Christian Destain, Jean-Jacques Rousseau, Le cavalier bleu, coll. « Idées reçues », lu par Olivier Chelzen

Christian Destain, Jean-Jacques Rousseau, Le cavalier bleu, coll. « Idées reçues », 2007

Il suffit de lire l’Emile pour comprendre à quel point Rousseau jugeait nécessaire une éducation susceptible d’empêcher les idées reçues de prendre racine dans les jeunes têtes. Il est cependant ironique de constater que cet auteur suscite, encore aujourd’hui, quantité de lieux communs, nombre d’idées toutes faites que l’on peut même d’ailleurs souvent anticiper lorsque la conversation  roule sur sa philosophie, ou  sur la vie qu’il a menée.

Ce petit ouvrage avait donc sa place légitime  au sein de la collection « Idées reçues ». Dans son Jean-Jacques Rousseau, Christian Destain passe en revue un certain nombre de thèses certainement partagées par le plus grand nombre, au sujet du philosophe genevois. Les thèses choisies ne sont d’ailleurs pas toutes fausses, et nous constaterons même que très souvent elles sont vraies. La méthode de Christian Destain ne consiste donc pas à partir de l’erreur, du contresens, pour le corriger. Il expose au contraire des idées qui, justes en elles-mêmes pour la plupart, demandent néanmoins à être explicitées et contextualisées. C’est ce à quoi s’emploie l’auteur, profitant de cet exercice pour nous proposer un portrait somme toute assez complet du philosophe et de sa pensée.

 

Une présentation de Rousseau et de sa philosophie.

Le texte comporte quatre chapitres correspondant chacun à un grand thème: la vie (de Jean-Jacques Rousseau), la nature, la pensée politique et enfin la religion. Dans le premier, C. Destain s’attaque tout d’abord à l’affirmation selon laquelle « Rousseau a abandonné ses enfants »[1]. Que le lecteur ne s’attende cependant pas à un scoop. Pour l’auteur, les thèses selon lesquelles cette faute serait inventée de toutes pièces par Rousseau sont peu crédibles. Il est très probable que sa progéniture ait effectivement été déposée aux Enfants-Trouvés comme nous pouvons le lire dans les Confessions[2].  Il convient cependant de rappeler qu’au XVIIIème siècle, un enfant sur trois est abandonné dès sa naissance. Ce n’est pas une excuse, certes, mais cela permet tout de même de comprendre que pour un homme de cette époque, un tel acte devait sûrement apparaître plus banal que pour nous. En outre,  c’est surtout contre le discrédit jeté sur l’Emile, un traité d’éducation, que C. Destain s’élève. Quoi qu’ait fait Rousseau, cela ne retire rien à cette œuvre géniale qui doit être lue et méditée.

Nous retiendrons surtout de ce premier chapitre le passage consacré à la relation entretenue par Rousseau avec les Lumières[3]. En effet, s’il est vrai que les penseurs de ce courant ont cru que le progrès de la connaissance entrainerait nécessairement un progrès de l’homme vers le bonheur, alors Rousseau peut apparaitre comme un opposant aux Lumières. C’est notamment le cas avec le Premier Discours, dont la lecture un peu hâtive peut laisser croire à une condamnation pure et simple des sciences et des arts. C’est cependant mal comprendre la thèse défendue : Rousseau ne condamne pas les sciences et les arts en eux-mêmes, mais seulement le fait que les hommes s’y livrent de façon aveugle, sans en distinguer les dangers et les bienfaits. C’est là une nuance importante. D’autre part, certains aspects de sa pensée font de lui un homme des Lumières au plein sens du terme. C’est notamment le cas de sa réflexion critique sur les religions statutaires, les Eglises constituées.

