Aristote, Œuvres complètes, Flammarion / Gallimard, 2014, lu par Cyril Morana

Aristote, Œuvres complètes, publiées sous la direction de Pierre Pellegrin, Flammarion, 2014, 79€

Aristote, Œuvres complètes Tome 1, publiées sous la direction de Richard Bodéüs, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 2014, 69€

            Flammarion et Gallimard proposent conjointement, l’un, l’édition complète des œuvres authentiques d’Aristote, comprenant la traduction inédite en français des Fragments, sous la direction de Pierre Pellegrin, l’autre, un premier choix d’œuvres majeures du Stagirite (les Éthiques, la Politique, la Constitution d’Athènes, la Rhétorique, la Poétique et la Métaphysique) dans une traduction nouvelle, sous la direction de Richard Bodéüs.


            De nombreuses questions peuvent se poser au moment où Aristote a de nouveau les honneurs de l’édition. Avions-nous encore besoin de nouvelles traductions ? Ces deux volumes ne se concurrencent-ils pas inutilement ? etc. Ces dernières années, les éditions GF avaient successivement proposé des éditions souvent impeccables de la quasi-totalité des œuvres du précepteur d’Alexandre, avec force notes et introductions érudites, sur le même principe éditorial qui avait présidé aux nouvelles traductions de Platon et de Plotin. À cet égard, ce que Flammarion propose aujourd’hui rappelle le travail entrepris sous la direction de Luc Brisson en 2011 pour les œuvres complètes de Platon, et pourrait bien en être la continuation logique. Gallimard, quant à lui, fait entrer Aristote dans la pléiade et lui offre enfin le privilège des ors d’une glorieuse tranche en cuir et du papier bible.

            Nous n’irons pas ici résumer l’ensemble des œuvres proposées et aujourd’hui bien connues, ni louer le génie d’Aristote, penseur universel, le « maître de ceux qui savent », tant il nous paraît inutile d’enfoncer des portes ouvertes : Aristote est incontournable, et cela seul justifie sans doute sa permanence éditoriale. Que dire, dès lors, de ces deux nouveaux volumes ?

            En premier lieu, nous pouvons dire que l’un n’exclut pas l’autre, bien au contraire, il y a quelques chose comme une complémentarité entre les deux ouvrages ; l’un est portatif et constitue un pratique vademecum qui tient dans les poches d’un manteau (Gallimard), l’autre, fort imposant volume de près de 3000 pages est l’outil de choix d’un travail de recherche qui nécessite d’avoir sous la main la totalité du corpus authentique. En effet, ni Gallimard ni Flammarion ne publient de textes apocryphes, et c’est heureux. Depuis l’édition d’Andronicos de Rhodes au 1er siècle ap. J .-C., notamment célèbre pour avoir désigné la fameuse « philosophie première » d’Aristote sous le nom de « métaphysique », qui vient après (meta) les textes sur la Physique dans son classement, de nombreux textes douteux et souvent tout à fait inauthentiques s’étaient retrouvés associés au corpus du maître, et il convenait de procéder à une réduction rigoureuse du corpus. Ceux qui sont familiers des œuvres classiques d’Aristote ne trouveront donc ici que des textes déjà maintes fois traduits et commentés, à l’exception, sans doute, des Fragments proposés par Flammarion. Il s’agit d’une compilation d’auteurs variés (Dion, Synésius, Alexandre, Cicéron, Philon, Simplicius, Plutarque, Quintillien, Diogène Laërce, etc.) qui font référence à Aristote, le citent, en font l’éloge et nous renseignent un peu plus sur des textes dont nous avons perdu les manuscrits. On apprend notamment qu’Aristote est aussi l’auteur de dialogues, à l’instar de son maître Platon, et que son style et son verbe sont des « monuments » de précision. Parfois anecdotiques, ces Fragments demeurent cependant une vraie mine qu’il aurait été dommage d’éluder et qui se présente comme la cerise sur la gâteau de l’édition Flammarion.

