires du sujet ; et pourtant, elle est aussi et paradoxalement découverte de capacités à résister, à ne jamais purement subir, effort pour persévérer dans la vie. Se posent alors au soignant des questions cruciales : comment affronter

cet effondrement du sujet ? Comment le retarder en nourrissant son endurance ? Comment agir sur son imagination si celle-ci décuple sa souffrance ? Comment aider à endurer une souffrance sans « cause » ? Comment, si c’est possible, encore soigner le patient qui a sombré ? Seule une relation privilégiée et intensifiée d’attachement, faite de compréhension et de solidarité, de gestes simples constitue la réponse appropriée pour sortir le patient de son îlot de souffrance. La souffrance questionne et appelle : lui répondre, c’est oser affronter son « visage terrifiant » pour aider le patient à retrouver le fil de la communauté humaine qui le mènera hors du « labyrinthe infernal ». En s’adressant à des individus ayant une histoire, la médecine peut garder cet objectif d’une réhabilitation identitaire.

Lazare Benaroyo, dans Le sens de la souffrance, relit Ricœur pour élaborer une éthique du soin qui, au traitement antalgique de la douleur, saurait adjoindre le soulagement intersubjectif de la souffrance. La pratique médicale actuelle doit dépasser une approche trop souvent purement technique pour redonner toute sa place à l’expérience existentielle, avec ce qu’elle comporte d’inénarrable et d’incommunicable. Selon quelles visées le soignant doit-il prendre en charge la douleur-souffrance du malade ? L’auteur propose trois visées éthiques de l’acte soignant : la première, de porter attention à l’ambiguïté du corps algique et souffrant à la fois vulnérable, enchaîné à soi et pourtant ouvert à autrui par son appel à responsabilité ; la deuxième, d’entamer une réflexion sur sa propre capacité de soignant à accueillir cette demande et à y répondre selon une logique de la disponibilité et de la compassion ; la troisième enfin, de prêter attention aux trois phases de la souffrance afin de déterminer trois moments éthiques successifs - phase de la souffrance indicible à laquelle répondra l’empathie silencieuse, phase de la souffrance plaintive qui habituellement orientée vers le passé doit motiver la formulation d’une narration orientée vers le futur, phase de la souffrance métamorphosée à laquelle répond un processus de refiguration du soi et de repossibilisation. L’expérience du mal physique permet à Jean-Christophe Mino d'examiner le cas de la maladie grave. Evitant la partition dualiste, il aborde celle-ci comme une épreuve existentielle, l’expérience tout à la fois douloureuse et souffrante que le malade fait de son propre corps. La douleur se mue en souffrance et brouille à la fois la réflexivité, les relations à autrui et le rapport au sens. L’expérience quotidienne de la maladie s’éclaire alors pour le soignant : conscience aigüe et douloureuse de l’ici-bas du corps, difficulté à se projeter dans le monde et le futur, solitude et incommunicabilité, victimisation sans justification, diminution de la puissance d’agir et de dire, fragilisation de l’estime de soi accrue par le sentiment fréquent d’une violence médicale. Toutefois, cette épreuve existentielle n’est pas exclusivement destructrice : elle peut aussi, on l'a vu, être l’occasion d’une véritable reconstruction de soi, d’un changement radical. Il faut réexaminer sa vie toute entière : recoudre le fil de son existence, repenser ses priorités, ses relations sociales, son investissement professionnel, les conditions générales d’un nouveau mode de vie. La lecture du texte de Paul Ricœur s’avère donc salutaire pour repenser le statut de la maladie grave et nous la montrer autrement que sous une forme objectivée et plaquée extérieurement sur le malade. La réflexion ricœurienne rencontre celle de Cicely Saunders, fondatrice dans les années 1950-60 de ce nouveau modèle de soin qu’est la médecine palliative. La notion de « souffrance globale » (total pain), prise ici en considération, qui comporte quatre composantes - douleur physique, douleur mentale, douleur sociale et douleur spirituelle - nous amène en effet à penser la maladie grave et la douleur comme mode d’être au monde. En rendant possible une intelligence du souffrir et du vécu expérientiel de la maladie, Ricœur aide aussi le médecin, souvent formé dans une approche matérialiste réductrice, à repenser le soin comme « tâche existentielle » avec ses nécessaires modalités intersubjectives. « La souffrance est fondatrice de l’exigence de soin et sa compréhension pratique, l’une de ses conditions de possibilité. »