Du second chapitre consacré à la nature, arrêtons-nous sur deux points, et en premier lieu sur la réfutation d’un prétendu « retour à la nature » que prônerait Rousseau dans ses ouvrages[4]. En effet, il n’est pas question d’envier le « bon sauvage » de l’état de nature qui, faisant la sieste sous son arbre, n’a pas pleinement réalisé son humanité, c’est le moins que l’on puisse dire. En ce sens, l’interprétation de Voltaire, bien qu’elle ait eu un certain succès, est entièrement fausse[5]. Rousseau ne peut vouloir un retour à la nature pour deux raisons essentielles. D’abord, l’état de nature est purement hypothétique, il « n’a peut-être point existé, (…) probablement n’existera jamais »[6]. La fonction de cette hypothèse est donc méthodologique ; il s’agit d’ôter à l’homme tout ce qui, en lui, tient de l’Histoire, afin de retrouver ce qu’il est essentiellement. Ensuite, Rousseau sait très bien qu’aucun retour en arrière n’est possible, car l’Histoire ne rétrograde pas. Bien au contraire, l’homme ne peut devenir un être politique, un citoyen, qu’au prix d’une dénaturation complète : individu solitaire et indépendant à l’état de nature, il doit devenir membre d’un tout plus grand que lui, le corps politique.

En second lieu, le commentaire de la formule rousseauiste selon laquelle « l’homme est naturellement bon, c’est la société qui le corrompt », est à la fois étrange et intéressant. Intéressant parce que C. Destain montre en quoi cette formule est liée à la critique d’une nature prétendument pécheresse de l’homme, totalement étrangère à la pensée de Rousseau. Pour ce dernier, l’idée que le mal puisse être inhérent à la nature humaine, ou la croyance selon laquelle le péché originel aurait corrompu non seulement le fautif mais encore tous ceux qui sont nés après lui, sont totalement inacceptables. Mais le commentaire de C. Destain est également étrange, car il n’hésite pas à considérer cette formule comme une idée reçue[7]. Il la juge ambiguë dans la mesure où la bonté dont il est question ici n’est pas une bonté morale. En effet, selon lui, pour avoir une dimension morale, la bonté doit procéder d’un choix conscient, chez un être autonome qui a toujours la possibilité d’opter pour le mal. Or, ce n’est évidemment pas le cas de l’homme naturel qui n’a aucunement accès à la conscience morale, et qui agit sans réflexion en étant guidé par la nature, à la manière d’un animal. C. Destain préfère donc le qualificatif d’ « innocent », pour qualifier l’homme naturel, voulant dire par là qu’il est « en-deçà » du bien et du mal. Certes, l’homme naturel est innocent, c’est parfaitement exact. Mais la formule de Rousseau, qu’il emploie à de multiples reprises dans son œuvre, est-elle pour autant ambiguë ? L’homme naturel est bon comme la nature à laquelle il est parfaitement intégré est bonne, c’est-à-dire ordonnée, harmonieuse. Il est bon à la manière dont « tout est bien sortant des mains de l’auteur de toutes choses »[8]. Il est vrai que les mots prennent un sens différent en fonction du contexte où ils sont employés.

Du troisième chapitre consacré à la réflexion politique, nous mettrons l’accent sur le passage consacré à la question de savoir dans quelle mesure la Révolution française est héritière de Rousseau. Tout d’abord, C. Destain rappelle que le Contrat social, a été nettement moins lu en son temps que l’Emile, et surtout La nouvelle Héloïse. Nous avons donc peut-être tendance à surévaluer l’importance de cette œuvre pour les révolutionnaires. D’autant que les Jacobins mettent l’Assemblée représentative au cœur de leur système politique. On sait combien Rousseau s’est prononcé de façon extrêmement virulente contre le système représentatif : « (…) à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus »[9]. Pour que vive la République, il est absolument nécessaire que le peuple soit souverain, et s’il est absent de la vie publique, la volonté générale ne peut évidemment prendre corps. Les Cités antiques constituent bien un modèle pour Rousseau : la République était vivante à Sparte, à Rome. Seulement voilà ; les citoyens romains avaient tout loisir de s’adonner à la vie politique, car ils disposaient d’esclaves pour remplir les tâches subalternes. Et il n’est évidemment pas question de revenir à une telle situation[10].