            L’important corpus zoo-biologique (près d’un tiers des textes) qu’on trouve dans l’ouvrage dirigé par Pierre Pellegrin, et dont on imagine qu’il fera le cœur du prochain volume chez Gallimard, est tout à fait passionnant. Rappelons ici qu’il n’y a que peu de temps qu’on s’y intéresse véritablement en philosophie : le biological turn des anglo-saxons remonte aux années 60 et les interprétations qu’il propose depuis nous permettent de lire Aristote sous un jour nouveau : il existe bel et bien une liaison essentielle entre la logique, la métaphysique, la physique et la biologie aristotéliciennes, biologie dont Pierre Pellegrin montre qu’elle est comme l’aboutissement de la philosophie du précepteur d’Alexandre, qui serait avant tout un biologiste qui fait de la philosophie. Pour autant, et contrairement à certaines idées reçues, Aristote n’est pas un penseur globalisant, il est l’homme des distinctions : chaque science a sa rationalité propre, le savoir universel ou absolu est impossible. C’est sans doute ici que l’écart avec le platonisme apparaît comme le plus net, et très probablement ce qui fait d’Aristote un penseur « moderne », en phase avec l’époque contemporaine.

            L’exigence philologique qui préside aux traductions de ces deux magnifiques volumes est remarquable. On peut le plus souvent en dire de même des traductions, qui parfois se rejoignent presque mot pour mot, ou diffèrent à d’autres moments, mais sans jamais trahir l’essence de la pensée d’Aristote. L’important appareil critique proposé dans l’édition Gallimard (notes et notices occupent près de 400 pages) est d’une authentique utilité : lire Aristote implique souvent une contextualisation nécessaire, et les notes proposées, loin d’alourdir la lecture, capitalisent sur les travaux des chercheurs pour le meilleur. L’entreprise de Richard Bodéüs vise « simplement » à rendre l’œuvre d’Aristote accessible au lecteur d’aujourd’hui, et même si la lecture du Stagirite demeure toujours exigeante pour son lecteur, le pari de l’édition Gallimard est essentiellement tenu. A contrario, l’édition Flammarion ne propose pratiquement pas de notes (de brèves introductions et quelques rares bas de pages), ce qui est un choix éditorial nécessairement lié à la quantité de signes maximum possibles dans un déjà très copieux volume ; bien sûr, certains éclaircissements seraient bienvenus (d’où la complémentarité entre les deux éditions), et nous pouvons toujours nous reporter aux éditions-traductions en GF des textes proposés (l’essentiel des œuvres ici rassemblées ont déjà été traduites en poche). L’un des intérêts majeurs du volume Flammarion est de rassembler un travail de traduction disséminé dans de nombreux ouvrages de poche en un seul livre (tout Aristote à portée de main), quand Gallimard entreprend une nouvelle traduction annotée ; à nouveau, ces deux démarches trouvent leur légitimité et elles ne sont en aucun cas redondantes.

            C’est à juste titre que l’on peut parler d’événement à l’occasion de ces deux publications, et il faut rendre ici hommage au beau travail des deux équipes en citant les noms des collaborateurs : Richard Bodéüs, Jacques Brunschwig, Pierre Chiron, Michel Crubellier, Catherine Dalimier, Pierre Destrée, Marie-Paule Duminil, Jocelyn Groisard, Myriam Hecquet-Devienne, Annick Jaulin, David Lefebvre, Pierre-Marie Morel, Pierre Pellegrin, Marwan Rashed et Marie-Joséphine Werlings pour l’édition Flammarion. À nouveau Richard Bodéüs, qui dirige, Auguste Francotte, Philippe Gauthier, Marie-Paule Loicq-Berger, André Motte, Vinciane Pirenne-Delforge, Louise Rodrigue, Christian Rutten, Pierre Somville et Annick Stevens pour l’édition Gallimard.

 

                                                                                             Cyril Morana