Manuel Cervera-Marzal, Désobéir en démocratie, lu par Irène Pereira

Manuel Cervera-Marzal, Désobéir en démocratie – La Pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, Paris, Aux forges de Vulcain, 170 p.

L'ouvrage a pour thème la désobéissance civile. L'auteur distingue trois courants d'analyse philosophique de cette pratique politique : conservateurs, libéraux et désobéissants. Il considère que cette dernière position a été insuffisamment traitée dans la littérature philosophique alors qu'elle se trouve défendue dans les écrits des praticiens de la désobéissance civile. L'ouvrage est consacré pour une bonne part à extraire des méthodes et des écrits de Gandhi et de Martin Luther King, les caractéristiques de la philosophie des désobéissants.


Sommaire de l'ouvrage:

Introduction

Chapitre I- Petite histoire intellectuelle de la désobéissance civile

1- L'injustice comme justification de la désobéissance

2 – Le débat entre conservateurs et libéraux quand à la légitimité de la désobéissance civile en démocratie

Chapitre II- La justification désobéissante de la désobéissance civile

1- Par delà la pensée académique

2- L'efficacité de la désobéissance civile

3- Le tribunal de l'opinion

4- La légitimation de la désobéissance civile

Chapitre III- La non-violence comme projet politique

1- Vers une théorisation de la révolution non-violente

2- Gandhi, de l'antilibéralisme à l'anarchisme non-violent.

Présentation analytique:

            L'auteur consacre la première partie de son ouvrage à une contextualisation générale de la désobéissance civile. Tout d'abord, en introduction, à partir d'une discussion de la littérature récente sur le sujet, entre autres anglo-saxonne, il s'attache à effectuer un certain nombre de distinctions conceptuelles qui permettent de délimiter son objet d'étude. Il revient ainsi sur les discussions entre : désobéissance civile et non-violence, désobéissance civile et désobéissance civique, ou encore la distinction avec l'objection de conscience. La première partie de l'ouvrage proprement dite est consacrée à mettre en perspective l'objet de son étude en rapport avec l'histoire de la  philosophie. Il remonte ainsi à l'Antiquité avec Aristote, en continuant par la théorie de Saint Thomas d'Aquin, pour s’intéresser ensuite à la philosophie politique moderne. Néanmoins, c'est dans une tradition, dont les principaux représentant sont Thoreau, Gandhi, Martin Luther King (mais également Howard Zinn ou Jean-Marie Muller), que se constitue plus particulièrement dans une pratique, ce qui doit être appelé la désobéissance civile et la pensée désobéissante. La fin de la première partie est consacrée à distinguer trois attitudes philosophiques par rapport à la désobéissance civile. La première est la critique conservatrice qui accorde une valeur supérieure au maintien de l'ordre public par rapport à la désobéissance à une loi injuste. Néanmoins, l'auteur reconnaît que ce courant existe davantage en creux comme adversaire fictif que se donnent les auteurs libéraux. Le courant libéral désigne dans sa terminologie les auteurs qui défendent la désobéissance civile comme une caractéristique d'un régime politique démocratique. Les principaux représentants de ce courant sont pour lui Hannah Arendt, John Rawls et Jurgen Habermas. Néanmoins, l'auteur remarque un paradoxe dans les positions des auteurs libéraux. Tout en reconnaissant en théorie la valeur démocratique de la désobéissance civile, ils l'encadrent en pratique de telles restriction qu'ils semblent la vider de toute effectivité.

            C'est pourquoi Manuel Cervera-Marzal est conduit à dégager une troisième position philosophique. Celle-ci est élaborée à partir des écrits des praticiens de la désobéissance civile. En effet, il doit être possible selon lui de dégager une autre pensée que libérale de la désobéissance civile à partir de sa pratique effective puisqu'à l'inverse les penseurs libéraux semblent interdire toute réalisation pratique de la désobéissance. L'auteur remarque ainsi que les auteurs de la tradition libérale ne s'appuient pas sur les écrits des praticiens pour élaborer leurs positions.

            A contrario Manuel Cervera-Marzal entend montrer qu'il est possible de dégager des pratiques et des écrits des praticiens de la désobéissance civile, une théorie philosophique. C'est ce à quoi il consacre les deux autres parties de son ouvrage. L'auteur s’intéresse à la fois aux justifications discursives fournies par les praticiens, mais également à leurs stratégies d'action. Il étudie ainsi en particulier la place des justifications en valeur et des justifications pragmatiques. Il montre comment les acteurs mettent en place des pratiques spécifiques telles que le sociodrame. Il aborde également la place de l'opinion publique dans les stratégies de mobilisation. Dans le troisième chapitre, il discute à partir de théorisation récentes, celles par exemple d'Etienne Balibar ou la thèse de Hourya Benthouami, la place de la désobéissance civile et de la non-violence dans les processus révolutionnaires. Il prolonge cette réflexion par la place de l'agapè dans la théorisation de la désobéissance civile par Martin Luther King. L'ouvrage se termine par une étude de la pensée politique de Gandhi et le processus de radicalisation qui la marquerait selon l'auteur.

           

Commentaire:

            L'ouvrage de Manuel Cervera-Marzal s'inscrit dans un ensemble de travaux qui se sont centrés ces dernières années sur la désobéissance civile et la non-violence. Ce mouvement peut être compris tout d'abord sous un angle historique et sociologique. Les travaux en sciences politiques ont montré comment dans les sociétés occidentales ont a pu assister à un reflux de la part des militants de l'usage de la légitimité de la violence politique alors qu'en revanche le recours à l'action illégale apparaît valorisé. De fait, on a pu constater l'émergence ces dernières années d'un certain nombre de mouvements tant dans la sphère professionnelle, y compris la fonction publique, que dans des luttes sociétales, par exemple avec les Déboulonneurs ou les Désobéissants, se revendiquant de la désobéissance civile. Cet intérêt marqué par la société civile pour les pratiques de désobéissance civile n'est pas propre au contexte français. Le succès mondial de l'ouvrage de Stéphane Hessel, Indignez-vous !, et l'apparition d'un mouvement de jeunesse d'ampleur européenne se réclamant de ces principes, montre là encore l'importance que semble revêtir actuellement la question. Enfin, les révolutions arabes ont pu constituer également un terrain de recherche en science politique sur cette pratique politique montrant qu'il ne s'agit pas d'une thématique limitée à la sphère européenne ou occidentale en général.

            Dans ce contexte, des philosophes tels que Etienne Balibar ou Sandra Laugier ont été conduit à s’intéresser à ces pratiques émanant de la société civile. Le travail de Manuel Cervera-Marzal présente un double intérêt au sein de cette littérature aujourd'hui proliférante sur le sujet. Le premier est de fournir une introduction à cette question en revenant sur les débats et les références classiques, mais également en présentant les travaux actuels. Le second intérêt consiste dans l'originalité de la proposition de l'auteur et sa méthodologie. Au niveau de la méthode, elle consiste à tirer une philosophie des pratiques effectives. L'originalité théorique consiste à distinguer une pensée désobéissante de la théorisation libérale de la désobéissance civile.

Irène Pereira