Youri Mamleev Destin de l’être éditions L’Âge d’Homme 2012 Lu par Bruno Fung Kwok Chine

Youri MamleevDestin de l’être éditions L’Âge d’Homme 2012 Lu par Bruno Fung Kwok Chine

  

         Youri Mamleev (né en 1931) s’initie, dans Destin de l’être, à un exercice extrêmement périlleux pour l’Europe contemporaine : Rendre compte des convergences à la fois philosophique et spirituelle entre la sagesse indienne et le christianisme, notamment celui pratiqué selon la liturgie orthodoxe. Notre auteur se propose de constituer ce qu’il appelle « Métaphysique du Soi », ou encore « Outrisme du soi » ; ce qui ne fait pas l’économie d’un certain nombre de difficultés lorsqu’il s’agit d’appliquer de tels concepts à une compréhension des spéculations hindouistes et bouddhistes. Sans doute, Mamleev songe-t-il à la manifestation d’une logique de l’immanence ; un moyen pour la conscience de se saisir dans un même geste comme un Soi-individuel et un Soi-absolu. Cette logique de l’immanence prendrait donc la forme, selon lui, de « l’amour du Soi ».

 



 

 

C’est à partir de cette perspective que Mamleev entrevoit un retour vers une philosophie du Salut ; et ce, en incluant les fondements de la cosmologie hindoue. Dans le chapitre suivant, « Vêdantâ et Absolu », notre auteur s’engage dans une identification entre les concepts classiques de la phénoménologie européenne et les notions hindoues concernant la tension noético-noématique entre le sujet connaissant et l’objet connu. En effet, Mamleev mélange pêle-mêle les concepts de « Conscience Pure », « Être Pur » et « Félicité Pure » à l’Atmâ ainsi qu’au Brahma, autrement dit respectivement à l’âme individuelle ainsi qu’à l’âme universelle pour la sagesse indienne traditionnelle.

 

Le chapitre qui suit, a logiquement le but de démontrer dans quelle mesure la cosmologie indienne peut être assimilée peu ou prou à la Création ex nihilo dont il est question en Occident. Seulement une difficulté se fait entendre encore une fois lorsque notre auteur définit l’Atmâ à un « Soi Divin ». « Réalisation Divine » et « Grâce divine » ne sont plus moins l’apanage de la chrétienté que celui de l’hindouisme. La question fondamentale qu’essaie de soulever Mamleev est de savoir comment articuler le « Soi Divin » avec l’Ego dans une perspective tout autant slave qu’asiatique. Maamlev est précisément intéressant de ce point de vue puisqu’il se situe à l’aune de sa propre identité russe : à la fois européenne et asiatique, mais aussi ni européenne ni asiatique. Il parle de l’Inde alors qu’il parle, en fait, de lui-même. Très clairement, notre auteur s’inscrit dans un projet pleinement civilisationnel : celui de mettre en place, au niveau de la philosophie et de la spiritualité, un espace commun eurasien, pour ne pas dire eurasiatique. Si, du seul point de vue de l’orientalisme stricto sensu, les erreurs de Mamleev peuvent être perceptibles, il n’en demeure pas moins que cette nouvelle perspective tracée dans cet ouvrage demeure très intéressante pour notre temps. Le projet mamleevien ici n’est peut-être pas tant eurasiatique qu’eurasien. S’agit-il de réunifier, sur un strict plan intellectuel, une Eurasie disloquée depuis les origines, ou s’agit-il d’élaborer une Eurasie qui n’a jamais existée auparavant ? Précisément, Mamleev va jusqu’à affirmer que le Nirvana des hindous, littéralement « l’extinction des troubles » au regard du sanskrit,  peut se saisir comme « Grand Silence Métaphysique ». Il ajoute que, par ailleurs, le « Néant Divin » est tout aussi compréhensible que la « Source Originelle de l’Être ». Notre auteur réalise un tour de force prodigieux pour nos yeux européens : Dire que l’onto-théologie et le brahmanisme peuvent former une seule et même unité spirituelle.

 

Au chapitre suivant, « L’âme après la mort et la doctrine de Maya », Mamleev revient très clairement à ce qui constitue les fondamentaux de la philosophie européenne classique ; et ce, dans le but encore une fois de manifester un écho éclairant relativement à la pensée indienne classique. La vie et la mort succèderaient dans notre cosmos comme le « Oui » et le « Non » de la dialectique occidentale la plus ancienne. Le Yoga et la dialectique peuvent-ils avoir une convergence d’objectif si singulière ? Les résistances, aux yeux et des philosophes occidentalistes et des experts orientalistes, ne manqueront jamais d’apparaître.

