Cherlonneix (dir.), Nouvelles représentations de la vie en biologie et philosophie du vivant, lu par Cyril Gayet

Laurent Cherlonneix (dir.), Nouvelles représentations de la vie en biologie et philosophie du vivant. La sculpture du vivant à l’épreuve de l’interdisciplinarité, , avec la participation de Jean Claude Ameisen, éditions De Boeck, avril 2013. 

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Ce livre regroupe un ensemble de contributions écrites à l’occasion d’un séminaire interdisciplinaire sur le thème du vivant, dirigé par Laurent Cherlonneix. Son objet principal est d’évaluer la pertinence et la portée de l’idée de « mort cellulaire programmée » pour une nouvelle pensée de la vie. 

Cette idée, développée et popularisée par Jean-Claude Ameisen dans son livre La sculpture du vivant, parce qu’elle implique une imbrication de la mort dans la vie et de la vie dans la mort, n’engage-t-elle pas à la construction d’un nouveau paradigme ?  Quelques traditions philosophiques ayant pensé la vie sont-elles a contrario capables – et à quel degré – d’assimiler le fait paradoxal du « suicide cellulaire » ? Telle est la question et l’enjeu principal de ce livre.

Ce dernier est divisé en trois grandes parties distribuées selon les trois années du séminaire (de 2008 à 2010), l’ensemble constituant une mosaïque de quinze chapitres indépendants comme autant de variations autour de cette question centrale.

Le premier texte, très didactique, de Jean Claude Ameisen, La mort et la sculpture du vivant (p.3-41), présente la notion d’apoptose (processus d’auto-destruction de la cellule par effondrement sur elle-même). Il rend compte, tout d’abord, des difficultés de son émergence dans la communauté scientifique en rupture avec le « dogme » antérieur et toujours vivant du caractère exogène de la mort (c’est-à-dire l’idée d’une vie toute entière passée à lutter contre une mort ne pouvant advenir que de l’extérieur). Ameisen évoque ensuite le rôle central de l’apoptose dans la « sculpture du vivant », soit la formation embryonnaire et la régulation ordinaire de l’organisme. Vivre consisterait alors pour une société de cellules à endiguer et susciter une tendance interne à chaque cellule à se mettre à mort en fonction des impératifs sociaux ou organismiques. D’où provient cependant une telle tendance interne hautement paradoxale ? Ameisen déploie deux hypothèses, l’une, en accord avec l’idée commune d’une immortalité primitive du vivant, faisant de cette tendance l’héritage incorporé des résultats contingents d’une lutte ancestrale entre bactéries et virus-plasmides, l’autre, évoquant une originaire dualité des instruments de vie portant en eux la potentialité de la mort.

Le second texte (en anglais), Life-related consequences of self-suspension and initiation of cell Death (p.43-68), de Laurent Cherlonneix distingue quatre types de « mort cellulaire programmée » et insiste sur les difficultés d’une théorie darwinienne de l’évolution axée sur l’idée de conservation à rendre compte de ces processus destructifs endogènes. Dans ce dernier modèle si rien ne vient s’opposer de l’extérieur à la structure vivante efficace, celle-ci se perpétue, selon une forme dérivée du principe physique d’inertie. Cherlonneix propose alors de substituer à cette logique une pensée dialectique unissant et opposant la vie et la mort à l’intérieur de la vie.

En désaccord relatif avec une telle pensée, le troisième texte, L’apoptose modifie-t-elle les concepts de milieu intérieur et de régulation ? (p.73-85), de Nicolas Aumonier réintroduit la notion d’apoptose dans une logique où la vie est première et la mort seconde. L’autodestruction cellulaire ne serait pas une logique autonome mais un moyen régulateur au service de la vie de l’organisme entier. L’auteur s’oppose ainsi à un illusoire « vitalisme de la mort » faisant de cette dernière une cause efficace et autonome.

La quatrième chapitre, Nouvelles recherches sur le vivant : le démon de l’analogie (p.89-112) d’Éric Fiat, s’interroge sur la légitimité des analogies qu’il est possible d’établir entre les niveaux cellulaire et humain. Si l’utilisation de termes identiques risque, d’un côté, de rabattre la mort humaine (véritable fin d’un monde singulier pré-saisie dans l’angoisse comme « morsure du néant ») sur celle du simple vivant, couper la première de la seconde risque, d’un autre côté, de nous faire oublier les conditions vivantes d’émergence du sens de la vie et de la mort de (et pour) l’homme. La philosophie de Hegel ne permettrait-elle pas, dès lors, d’assurer le lien entre ces deux logiques sans rabattre l’une sur l’autre ?

Le cinquième chapitre, Les paysages de l’âge (p.115-131) de Paul-Antoine Miquel étudie biologiquement la notion de vieillissement et explicite certaines conditions permettant de le retarder.

Le sixième chapitre (2ème partie), Leibniz et la sculpture du vivant (p.135-154) de Jeanne Roland s’essaie à un dialogue entre la philosophie du premier et les concepts d’Ameisen.

