Jacques Ellul, Pour qui, pourquoi travaillons-nous ? Editions de La Table Ronde, 2013, lu par Patricia Doukhan

Jacques Ellul, Pour qui, pourquoi travaillons-nous ? Editions de La Table Ronde, 2013

Cet ouvrage regroupe des réflexions sur le travail publiées de 1966 à 1987. Quatre articles sur huit proviennent d'un numéro spécial de la revue Foi & Vie, dont Jacques Ellul fut directeur de 1969 à 1986. L'approche est tour à tour historique, juridique, sociologique, politique et, bien sûr, religieuse.


L'analyse du travail, dans sa relation à la liberté, à la technique et à l'économie n'est pas que spéculative. Elle débouche sur la possibilité d'un autre paradigme politique et J. Ellul formule des propositions concrètes en ce sens. Une forme de vie a vécu, la place centrale qu'occupe le travail doit être interrogée afin de nous donner les moyens de comprendre les mutations actuelles et d'opérer un changement de perspective. Ce n'est rien moins que le monde dans lequel nous voulons vivre qui est en question ici.

Article 1 : "Le travail, c'est la liberté" (paru dans Exégèse des lieux communs. 1966).

Voilà un lieu commun très en vogue aujourd’hui. On voudrait à tort chercher un fondement chez les anciens dans ce qui est, pour Jacques Ellul, un oxymore. Le travail n'est un plaisir pour personne. Nulle religion ne le valorise, il est toujours un signe d'infériorité, de dégradation ou de chute. Il commencera à être valorisé par la bourgeoisie naissante au XVIIIème. Les philosophes, comme Fénelon ou Voltaire, s'engouffrent dans la brèche. L'absence de travail est préjudiciable, il faut occuper l'homme. La révolution bourgeoise entérine cette réhabilitation. Tous doivent travailler, celui qui s'y soustrait est un parasite. On passe du fait à la valeur : le travail nous sauve. Il est devenu vertu. Marx est ainsi un penseur bourgeois quand il inscrit cette nouvelle vérité dans la conscience même du prolétaire. Les totalitarismes du XXème siècle ont utilisé cette formule jusqu'à l'absurde, jusqu'à déshumaniser l'homme, dans les camps de concentration nazis, mais également dans les goulags et les camps de redressement des ex-Républiques Populaires. Pour Ellul, lorsque le ciel est vide, l'homme cherche du sens jusque dans ce qui en est le plus dépouillé, à savoir son activité de survie et son existence matérielle.

Article 2 : "De la bible à l'histoire du non-travail" (Foi & Vie, 1980)

Ellul reprend les textes bibliques pour rappeler que le travail est contraint, qu'il est lié à la faiblesse de notre condition et que nous ne sommes pas en mesure d'en tirer une quelconque valeur. Il dresse ici une histoire du non-travail, remettant en cause l'image d'ancêtres préhistoriques survivants dans des conditions précaires. Selon Ellul, le travail est léger et rare dans l'antiquité. De même, il ne faut pas confondre esclavage antique et moderne. Dans les sociétés traditionnelles, le travail n'est pas central, même s'il est présent. Il n'est jamais que le Neg-Otium,  comme absence de vie libre.

L'Eglise au Moyen-âge encourage le travail, non en lui-même, mais pour ce qu'il produit, parce qu'en souffrant, l'homme communie avec les souffrances de Jésus-Christ ou parce qu'il érige des édifices religieux. Ellul veut inverser ce qui est pour lui une méprise. Le manque et la pénurie caractérisent nos sociétés qui pillent les ressources naturelles. Au contraire, les sociétés traditionnelles, moins gourmandes en ressources, ne connaissaient pas l'excès en toutes choses qui nous défini.

Article 3 sobrement intitulé "Le travail" (La Raison d'Être, 1987) répète à l'envi que le travail n'a aucune valeur. Il ne sert qu'à manger. Il est de l'ordre du matériel et ce n'est que par perversion que l'on croit y trouver une nourriture spirituelle. La naïveté, selon Ellul, serait d'attendre une juste rétribution des fruits du travail. Pas de méritocratie, avec à l'appui Qohelet : personne n'est vraiment à sa place. De ce constat pessimiste, il faut se garder d'éviter le travail. Ni salut par le travail, ni par la paresse, bien évidemment. Si tout est vanité, ne prenons pas notre travail trop au sérieux, mais acceptons-le comme un don de Dieu selon Ellul. L'ecclésiaste nous indiquerait trois orientations. Donner le fruit de son travail, renoncer aux grandes choses car toutes sont petites et, ultime paradoxe, "Dieu fait tout - et vous avez tout à faire."

