Marcel Gauchet, La révolution moderne, « L’avènement de la démocratie I », Folio Essais, Gallimard, Paris, 2007. Lu par Christelle Nélaton

La révolution moderne se présente comme la première partie d’un projet de grande envergure autour de « l’avènement de la démocratie ». En quatre volumes, Marcel Gauchet s’attache aux développements les plus récents de la sortie du religieux propre aux sociétés occidentales sous un aspect toutefois particulier, celui de « la consécration du pouvoir des hommes de se gouverner eux-mêmes ».

   La révolution moderne se présente comme la première partie d’un projet de grande envergure autour de « l’avènement de la démocratie ». En quatre volumes, Marcel Gauchet s’attache aux développements les plus récents de la sortie du religieux propre aux sociétés occidentales sous un aspect toutefois particulier, celui de « la consécration du pouvoir des hommes de se gouverner eux-mêmes ». L’enjeu est ainsi de « parvenir à percer la formule du monde désenchanté, derrière la fausse transparence qui nous la cache, et de pénétrer le secret de son cours déroutant » (p. 10). Véritable « suite du Désenchantement du monde » (p. 9), le projet s’attache à dégager le modèle général des relations entre religion et politique, et les transformations de celles-ci qui viennent éclairer les analyses historiques du phénomène démocratique au 20e s. Fidèle à ce projet, le premier volume se concentre sur la révolution de l’autonomie menée de 1500 à 1900.


Sommaire :

Introduction générale.

Chapitre premier : « Gouverner l’histoire ».

Chapitre II : « La grammaire de l’autonomie ».

Chapitre III : « Le surgissement de l’État et l’éloignement du divin ».

Chapitre IV : « La fondation en droit et l’invention de l’individu ».

Chapitre V : « La Révolution française ou le choc du politique et du droit ».

Chapitre VI : « L’avènement de l’histoire ».

Chapitre VII : « Le renversement libéral et la découverte de la société ».

Chapitre VIII : « Les idoles libérales : le progrès, le peuple, la science ».

  

   Dans son introduction générale, Marcel Gauchet s’attache à replacer le projet de l’Avènement de la démocratie dans la continuité du Désenchantement du monde. Si la démarche est bien différente en ce qu’elle se veut une analyse plus historique des vicissitudes de la démocratie au cours de ce siècle, il reste qu’il s’agit bien de tester l’aptitude du modèle générale du Désenchantement à rendre compte de l’histoire. La perspective reste bien la même : c’est en opposant l’autonomie à l’hétéronomie, en cherchant la manière dont la religion a encore pu agir de façon souterraine (structurelle et inconsciente) sur le mécanisme collectif que la démocratie peut être comprise. Chaque volume retrace ainsi les nœuds principaux de l’odyssée démocratique. Le premier volume constitue un prologue se focalisant sur la révolution de l’autonomie qui voit apparaître les trois dimensions du « mélange » toujours problématique qu’est la démocratie : la politique, le juridique (de droit) et l’histoire.

   La démocratie est présentée à la fois comme l’horizon indépassable de notre époque et un modèle affaibli toujours menacé (Introduction, « le sacré et la déréliction »). Régime mixte, la démocratie connaît une crise de croissance, car ce qu’il appelle « l’approfondissement » de l’Etat-nation, des droits de l’Homme et de l’Histoire ne cesse de mettre en danger la réalité démocratique devant les tenir ensemble (Introduction, « D’une crise de croissance à l’autre »). C’est à un nouvel équilibre de ces trois composantes qu’il faut prétendre, après les « conjonctions » et « disjonctions » qu’elles ont subies. En se plaçant dans le cadre des démocraties libérales de l’Europe de l’ouest (comparées parfois à la démocratie américaine), Gauchet entend retracer la formation du régime mixte, et sa dislocation depuis les années 1970 (Introduction, « Les deux cycles ») afin de donner une vue d’ensemble qui permettra de reconstruire la difficile synthèse démocratique. Cela s’imposerait comme une exigence pour le sort de la démocratie libérale du 20e s.