 

Dans le chapitre intitulé «  Les sphères mystérieuses de la Métaphysique », notre auteur rajoute, à sa perspective dialectique concernant l’édification de sa spiritualité si singulière, deux pôles opposés supplémentaires : le « Masculin » et le «  Féminin ». Le « yin » ()et le « yang » () si chères à la cosmologie chinoise font leur apparition dans un texte déjà bien complexe pour rester lisible. Entre la cosmologie hindoue et la dialectique européenne, en passant par la cosmologie chinoise, il n’y aurait qu’un pas pour Mamleev. La conscience de soi (ou l’Auto-conscience) serait l’horizon à tenir dans cette chevauchée fantastique. Les choses peuvent devenir encore plus floues pour le lecteur s’il découvre l’allusion à peine voilée de Mamleev à la cosmologie aristotélicienne, dans un méli-mélo vertigineux entre l’usage du « Centre » et celui de la « Périphérie » pour décrire son cheminement spirituel avant d’atteindre le Nirvana. Dans ce va-et-vient textuel, le centre devient la périphérie, et la périphérie le centre.

 

Le chapitre qui suit, « La Dernière Doctrine », Mamleev redéfinit une nouvelle fois son projet spirituel à l’aune du questionnement philosophique fondamental : celui de la mort. Vaincre la mort, ne serait-il pas le sens de tout acte philosophique ? Pour se faire, notre auteur donne sa solution ultime : atteindre une égalité parfaite entre son « Soi » et le « Soi ». Pour lui, l’auto-conscience est l’équation à la fois ultime et première posée à l’humanité tout entière. Ce qui n’est pas sans risque : le risque de tomber dans ce qu’il appelle « l’Abîme » Voilà pourquoi, il n’est pas étonnant de trouver ce post-scriptum s’intitulant « Métaphysique et Art », et dans lequel Mamleev déploie les mêmes perspectives spirituelles et cosmologiques à la fois, et ce, autour d’une réflexion sur la tragédie de l’humanité. La Divine Comédie de Dante (1265-1321) sert de point d’accroche essentiel afin d’asseoir sa thèse fondamentale ici. Les sphères spirituelles se laisseraient traverser comme les différentes étapes cosmologiques, de l’enfer au paradis. La Chute ne serait jamais loin pour autant. Enfin, pour conclure ce post-scriptum, notre auteur ne manque pas, encore une fois, de complexifier son propos en affirmant que l’écrivain (russe) saisit le Sphinx à l’intérieur de lui-même lorsqu’il atteint la Félicité ou le Nirvana; en un mot pour lui la conscience de soi. En fait, Mamleev semble confondre volontairement l’aristocratie slave avec l’identité eurasienne.

 Dans le dernier texte s’intitulant Au-delà de l’hindouisme et du bouddhisme Mamleev persiste et signe : Il s’agit toujours d’expliquer en quoi le Christ et le Bouddha c’est finalement quasiment la même chose. Pourtant, il semble aller plus loin encore : la réconciliation entre l’Atmâ et le Brahma ressemble à la réunion « entre Dieu à l’intérieur de l’homme et Dieu dans le sens commun ». Dés lors, l’aporie de départ pour le lecteur peut rester intacte : L’esprit, tel qu’il pourrait se définir en Asie à l’aune d’une philologie indianiste pleinement maitrisée, converge-t-il vers le Saint-Esprit ? Rien n’est moins sûr. De plus, le « Soi » chez Mamleev prend un sens si ambigu : parfois celui d’Ego, parfois celui de « Sujet Absolu » ; et en même temps toujours, celui d’Atmâ et de Brahma à la fois. Il n’est pas étonnant, encore une fois, de voir pourquoi notre auteur assimile le Nirvana à la pleine réalisation de la conscience de soi. Ce qui l’amène à poser les fondements de ce qu’il appelle une « Métaphysique orientale ».

Mamleev radicalise encore davantage ses propositions singulières en parlant du « Grand Vide » comme s’il s’agissait d’une plénitude ontologique. Le destin de l’être serait, de ce point de vue, le grand saut dans le Vide. Car, pour lui, « le bouddhisme insiste plutôt sur l’Indicible et l’au-delà de l’Être (…) ». En d’autres termes, le destin de l’être n’est pas tant l’en-deçà que l’au-delà de l’être. C’est donc dans ces nouvelles frontières que Mamleev croit déceler le Vide. Enfin, il évoque « l’Abîme Transcendant » pour signifier le lieu où loge le « Sujet Dépouillé ». Sans doute, Mamleev songe-t-il à la figure du Roi nu sans doute, du Christ qui aurait perdu son royaume pour mieux le retrouver ?...

 Toujours est-il que le lecteur de cet ouvrage, dans son intégralité, sera surpris par la confusion dans l’usage des termes et des concepts venus d’Asie, particulièrement de l’Inde antique. Pour autant, doit-on parler d’échec lorsqu’il est question de tracer un cheminement eurasien, et non pas seulement eurasiatique ? La question reste entière après la lecture de ces deux textes surprenants écrits par ce penseur russe. Néanmoins, il faut reconnaître une vertu suprême à ce livre : celle de révéler l’Eurasie comme le lieu de toutes les controverses ; et ce, relativement au problème fondamental de la civilisation. Enfin, à la suite d’une telle lecture, cette question ultime se pose spontanément : Y’aurait-il plus de différences anthropologiques entre les asiatiques du Nord et les asiatiques du Sud-est qu’entre les japonais et les russes ?

                                                                                                                                                                Bruno Fung Kwok Chine