Article 4 : "L'idéologie du travail" (Foi & Vie, 1980)

La connotation marxiste du terme est volontaire. L'emprise totale du travail sur la condition de l'ouvrier devait immanquablement s'accompagner d'un discours réhabilitant ce dernier, sous peine de sembler insupportable. L'homme occidental se sentirait supérieur à l'africain par son travail. Ellul raille également le dessein des féministes d'émanciper les femmes en les mettant au travail. En écho au premier article, la critique d'un Marx prolongeant l'idéologie bourgeoise qu'il prétend combattre, victime de ce qu'il dénonce. L'opium du peuple lui fait prendre l'aliénation pour une libération. La trahison théologique s'est opérée à la suite de Luther par la confusion du travail et de la vocation, puis par l'idolâtrie de nos œuvres.

Article 5 : "Les possibilités techniques et le travail" (Foi & Vie, 1980)

L'automatisation, l'informatisation et l'introduction des techniques dans tous les secteurs s'accompagnera d'une réduction du temps de travail et d'un brouillage des catégories antérieures. Lorsque la machine remplace l'homme, comment estimer la valeur du travail sans référence à la force de travail, à la quantité d'efforts, au temps consacré à la production etc. ?

Plus encore, Ellul soupçonne une répugnance face au temps libre. L'idéologie du travail ne s'accommode pas d'une réduction du temps de travail induite par le développement technique. Ellul se réfère à deux penseurs, l'économiste américain  Robert Théobald et le philosophe, théoricien du printemps de Prague, Radovan Richta, pour proposer de nouveaux modèles susceptibles de remplacer le capitalisme et le marxisme en crise. La véritable utopie, selon Ellul ne réside pas dans ces tentatives pour penser un monde différent, mais dans la croyance que le capitalisme pourrait s'adapter ou que le communisme pourrait être une solution, et de conclure "voilà ce qui est totalement utopique, mensonger et mortel".

Article 6 : "Travail et vocation" (Les combats de la liberté, 1984).

Quel travail doté de sens, non pas une œuvre au sens chrétien, mais quelle activité est susceptible d'exprimer une vocation et d'apporter quelque chose à la collectivité ? Jacques Ellul prend ici, non comme modèle, mais comme exemple, son engagement associatif auprès de jeunes délinquants. Son plaidoyer pour le monde associatif vient de la possibilité, dans une telle activité, de véritablement trouver le sens, la gratuité, l'efficacité et l'intérêt que le travail insignifiant, comme contrainte vitale, ne présente pas. L'opposition entre travail comme vocation et travail contraint ne scinde pas la vie du chrétien, qui ne serait véritablement lui-même que dans l'engagement bénévole et généreux. Le chrétien, selon Ellul, doit tout assumer, la part de liberté et d'activité chrétienne, riche de sens, mais également la contrainte et la pénibilité d'un travail qui nous rappelle la séparation d'avec Dieu. L'homme doit assumer ce désordre dont il est à l'origine. La vocation incarnée n'a de sens que par opposition au travail vain. Il y a, en un sens, une continuité du travail nécessaire à la vocation, à l'instar du médecin ou du professeur qui prolongent leur travail contraint par un engagement associatif en tant que vocation. Au contraire, le loisir comme naviguer en mer, serait en rupture avec la vie contrainte et dénué de sens.

Le chômage, comme absence de travail contraint, n'en est pas moins une servitude, de surcroît culpabilisante pour l'individu précarisé. Conclusion : Le travail actuel est une aliénation, le chômage également, la technicisation du travail menant à ce dernier. Le programme paradoxal d'Ellul s'impose : "l'orientation vers un travail ayant une productivité faible et une consommation de main d'œuvre forte".

Article 7 : "Vers la fin du prolétariat ?" (Changer de révolution, 1982)

Ce chapitre, un des plus intéressants à notre avis, expose la conception politique d'Ellul. Il s'ouvre sur les différentes formes de socialisme et leurs échecs. S'il n'y a pas d'autres voies possibles selon Ellul, la pensée politique cohérente doit tenir compte de nouveaux paramètres : d'une part, l'Etat n'est plus une superstructure mais une puissance spécifique et autonome ; d'autre part, le système technicien, en tant que système de domination, est à maîtriser.

Ellul répond ici au Contenu du socialisme de Cornélius Castoriadis (10/18, 1979), pour parfois le contester sur certains points, par exemple en affirmant la spécificité, l'autonomie et l'autodétermination de la technique. On ne peut donc pas supposer que par le socialisme, la technique serait mise au service de la démocratie. Elle répond à des mécanismes internes et indépendants.

Les deux facteurs d'aliénation que sont l'Etat bureaucratique centralisé et la technique de croissance et de puissance, sont tous deux producteurs de prolétariat. Le nouveau socialisme doit supprimer le prolétariat de la misère, mais ne pas le transformer en prolétariat de l'abondance, tout aussi aliénant. Comment penser un socialisme de la liberté qui soit en même temps révolutionnaire ? C'est l'équation fondamentale à laquelle Ellul tente de répondre.

Sa réflexion le porte vers ce qui nous apparaît comme un socialisme utopique, se réclamant d'un socialisme libertaire dans le prolongement de Bakounine. La révolution est toujours difficile à penser, enfermés que nous sommes dans une vision du monde. De là, une tendance à imaginer que toute autre organisation est utopique et impossible.