   Dans le chapitre inaugural, Marcel Gauchet nous invite à « assumer notre condition historique » (p. 63), à gouverner l’histoire comme le titre du chapitre l’indique explicitement. Nous savons depuis deux siècles que l’homme est acteur de l’histoire et choisit son devenir ; il lui reste à prendre conscience de ce que cela implique et à le prendre en charge pour sortir la démocratie de sa crise actuelle. Entre 1880 et 1914, la démocratie libérale apparaît comme la solution au problème politique de l’histoire. Pour lui redonner sa force et son équilibre interne aujourd’hui, l’homme doit assumer consciemment sa capacité créatrice de l’avenir.

   La société démocratique se caractérise en effet par l’autonomie. La chapitre II précise ainsi qu’elle a du se construire comme un processus se matérialisant dans l’histoire. Etre autonome ce n’est pas seulement se donner ses propres lois, mais c’est aussi se faire soi-même dans le temps. Il a fallu ainsi attendre 1800 pour que l’homme comprenne qu’il était acteur de son devenir et qu’il passe vraiment à l’histoire. A partir de cette idée forte, Marcel Gauchet replace dans ce chapitre ce passage à l’histoire à l’intérieur du processus de sortie de la religion. Il montre que la redéfinition du collectif par le « Moyen Âge » se cache encore derrière les apparences traditionnelles de la société de religion. A l’inverse, la « révolution moderne » est à comprendre comme une « transition moderne » qui n’a cessé de composer avec la persistance du religieux ; elle s’efforce pourtant de la faire oublier et de la rendre invisible.

   En liant l’histoire de la pensée politique à l’histoire proprement dite, le chapitre III met en évidence la naissance progressive de l’Etat souverain de droit divin au 16e siècle qui, contrairement aux apparences, est bien une rupture avec le religieux. Le pouvoir souverain s’autonomise et devient humain, le corps politique naît. Machiavel se voit alors octroyer un rôle de premier plan dans cette révolution religieuse du politique. Quand la France et l’Angleterre présentent deux voies de la modernité, c’est bien une même nouvelle politique qui apparaît. Bien qu’elle soit encore travaillée en secret par le religieux, elle tend irrépressiblement à s’autonomiser.

   L’individu entre dans le monde par le droit, et n’en sortira plus. Il devient alors le seul foyer de l’universel, du fait de la division des souverainetés (chapitre IV). Le droit naturel permet de dénoncer l’archaïsme de l’Etat souverain de droit divin. Replacé dans son contexte historique, Hobbes sera celui qui posera l’individu comme source de légitimité, tout en défendant l’autorité royale. Son ambiguïté sera levée par ses successeurs : Locke, l’incarnation de l’inclination libérale, et Rousseau, celui de l’aspiration démocratique. Quand il s’attache à distinguer et à repérer les points communs et différences entre Locke et Rousseau, Gauchet insiste surtout en réalité sur le rôle crucial du second, véritable charnière entre deux âges. Il voit en lui le dernier penseur de la politique selon le contrat et le premier théoricien de la politique selon l’histoire. Naît alors, avec l’histoire, le « dessein thérapeutique » de Rousseau. Il consistera à proclamer le décès de la royauté et la dissociation entre les gouvernants et la souveraineté.

   Relue dans cet esprit, la révolution française est la première crise de formation de ce régime mixte qu’est la démocratie (chapitre V). La démarche contractualiste est ainsi mise à l’épreuve par les constituants et fait apparaître un hiatus que Rousseau n’avait pas aperçu entre la maximisation des libertés individuelles et celle de la souveraineté du corps. La révolution et l’instabilité qui va suivre anéantissent les prétentions contractualistes. Bonaparte n’y fera rien tant il oublie que, si la forme de la nation est monarchique, sa substance est et ne peut plus être que démocratique. Délestés du poids de la matrice politique de la souveraineté absolue, les Américains réussiront mieux leur révolution des droits de l’homme.

