Henry Jenkins, La Culture de la convergence, lu par Richard Mèmeteau

Henry Jenkins, La Convergence culturelle, Nouveaux Médias, nouveaux publics, Armand Colin, 2013.

Le livre d'Henry Jenkins est un livre rare, par sa volonté de synthèse et par la précision de ses analyses. Le phénomène étudié exige cette double focale. Il s'agit d'observer la rencontre de discours qui auparavant ne se rencontraient pas (politique, culture de masse, marketing, religion...) et qui à n'importe quel moment peuvent retrouver leur état naturel de dispersion. ...

Lorsqu'un américain photoshope des caricatures de marionnettes en Ben Laden qui finissent par devenir des pancartes anti-américaines au Pakistan, ou qu'un citoyen ordinaire interpelle en pleine émission George W. Bush sur la question du réchauffement climatique sous la forme d'un bonhomme de neige en train de fondre, nous ne sommes que face à des manifestations de plus en plus nombreuses de ce phénomène global. À l'inverse de ces discours sur l'air du temps qui se perdent dans des généralités souvent déprimantes, l'auteur tente donc de retrouver les acteurs de ces rencontres et de donner un visage à la convergence qu'il analyse. Si vous voulez perdre espoir en constatant à quel point notre époque nivelle tous les savoirs, au moins, grâce à ce livre, vous aurez des noms.

         L'auteur enseigne au MIT, en tant que spécialiste des médias et est traduit justement parce qu'il est un universitaire de renom. Mais le plus pertinent pour le présenter consiste à rappeler comme il le fait sur son blog qu'il est peut-être le premier "aca-fan" (academic fan), c'est-à-dire fan de culture populaire participant activement à la communauté de fans.

         Ce qu'il appelle "convergence" a d'abord servi à décrire le paradigme technologique supposé réenchanter nos vies : une « boîte noire » (que les publicitaires ont massivement désigné sous le nom de « box » en France quel que soit notre opérateur) par laquelle nous devions recevoir toutes nos informations (internet, télévision, mail, appels téléphoniques etc.). Mais Henry Jenkins critique dès l'introduction cette illusion bien trop séduisante. Il n'y aura jamais de « boîte noire », mais plutôt un palimpseste de médias tous plus ou moins compatibles entre eux, et à travers lequel le consommateur devra coûte que coûte tenter de communiquer. Contre tout déterminisme technologique (c'est la seule chose que l'introduction douce-amère d'Éric Maigret a raison de rappeler), Henry Jenkins, lui-même trekkie (fan de Star Trek) de la première heure, insiste sur la dimension sociale et politique de cette convergence médiatique. Pas de déterminisme technologique à la Stiegler donc, mais l'analyse d'une culture commune en devenir. Pas de fétichisme de l'interactivité (qui n'est qu'une notion technologique), mais plutôt une plongée dans l'univers de la participation (son versant sociologique).

         Évidemment, il ne manque pas de donner dès l'introduction la définition de la convergence : « Par convergence j'entends le flux de contenu passant par de multiples plateformes médiatiques, la coopération entre une multitude d'industries médiatiques et le comportement migrateur des publics et des médias qui, dans leur quête d'expériences et de divertissement qui leur plaisent, vont et fouillent partout ». Mais pour mieux comprendre la fin de cette définition, on peut renvoyer à ses premiers travaux sur le comportement de « braconneurs textuels » (emprunté à Genette).

         Henry Jenkins qualifie ainsi ces fans qui se réapproprient un univers et n'hésitent pas éventuellement à le redéfinir au fil de leurs fanfics (fictions écrites par les fans). L'univers médiatique contemporains est donc tiraillé entre d'un côté les grands médias qui centralisent les informations et de l'autre les communautés de savoirs résistantes qui tentent de redécrire, de critiquer ou de spoiler ces grands holdings qui détiennent l'information. La culture de la convergence s'ouvre donc sur cette évidence : nous sommes tous en puissance des « braconneurs textuels », incapables d'acheter un téléphone portable sans qu'il possède mille options de « partage », d'échanges, et de communications à des réseaux sociaux en tout genre. Et nous entrons tous en confrontation avec ces grands groupes qui veulent maîtriser et alimenter le flux d'information.

         Passé cette introduction, le livre nourrit la thèse en exemple mais ouvre aussi des pistes de réflexion sur les limites de cette convergence. Il faut aussi rappeler qu'il s'agit d'un livre traitant principalement de la culture américaine, par conséquent, il est possible que certains lecteurs français se sentent vite perdus (bien que les concepts d'émission de téléréalités par exemple, ou certaines franchises de jeux vidéos ou de super-héros soient des produits internationaux).