Cinq axes qui sont autant d'objectifs à atteindre, et à mettre en place simultanément : 1- Aide au tiers-monde jusqu'à égalisation des biens entre l'occident et le reste du monde, sans contrepartie. Ceci doit être un don. La suppression du prolétariat ne peut qu'être universelle.  2- Choix de la non-puissance, avec reconversion d'une partie de la puissance des pays développés vers les nécessités en biens de consommation des pays pauvres. Démantèlement de l'Etat. 3- Eclatement des gros groupes (au profit des petites unités de moins de 100 personnes) et diversification dans tous les domaines (autogestion) 4- Réduction drastique du temps de travail (2h/j pendant 30 ans). Concilier le possible et le souhaitable. 5- Quel salaire correspondrait à ce travail ? Cette question n'a plus lieu d'être. Il conviendrait, selon Ellul, de répartir la richesse nationale entre tous les membres, qu'ils travaillent ou non. Une fraction de base, donnée à tout membre, non pour ce qu'il fait, mais du fait qu'il existe. Des suppléments en fonction de ce que chacun peut fabriquer.

Révolution ou utopie ? Ces réformes sont à la fois socialistes et anarchistes, mais surtout elles découlent en droite ligne de la parole de Jésus-Christ. Elles sont d'autant plus difficiles que les résistances émanent des plus puissants et riches, mais également des plus pauvres, en attente de plus de consommation. Le constat d'Ellul est plus que jamais d'actualité, les revendications sociales réclamant plus de satisfaction en matière de consommation et non un autre monde.

Double opération comme condition du socialisme : d'une part, suppression de l'Etat (sans attendre son dépérissement). D'autre part, automatisation et information maximales des secteurs secondaire et tertiaire. Ellul développe chaque étape vers la "frugalité assumée en commun". La révolution telle qu'elle peut être menée suppose au préalable une conversion de chacun, une lutte contre les classes au pouvoir (y compris les partis dits de gauche, qui ont une place dans le système existant). Face aux changements en profondeur requis par ce projet, on ne peut qu'être sceptique sur la possibilité même de ce qui apparaît comme une utopie. L'auteur ne méconnaît pas ces difficultés et répond par avance à cette objection.

Cet article, le plus long du recueil, s'achève par un ancrage moral et humain. Le socialisme trouve sa source dans le message chrétien, ses racines sont éthiques. L'abandon du matérialisme et du système actuel ne peut se faire qu'en vue d'un idéal spirituel, il doit se faire parce que Dieu "est et qu'il est le Libérateur".

Article 8 : "Pour qui, pour quoi travaillons-nous ?" (Foi & Vie, 1980)

Les réponses à ces questions ne seront pas triviales mais dans la perspective de l'Apocalypse. Dans la condamnation de Babylone, Ellul perçoit la mise en garde concernant l'idolâtrie de nos œuvres, c'est-à-dire du fruit de notre travail. Sacraliser la technique dévalue l'homme.

L'homme a refusé le monde de Dieu et construit sa ville, son monde. Il travaille à satisfaire ses désirs. Mais si Jérusalem n'est pas comme l'origine de l'homme, c'est que Dieu, par amour, s'inscrit dans le projet historique de l'humanité. Jérusalem est la ville parfaite dans laquelle il n'est nul besoin de lieu sacré. Mais celle-ci n'est pas sans lien avec le travail de l'homme et selon Ellul, il faut qu'il y ait travail humain pour accomplir l'œuvre de Dieu. Autrement dit, le travail et les œuvres de l'homme s'inscrivent dans un finalisme. L'homme apporte ce qui est petit comme ce qui est grand et Dieu assume tout, comme Jésus-Christ a assumé la condition humaine pour la transfigurer.

Nous finirons sur l'optimisme d'Ellul qui, n'ignorant pas les résistances à un changement de mentalités, espère et œuvre à un nouveau paradigme. Publiées il y a une trentaine d'années, ces analyses sont actuelles, à quelques exceptions près, comme la démocratisation des ordinateurs et des smart phones dont J. Ellul ne pouvait évidemment avoir l'idée.

On ne peut que s'interroger sur la possibilité de réformes à contre-courant de notre époque, telle que la nécessité d'une diminution de la durée hebdomadaire du temps de travail et une avancée de l'âge de la retraite.

Ce recueil d'articles se clôt par une théodicée dans laquelle le non-croyant peine à distinguer la gloire comme révélatrice de  l'être profond, "en soi", selon les termes de l'auteur et d'autre part les actions des hommes (sont cités : les romains, Louis XIV, Napoléon, Périclès et Hitler). Cette philosophie de l'histoire s'achève par la promesse que Dieu est seule source de valeur et que tout prendra son sens et sa place dans la Jérusalem céleste. La foi vient ici au secours d'un monde du travail absurde et intègre dans une même téléologie les pratiques quotidiennes mesquines des hommes et leur histoire meurtrière. Restent des analyses clairvoyantes et lucides sur une possible révolution. Sommes-nous disposés à renoncer à notre confort matériel pour le bien commun de l'humanité ?

Patricia Doukhan