   Après la révolution et le passage à l’histoire, le chapitre 6 développe les quatre étapes de la conscience historique de 1800 à nos jours. L’histoire est ainsi la clé de lecture privilégiée des affaires collectives. Elle joue un rôle spectaculaire à l’égard du droit et de la politique, les entraînant, les déplaçant et les contraignant même à se redéfinir sans les faire disparaître pour autant. Le découvreur de l’historicité serait alors Hegel, c’est-à-dire celui qui par sa lecture théologico-politique trouva un accord entre l’esprit historique et la forme religieuse, en pensant notamment la fin de l’histoire. Après un moment conservateur, puis libéral bourgeois, l’héritage traditionnel a connu une crise avec la révolution française. Depuis le milieu des années 70, la conscience historique a subi une nouvelle métamorphose ; à nous d’affronter cet inédit.

   La déconstruction de l’ordre traditionnel prend le nom de renversement libéral : c’est l’époque de la découverte de la société comme nouveau creuset de l’historicité. Il s’agit d’un fait central et d’un phénomène pivot entre les anciens et les modernes, mais aussi d’un « faisceau d’ambiguïtés et de tensions » (chapitre VII). Nous ne parlerons plus alors de corps politique, mais bien de société, et il ne faudra pas la confondre avec l’État (car la source du mouvement n’est pas le foyer de l’ordre). Elle se caractérise par une dissociation claire de l’économie en son sein. L’économie du 19e siècle est en effet le résultat de la mise en relation de trois éléments jusqu’alors indépendants : l’individu, l’industrie et le marché. Avec la naissance de la société, c’est aussi la politique qui naît. Vient au monde avec elle un nouveau discours proprement social : l’idéologie. Si l’individu renaît, ce n’est plus sous la figure de l’individu du contrat, mais bien avec les traits de l’acteur historique.

   Le chapitre VIII qui clôt l’ouvrage tente de comprendre le mouvement de l’historicité en s’appuyant sur les moments précis et cruciaux allant de la première moitié du 19e s à nos jours. Le progrès, le peuple et la science sont ainsi présentés comme les trois schèmes qui ont permis la transition du religieux au libéral en une cinquantaine d’années, afin de faire triompher la liberté. En les étudiant successivement, Marcel Gauchet montre que ces nouvelles idoles sont pourtant frappées de « décroyances » à leur tour avec la terrible expérience du 20e siècle.

 

   Quiconque a trouvé un grand intérêt au célèbre livre de Marcel Gauchet le Désenchantement du monde, ne pourra que s’exalter à la lecture de cette suite. Le premier tome de l’ensemble se présente pour l’auteur comme pour le lecteur comme une sorte d’expérimentation. A partir d’analyses historiques, l’auteur met à l’épreuve ses thèses sur la dépendance parfois « inconsciente » et « secrète » du politique au religieux. En s’intéressant à l’avènement de la démocratie, il donne à comprendre le modèle indépassable dans lequel nous vivons. Solidement établi, il ne cesse pourtant d’être menacé. A sa lecture, le philosophe s’intéressera particulièrement à la contextualisation des grandes thèses de philosophie politique de l’époque étudiée. Mais c’est surtout la vue d’ensemble du processus démocratique proposée qui constitue une approche instructive, car elle est inédite. Les pensées classiques du politique (Machiavel, Hobbes, Locke, Rousseau, Hegel…), bien connues des philosophes qui s’intéressent à ce champ du réel, sont ici présentées comme les témoins d’un temps et d’un processus qui les dépasse et certaines analyses de détail sont alors tout à fait novatrices. Nous ne citerons à ce sujet qu’un exemple : l’explication de la naissance de l’individu proposée par Marcel Gauchet reste bien différente des thèses classiques de Louis Dumont, quand tous les deux s’attachent pourtant à la relation étroite du politique et du religieux.  


Christelle Nélaton