Eirick Prairat, La morale du professeur, Paris, Puf, 2013, 270 p., lu par Irène Pereira

Eirick Prairat, La morale du professeur, Paris, Puf, 2013, 270 p., lu par Irène Pereira.

Eirick Prairat, professeur des universités en sciences de l’éducation, se propose d’interroger la question de la morale dans l’enseignement. Mais il ne s’agit pas ici de la morale laïque que le professeur doit transmettre à l’élève. L’ouvrage s'intéresse plutôt à la déontologie professionnelle des enseignants.

La première partie de l’ouvrage porte sur l’art d’enseigner. L’enseignement est conceptualisé par l’auteur comme un art reposant sur une relation asymétrique entre le maître et l’élève. L’activité d’enseignement requiert un lieu. L’auteur distingue ainsi plusieurs hétérotopies visant à proposer un modèle de ce que serait l’école: le modèle religieux (le monastère), militaire (la caserne), politique (l’Agora) et enfin économique (le marché). Néanmoins, pour l’auteur, l’école se caractérise avant tout comme un espace transitionnel qui n’est ni la famille, ni l’espace public, ni l’entreprise. Il s’agit avant tout d’un lieu hospitalier qui se doit d’accueillir tous les élèves sans discrimination. On peut noter ici une certaine proximité des thèses de l’auteur avec la conception habituellement qualifiée de républicaine de l’école.

La deuxième partie de l’ouvrage porte sur l’éthique enseignante. L’auteur s’attache tout d’abord à discuter la distinction entre éthique et morale pour conclure que, selon lui, il n’existe pas de raisons convaincantes de dissocier les deux. Cinq éléments caractérisent la morale: a) le rapport à autrui b) une manière de se conduire c) le fait qu'elle concerne l’agir d) le fait qu'elle implique des règles et des principes e) le fait que ces derniers constituent la morale partagée, par distinction avec la morale individuelle. Dans le deuxième chapitre, l’auteur revient sur un certain nombre de distinctions utilisées en philosophie morale contemporaine : éthique normative/méta-éthique/éthique appliquée, déontologisme/conséquentialisme/vertuisme (ou éthique des vertus). Cela le conduit à définir la morale professionnelle de l’enseignant comme relevant d’un déontologisme tempéré. Cela signifie qu’il s’agit d’une morale du devoir de type kantien reposant sur des règles et des principes. Néanmoins, il ne s’agit pas de les appliquer de manière inconditionnelle: “il faut comprendre que si le respect des droits et des légitimes prérogatives de l’élève est essentiel, ce respect n’a pas de caractère absolu. On peut en certaines circonstances être amené à suspendre l’exercice d’une droit à un élève pour éviter à ce même élève un important préjudice” (p. 92). Le quatrième chapitre est consacré à une typologie des vertus professionnelles de l’enseignant : le tact et la civilité, le sens de la justice, la sollicitude. Le dernier chapitre de la deuxième partie porte sur la discussion respective entre éthique minimale, moralisme et paternalisme. Il semble que, de manière générale, l’auteur souscrive à l’option libérale d’éthique minimale développé par Ruwen Ogien : la morale n’a pas à promouvoir des conceptions du bonheur ou des devoirs envers soi-même. Elle se donne avant tout comme objectif de ne pas nuire à autrui. La conséquence est alors que la morale à l’école ne consiste pas en la défense des devoirs moraux substantiels liés à la tradition (moralisme). Néanmoins, du fait de l’asymétrie pédagogique entre le maître et l’élève, l’espace qu’est l’école ne peut pas échapper totalement au paternalisme. Mais l’auteur plaide pour un paternalisme faible : “un type de tutelle qui est au service de l’autonomie intellectuelle de l’élève” (p. 127).

La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à définir ce que pourrait être le cadre déontologique pour les enseignants. Un cadre déontologique fixerait un certain nombre de normes professionnelles. Celles-ci auraient pour objectif de définir une identité professionnelle, de faciliter la décision et l’engagement, de moraliser les pratiques. L’auteur dégage plusieurs enjeux à la constitution d’une déontologie et donc d’une approche par la morale de la profession d’enseignant : ces arguments sont à la fois d’ordre sociologique (comme pallier l’érosion de la légitimité de la fonction d’enseignant), des enjeux éthiques et enfin de formation professionnelle des nouveaux enseignants. Dans le troisième chapitre, l’auteur définit les principes qui lui semblent constituer les fondements de la déontologie enseignante : le principe d’éducabilité des élèves, le principe d’autorité, le principe de respect des élèves, le principe de responsabilité. Il plaide pour un minimalisme déontologique reposant sur une sobriété normative, un souci de stabilité et enfin de neutralité. Il propose ensuite un projet de charte déontologique. Il s'appuie pour cela sur le cadre normatif existant déjà en France, ainsi que sur des modèles de charte déontologique existant dans d’autres pays tels que la Belgique, la Suisse ou le Canada.

 

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée “à la présentation d’un projet de formation éthique et déontologique des enseignants”. L’auteur commence par définir les notions de base de cet enseignement: “biens internes”, légal et moral, impartialité, obligation morale et obligation sociale, devoir parfait et devoir imparfait, devoir prima facie (à première vue) et devoir conditionnel. Il présente ensuite deux outils de formation à cet enseignement : les dilemmes et les expériences de pensée.

 

L’ouvrage d’Eirick Prairat se situe à la jonction de plusieurs phénomènes. Le premier est celui du développement dans plusieurs secteurs professionnels d’une réflexion éthique et déontologique qui tend à devenir l’un des principaux débouchés sociaux de la philosophie avec la constitution du champ de l’éthique appliquée. Le second tient dans le retour de la morale à l’école dans le sillage de la demande faite par Vincent Peillon d’un enseignement de morale laïque.

La perspective morale, comme entrée pour le traitement des questions sociales, n’est pas neutre. Dans le champ intellectuel, l’approche normative (juridique et morale) constitue un enjeu face à une analyse des problèmes sous un angle socio-politique.

Face à la crise que rencontre l’école et qui affecte le statut de l’enseignant, des réponses divergentes s’affrontent. Certaines privilégient une réponse par le droit et la morale. D’autres mettent en avant des réponses politiques par une analyses des facteurs sociaux.

Sans nécessairement partager les présupposées de l’auteur et ses implicites pédagogiques, il est possible d’apprécier la clarté d’exposition du propos. On peut néanmoins, concernant la Charte déontologique proposée, s’inquiéter des possibles interprétations auxquelles elle pourrait donner lieu. On peut prendre le cas de l’article 2: “L’enseignant [...] refuse de dispenser des connaissances dans des domaines qui relèvent de l’idéologie et de l’opinion”. Les enseignements en histoire, SES ou philosophie auraient du souci à se faire. Il semble difficile de dissocier clairement l’enseignement des doctrines politiques ou économiques des notions d’idéologie par exemple.

Irène Pereira