 

         Dans le premier chapitre, Jenkins se concentre sur ceux qu'on appelle les spoilers, ces fans d'émissions telles que Koh-Lanta ou Survivor pour les États-Unis qui veulent découvrir à l'avance le résultat du jeu, étant entendu que l'émission est tournée plusieurs jours ou semaines avant sa diffusion. Des communautés de fans s'organisent alors pour littéralement traquer la production du jeu (par carte satellite, par enquête auprès des proches des participants). Cette pratique du spoiling est une preuve d’ « intelligence collective ». Jenkins ici renvoie la balle à Pierre Lévy, qui est sans doute le philosophe français le plus lu dans les groupes qui travaillent sur le virtuel et les réseaux. La dimension prophétique très forte de ces philosophes des réseaux est modéré ici par les anecdotes utiles de Jenkins, qui montre comment les spoilers réorganise des sectarismes et des partages d'informations plus fermés alors même qu'ils présentent un idéal de transparence.

         Le deuxième chapitre montre comment les émissions de télécrochets ont dû trouver une place pour les téléspectateurs volatiles et les fidéliser (la fidélité rapporte plus que le zapping). Le jeu de la convergence est ici alimenté par ces émissions qui incitent ouvertement à créer ces communautés de fans qui fidélisent en retour leurs propres entourages. Mais là encore, cette convergence ne peut pas contrôler l'irruption de certains qui font voter pour le pire candidat possible afin de littéralement court-circuiter l'émission.

         Le troisième chapitre place l'affrontement entre les grands groupes médiatiques et les individus sur le terrain propre de la culture populaire. Les modes de narration change pour se fondre dans le modèle technologique du multimédia. Jenkins analyse les stratégies des créateurs de Matrix, Andy et Lana Wachovski. Il les gratifie d'avoir inventé ce qu'il appelle la narration « transmédias », c'est-à-dire une narration par essence incomplète et dispersée entre tous types de supports. La culture populaire offre alors naturellement un niveau d'engagement récompensant aussi bien les spectateurs les plus volatiles que les plus acharnés des fans. Ce qui organise la convergence dans ce modèle de blockbuster est seulement la force d'une histoire, d'un univers narratif.

         Le quatrième chapitre apparaît, à travers l'exemple central de Star Wars, comme une réflexion critique sur cet idéal d'une culture absolument participative et convergente. Les jeux vidéos tentent en effet de satisfaire les deux types de spectateurs, engagés ou volatiles. Mais en réalité ils échouent à les satisfaire tous les deux parce qu'à travers eux se confrontent deux philosophies différentes : d'un côté, il y a ceux qui aimeraient conserver la cohérence globale d'un univers narratif, et de l'autre ceux qui ambitionnent simplement d'incarner le héros, quelles que puissent être les incohérences (car il ne peut pas y avoir trente deux Darth Vador s'affrontant en même temps en jeu massivement multijoueurs). Les studios de George Lucas adoptent des positions extrêmement ambiguës suivant le médium dont il est question : tantôt ils poussent les communautés de fan à s'approprier un monde créé spécialement pour eux, tantôt ils posent des limites très claires de copyright pour interdire toute réutilisation de leurs personnages dans une relecture parodique ou pornographique. Quoi qu'il en soit, les amateurs de Star Wars eux-mêmes considèrent souvent que ce n'est paradoxalement pas aux propriétaires de la licence d'avoir à établir ses frontières. Rien n'est plus contraire au phénomène de la convergence que de dire comme Amy Harmon : « être fan, c'est célébrer l'histoire telle qu'elle est ».

         S'engage alors dans le cinquième chapitre l'examen le plus attentif à ce jour des combats autour des problèmes de copyright dans le domaine de la fiction. La question centrale est finalement de savoir à qui appartiennent les fictions. Les auteurs les plus engagés dans ce débat passionnant ne sont paradoxalement pas les auteurs ou les écrivains les plus soucieux des questions de formes et de théories littéraires, mais plutôt les auteurs à succès comme J. K. Rowling ou ceux qui écrivent des histoires de fantasy pour les adolescent(e)s. Ce sont eux qui redessinent en combattant parfois leurs propres lecteurs les contours de l'idée de propriété intellectuelle. La polémique entourant Heather Lawver est emblématique. Ce qu'elle défend en tant que productrice de fanfic est une culture où précisément les fans ont le derniers mots, et où l'auteur n'est qu'un pourvoyeur de mythes populaires. Jenkins a pris directement parti dans le débat pour cette jeune fille. Le mythe doit revenir au peuple.

Le dernier chapitre laisse poindre un espoir de prolongement politique : cette culture participative est une « utopie réalisable ». Ce qu'on apprend en spoilant Survivor ou en refaisant Star Wars pourrait rapidement se voir appliquer à la politique, à l'éducation et au monde du travail. L'idée de participation et d'intelligence collective si elles sont au centre de cette nouvelle culture de la convergence « ont une grande importance politique parce qu'elles semblent ne rien avoir de politique ».

Richard Mèmeteau