On ne peut donc lire le Contrat social comme « une bible prémonitoire de la Révolution »[11]. Mais cela ne signifie pas que Rousseau n’ait pas inspiré les révolutionnaires, en particulier par son républicanisme patriotique, ainsi que par sa critique des Eglises.

Cette critique est analysée dans le dernier chapitre, consacré à la religion. Les Eglises de toutes sortes sont accusées d’être des entreprises trop humaines qui font des hommes les ennemis les uns des autres. Elles prônent des religions soi-disant révélées, mais qui présentent nombre de contradictions inacceptables. C. Destain résume alors un passage de la Profession de foi du vicaire savoyard, pour présenter rapidement les principaux aspects de la religion naturelle[12].

 

Un ouvrage engagé.

Ce livre très bien écrit par un auteur dont on sent tout l’amour qu’il porte à Rousseau pourra être mis entre les mains du débutant. Il aura ainsi une vue d’ensemble des thèmes abordés par cet auteur et surtout, il aura probablement le désir de le lire. D’ailleurs, c’est ce qu’espère C. Destain lui-même : « notre ambition (…) est d’inviter ceux qui auront cet ouvrage entre les mains à retourner aux textes, à lire Rousseau (…) »[13].

La présentation de C. Destain n’est cependant pas neutre : elle fait de Rousseau un philosophe humaniste voyant dans la politique et dans la citoyenneté l’accomplissement ultime de l’homme. Mais elle en fait peut-être surtout un croyant, presque un mystique, prônant l’immortalité de l’âme et la justice divine. C’est sur ce dernier aspect que nous voudrions rapidement revenir pour finir.

Sur ce point, la lecture de C. Destain est résumée par ce passage : Rousseau nous dit que « la nature, comme tout ordonné et harmonieux est le signe de l’existence de Dieu et de sa bonté, le signe d’une Providence qui guide le monde. Cette harmonie est aussi la preuve définitive de l’immortalité de l’âme. En effet, « le triomphe du méchant et l’oppression du juste en ce monde » (…) représenteraient une « choquante dissonance dans l’harmonie universelle » comme l’affirme la Profession de foi du vicaire savoyard »[14]. Il faut donc, pour rétablir l’harmonie, que l’âme soit immortelle, afin que le juste puisse être récompensé et le méchant puni (ou, du moins, définitivement annihilé).

On nous permettra ici d’exprimer un désaccord avec C. Destain. Il n’apparait pas évident que Rousseau ait jamais prétendu apporter la « preuve définitive » de l’immortalité de l’âme. Ne s’étant jamais aventuré si loin, il affirme au contraire que nos idées sur l’âme sont floues, et que nous ne pouvons même pas savoir avec certitude si elle existe[15]. Il ne voit pas non plus dans la nature « le signe d’une Providence qui guide le monde ». Dans la Lettre à Voltaire du 18 Août 1756, Rousseau prend effectivement la défense de Leibniz et de Pope, mais c’est pour montrer que, dans la mesure où la raison nous laisse dans l’obscurité touchant ces questions métaphysiques, la doctrine providentialiste est plus consolante que celle de Voltaire : « mille sujets de préférence m’attirent du côté le plus consolant et joignent le poids de l’espérance à l’équilibre de la raison »[16].