Le septième texte, La mort est-elle la possibilité la plus propre de la vie ? Heidegger et Jonas face à la théorie de l’apoptose (p.157-191) d’Éric Pommier entend réinscrire l’idée d’apoptose dans une ontologie de la vie inspirée de Jonas, dépassant ainsi tant l’idée problématique de « mort active » que le cadre matérialiste-mécaniste de la pensée d’Ameisen. L’apoptose, tout d’abord, serait au service de la vie (de l’espèce, de l’organisme) et un outil conditionnant le déploiement de ses potentialités. Éliminer cependant le vocabulaire de la finalité au profit d’un matérialisme mécaniste ne risque-t-il pas d’abolir le sens même de l’idée de relation de la vie à la mort, soit d’une présence à une absence, soulignée par Ameisen, au profit de la description de simples processus ? C’est cette dernière idée qui est, a contrario, au centre de la pensée de Heidegger : l’homme serait cet être ouvert au néant et à son propre néant mais qui, précisément, trancherait par ce trait sur la vie pensée comme un processus clos de conservation de soi. C’est un tel dualisme que, réinscrivant l’homme dans la vie et la négativité au cœur de cette dernière, la philosophie stimulante d’Hans Jonas entend dépasser montrant ainsi que, si le vivant a originellement et toujours « à être », il est intérieurement travaillé par le non-être contre lequel il doit, sans discontinuité, lutter.

Le huitième chapitre, Lignes de fuite et négativité : de l’apoptose dans une perspective deleuzienne (p.193-218) de Jean-Yves Heurtbise entend à son tour réinscrire l’idée d’apoptose dans le vitalisme deleuzien. L’apoptose y est alors pensée dans la relation entre l’a-différencié et la différenciation comme « un processus vital qui, du dedans, travaille et sculpte les corps dans un rapport de tension continuel à la grande mort du dehors » (p.218).

Le chapitre neuf, Individuation et apoptose : repenser l’adaptation ? (p. 225-248) de Jean-Hugues Barthélémy entend explorer l’actualité possible de la philosophie du vivant de Simondon. La vie y est alors pensée comme le mouvement auto-entretenu d’une individuation continuée ouverte sur la possibilité de son propre dépassement. En résonance avec la théorie de l’apoptose, la mort n’y est cependant pas seulement posée comme d’origine externe mais est aussi pensée comme le revers indissociable de l’activité d’individuation du vivant.

Le dixième chapitre, Du « suicide » cellulaire au deuil humain : les relations vitales à l’épreuve de la mort (p.251-262) de Frédéric Worms défend l’idée difficile d’un « vitalisme critique » capable tout à la fois de cerner l’unité de la vie et l’irréductibilité des différences entre les vivants. Ainsi, ici et notamment, du sens « absolu » de la mort humaine en relation et opposition à la simple mort cellulaire.

Le chapitre onze, De la Vie cellulaire à la Vie humaine. Résonances mythologique, plastique et littéraire (p.263-286) de Laurent Cherlonneix entend, quant à lui, penser un passage (qui ne serait ni assimilation ni réduction) du cellulaire à l’humain en tant que phénomènes relevant de la Vie. Aussi étudie-t-il les « échos » existant entre le sacrifice d’Abraham, une œuvre de Louise Bourgeois et un épisode des Mystères de Paris d’Eugène Sue, d’un coté, et les relations entre la Vie et la Mort au cœur des cellules, de l’autre.  

Le douzième chapitre, Mort cellulaire par apoptose et métaphores religieuses dans La sculpture du vivant (p.289-308) de Éric Charmetant se propose d’évaluer la pertinence des métaphores religieuses dans l’œuvre d’Ameisen. Tout en soulignant la césure existant entre les concepts de vie et de mort au sens biologique et spirituel, les « résonances » des uns avec les autres ouvrent notamment « la réflexion théologique sur le salut de l’être humain à l’ensemble des êtres vivants » (p.308).

Le chapitre treize (3ème partie), Complexité en mosaïque, processus darwiniens et dialectique de la vie (p.313-322) de Georges Chapouthier évoque les modalités de construction des structures du vivant dans leur relation à une dialectique cellulaire sous-jacente de la vie et de la mort.

Le quatorzième chapitre, La cellule cancéreuse : un modèle d’immortalité. Et pourtant… (p.325-340) de Michael Azagury développe l’idée selon laquelle la cellule cancéreuse serait une cellule ayant pathologiquement échappé à l’apoptose c’est-à-dire à sa subordination à une totalité (l’organisme) la poussant normalement à s’auto-détruire.

Le dernier chapitre, Vie et mort des sentiments, Spinoza, Proust, Damasio (p. 341- 357) de Pascal Nouvel montre enfin que la vérité de la naissance et de la mort d’un sentiment peut être appréhendée à trois niveaux distincts. « La science permet d’en survoler l’origine au sein de l’histoire de la vie, la philosophie d’en contempler la façade extérieure » mais seule « la littérature » permettrait « d’en pénétrer les motifs internes » en nous faisant épouser la durée propre de ce dernier.

D’une lecture parfois difficile mais souvent stimulante, selon sa culture et ses intérêts propres, le lecteur trouvera dans ce livre polyphonique de quoi nourrir une profonde réflexion tant sur la possibilité que sur les difficultés propres d’une philosophie de la vie connectée aux savoirs du présent.

 

Cyril Gayet (18/09/2013).