Souvent accompagnées de troubles comportementaux et de déficits cognitifs et fonctionnels progressifs, les démences (dont la maladie d’Alzheimer) constituent de déchirantes expériences de la douleur et de la souffrance aussi bien pour les malades que pour leur

entourage. Sur la base d’une recherche ethnographique attentive au triple vécu des déments, des soignants et des proches, Natalie Rigaux, dans Souffrance et démence, aborde le texte de Ricœur selon un double enjeu : reconnaître ou non la dignité des personnes démentes ; évaluer le rôle du soignant (proche ou professionnel) et la mesure de son investissement. En présentant l’expérience du souffrir comme immédiate, cogito absolu, sans objet et sans dimension représentative, Ricœur autorise à considérer les déments, malgré leur déficit cognitif, à l’égal de tout être humain pouvant faire l’expérience de la souffrance. Toutefois, leur impuissance à faire et à dire les expose au pouvoir d’autrui et au sentiment d’une violence subie réelle ou fantasmée. La relation du soignant au malade doit alors tendre vers une autonomie relationnelle dont l’objectif est d’atténuer « la prise de pouvoir sur ». L’auteure termine par la question de la parcimonie qui fixe selon Ricœur la « limite du donner- recevoir » : il semble bien, à considérer le cas des époux Duval, qu’une limite s’impose si l’on prétend apporter une aide durable et se protéger soi-même comme soignant sans se laisser engloutir par la démesure de l’exigence.

Toujours soucieux de prolonger les propos du philosophe, les cinq auteurs avancent dans cet ouvrage des analyses qui se recoupent et se complètent. Osant la métaphore musicale, on pourrait considérer le texte central de Paul Ricœur comme le thème que prolongent cinq variations, autant de reprises et de réinventions du propos initial. En se mettant à l'écoute de la parole féconde de Paul Ricœur, les auteurs en retiennent finalement l’idée simple mais ô combien exigeante et difficile dans ses applications pratiques : la nécessité de mieux comprendre le souffrant pour mieux le soigner. Vulnérable et blessé, l'existant humain témoigne toujours de ressources insoupçonnées dont il dispose pour se reconstruire : désir de vivre et d'agir toujours persistant. Telle est la leçon de l'endurance. C’est à cette reconnaissance de nos blessures et cette estimation de nos forces que le médecin doit s’obliger dans l’exercice de son métier. En se limitant précisément au sens thérapeutique du soin, l’ouvrage ne pose pas les difficultés liées à l’expansion risquée de ce concept à d’autres domaines. Le soin ne désigne pas ici l’activité polymorphe, incluant le soin maternel et l’éducation, la politique et la cosmopolitique « écologique », que Frédéric Worms place à tort ou à raison sous ce terme aujourd’hui. Les réflexions intéressent en priorité le personnel soignant. En ce domaine, une philosophie et une éthique du soin qui rappellent à la médecine sa visée essentielle et l’empêchent de se réduire à une simple technique déshumanisée et déshumanisante sont choses essentielles. Que cette humanité ainsi prônée procède ou non d’une sécularisation de la charité chrétienne, c’est là aussi un autre débat dans lequel nous n’entrerons pas. Force est de reconnaître que derrière l’usager - de plus en plus réduit aujourd’hui au rôle de client - derrière le patient, il y a le malade qui éprouve subjectivement l’assaut de la maladie et son lot de détresse. Soigner, c’est répondre à cette détresse qui nous fait signe en même temps qu’administrer des remèdes (dont on ne doit pas oublier qu’ils peuvent être extrêmement violents - la chirurgie malgré ses avancées technologiques les plus récentes en atteste). Dans le sillage de cette grande figure de la philosophie française du XXe siècle que fut Paul Ricœur, les auteurs de cet ouvrage pluridisciplinaire invitent le soignant à plus de sollicitude, d'attention, de respect, de responsabilité, de disponibilité à l'égard de celui qui souffre mais aussi, détail important, à une nécessaire mesure de son investissement afin de se préserver lui-même. Ils amorcent aussi le dialogue avec d’autres philosophes tels Lévinas, Simone Weil, Jean-Luc Nancy, Michel Henry ou des praticiens comme Cicely Saunders et ouvrent un certain nombre de pistes de réflexion. Souffrance et douleur. Autour de Paul Ricœur constitue ainsi un complément indispensable à La philosophie du soin, ouvrage paru en 2010. Son intérêt majeur est aussi de nous inviter à lire et relire l'œuvre de Paul Ricœur.

Pascal Chantier