Finalement, la question que pose Rousseau n’est pas celle de savoir si l’âme est immortelle ou si la Providence guide le monde. Son problème est plutôt de déterminer s’il est préférable de vivre en croyant ou en athée. Entre l’un et l’autre, qui a le plus de chances d’être heureux, de mener une vie bonne ? Il serait intéressant, dans cette optique, de resituer la Profession de foi du vicaire savoyard au sein de l’Emile. Tout d’abord, C. Destain évoque ce texte en identifiant purement et simplement le vicaire et Rousseau. Or, ce n’est pas la première fois dans son œuvre que Rousseau utilise un personnage prenant la parole depuis une position historique et sociale déterminée. Fabricius est-il Rousseau ? Le vicaire savoyard est-il Rousseau ? Probablement pour une part. Mais Fabricius parle aussi en citoyen romain, et le vicaire parle aussi en prêtre exclu de l’Eglise. Il serait donc intéressant de prendre au sérieux la position de l’énonciateur, et même tout simplement de tenir compte du fait qu’il y a un énonciateur. Ensuite, il ne faut pas oublier que ce passage occupe une place particulière au sein de l’Emile. L’adolescent est désormais à l’orée de l’âge adulte : dans les domaines où la raison démonstrative nous laisse en suspens, il faut donc créer les conditions permettant à Emile de s’approprier les croyances les plus raisonnables et les plus utiles pour vivre en homme pleinement homme. Cette dimension utilitaire, C. Destain la relève lorsqu’il évoque la religion civile : c’est l’utilité publique qui sert de critère en matière de religion[17], et il faut qu’elle participe à transformer les individus en citoyens et en patriotes. C’est pourquoi la religion civile est traitée à la fin du Contrat social. Or, n’oublions pas qu’il s’agit, dans l’Emile, de former un homme, plutôt qu’un citoyen[18]. C’est donc la religion naturelle, la religion universelle, qu’il faudra présenter à notre jeune homme. En matière religieuse, on est donc loin chez Rousseau de toute forme d’enthousiasme. Il s’agit plutôt de se demander comment faire un homme bon, et heureux.

Olivier Chelzen



[1] Christian Destain, Jean-Jacques Rousseau, Le cavalier bleu, coll. « Idées reçues » p.15.

[2] Rousseau, Œuvres complètes, publiées sous la direction de B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959-1995, vol.I, p.344.

[3]Jean-Jacques Rousseau, p.23.

[4] Idem, p.41.

[5] « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain (…). On n’a jamais tant employé d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. » Voltaire, Lettre du 30 Août 1755, CC, vol. III, p. 109-223.

[6]O.C. III, p. 123.

[7] “Rousseau apporte lui-même de l’eau au moulin de cette idée reçue”, Jean-Jacques Rousseau, p. 47.

[8] Emile, O.C. IV, p. 245.                                                                    

[9]Contrat social, O.C. III p. 431.

[10]Contrat social, O.C. III, ch 15, Des députés ou représentants, p.428.

[11]Jean-Jacques Rousseau, p.87.

[12]Cf Emile, O.C. IV, p.568.

[13] Christian Destain, Jean-Jacques Rousseau, p. 11.

[14] Idem, p.58.

[15]Lettres morales, O.C. IV p. 1097 : « Avec si peu de moyens d’observer la matière et les êtres sensibles comment espérons-nous pouvoir juger de l’âme et des êtres spirituels ? Supposons qu’il en existe réellement de tels, si nous ignorons ce que c’est qu’un corps comment saurons-nous ce que c’est qu’un esprit ? Nous nous voyons entourés de corps sans âmes, mais qui de nous aperçut jamais une âme sans corps et peut avoir la moindre idée d’une substance purement spirituelle ? »

[16]Rousseau, Lettres philosophiques, Paris, Vrin, 1974, p.43.

[17]Jean-Jacques Rousseau, p. 105.

[18] « L’institution publique n’existe plus, et ne peut plus exister ; parce qu’où  il n’y a plus de patrie il ne peut plus y avoir de citoyens. Ces deux mots, patrie et citoyen, doivent être effacés des langues modernes. J’en sais bien la raison, mais je ne veux pas la dire ; elle ne fait rien à mon sujet », Emile, O.C. IV p.250.