Enrico Donaggio, Karl Löwith et la philosophie. Une sobre inquiétude, Paris, Payot, 2013, lu par Frédéric Porcher

Le philosophe Karl Löwith (1897-1973) demeure fort mal connu en France alors qu’il est, en Allemagne, une personnalité philosophique incontournable. Cela tient sans nul doute à l’histoire des « transferts culturels » franco-allemands - pour parler comme M. Espagne -, et, dans le cas de Löwith, à la forte réception française de la philosophie de Heidegger. En effet, après avoir été l’un de ses disciples les plus remarqués, Löwith est devenu outre-Rhin une figure de l’anti-heideggérianisme, et c’est probablement une des raisons pour lesquelles son œuvre souffre jusqu’à présent d’un déficit de traduction.

Partant de là, on mesure l’intérêt de la traduction de l’italien de Karl Löwith et la philosophie qui est de combler en partie cette lacune. Pour la première fois à notre connaissance, Enrico Donaggio a en effet su prendre en compte la totalité des écrits de Löwith, y compris de nombreux textes inédits, dans le but de restituer le parcours d’une vie philosophique. Pratiquant l’art d’entremêler la grande et la petite histoire, le biographique et le philosophique, Donaggio rend ainsi compte des évolutions voire des infléchissements d’une pensée, dont le sens apparaît rétrospectivement dans sa capacité à interroger son propre rapport à la philosophie. Ainsi, loin de faire de Löwith un épigone du penseur de l’être, Donaggio montre, au contraire, que sa pensée s’est très vite affirmée de façon autonome, pratiquant un type de scepticisme actif visant la bonne distance ou encore le juste équilibre entre la philosophie et la vie. D’où le sous-titre « une sobre inquiétude » qui qualifie cette forme spécifique de scepticisme, laquelle, loin de sombrer dans un doute désespérant, repose sur la décision d’inscrire la pensée dans une totalité qui la dépasse (la vie, l’éternité, le cosmos).

Si Donaggio choisit de suivre l’itinéraire chronologique du philosophe, il joue aussi sur les avantages de la rétrospectivité, et c’est pourquoi il n’est pas toujours facile au lecteur de suivre les allers retours qu’il effectue entre les écrits théoriques et les divers témoignages formant la trame de ce livre, composé de cinq parties, et dont nous proposons une lecture synoptique.

La première section « La philosophie comme profession » retrace le parcours du jeune Löwith, depuis son engagement dans la première guerre mondiale à l’âge de 17 ans jusqu’à l’obtention du doctorat à Fribourg sous la direction de Heidegger en 1923. Mais dès les premières pages, Donaggio formule son hypothèse d’interprétation de Löwith, laquelle réside dans une « conquête de soi complexe et tourmentée » (p. 19). Cette attitude existentielle, Donaggio la décèle à l’état pur dans le personnage autobiographique de Hugo Fiala, « un fugitif né » (p. 13), et, de manière plus indirecte, dans la conjugaison de trois facteurs : sa formation scientifique en biologie, la forte impression qu’il eût de la conférence donnée à Munich par le sociologue Max Weber sur « le métier et la vocation de savant », et sa prise de distance, assez étonnante au vu de sa « personnalité esthético-spirituelle » (p. 24), vis-à-vis du cercle avant-gardiste autour de l’écrivain Stephan George (le Georgekreis).

Ces trois éléments contribuent à le faire opter pour la philosophie et, plus précisément, pour la phénoménologie, en suivant à Fribourg les cours de Husserl et surtout ceux de Heidegger. Devenant très vite le « premier élève de Heidegger », c’est avec lui qu’il soutient son doctorat (1923) portant sur Nietzsche et la notion d’interprétation de soi. Ce choix de thèse marquant à la fois son intérêt inaugural pour Nietzsche – il lui a consacré un commentaire devenu un classique sous le titre Nietzsche, la philosophie de l’éternel retour du même (1935) -, ainsi que la très forte influence du « petit magicien de Messkirch » (p. 32) comme il se plaît à surnommer Heidegger. C’est en effet en partant de l’herméneutique heideggérienne qu’il voit dans la philosophie nietzschéenne une tension non résolue entre la quête de sens et le nihilisme de l’éternel retour. On regrette qu’ici Donaggio ne se concentre que sur la thèse de doctorat sans la comparer au commentaire de 1935, puisque entre-temps, les rapports entre Nietzsche et Heidegger se sont pour ainsi dire inversés.

La seconde section « La voie de la simplicité » couvre la période qui va jusqu’à l’obtention de l’habilitation (1923-1928) et qui consiste pour Löwith à trouver sa propre voie philosophique, s’écartant, même si c’est de manière « prudente » (p. 66 sq.), de son maître Heidegger.

Relisant le roman autobiographique inédit « Fiala : l’histoire d’une tentation » et la thèse d’habilitation « L’individu dans le rôle de l’autre. Une contribution anthropologique des problèmes éthiques », Donaggio y aperçoit deux thèmes communs : la tentation du suicide et l’altérité. Or ces deux notions visent un point aveugle de l’ontologie heideggérienne du Dasein, à savoir qu’elle est encore trop centrée sur l’individu et son propre pouvoir de maîtrise sur l’existence jusqu’à sa propre mort. À l’inverse, Löwith montre que la pensée suicidaire ainsi que le rapport à l’autre homme (Mitmensch) présupposent une « ambiguïté ontologique de l’homme » (p.69), qui ne peut conquérir son ipséité qu’à la condition d’en éprouver les limites tant internes qu’externes. De sorte que le point de rupture avec Heidegger autour duquel s’organisera l’ensemble des écrits de Marbourg jusqu’à l’exil, consiste à subordonner l’ontologie (l’existential) à l’anthropologie ou l’existentiel (p. 70), et penser la primauté des rapports inter-humains dans la constitution du rapport à soi.

Ce privilège accordé à l’anthropologie détermine la « première philosophie » (1928 -1934) de Löwith que Donaggio définit comme « Une anthropologie de la modernité » (troisième section). Contrairement à « l’anthropologie philosophique » défendue au même moment par Max Scheler et Helmuth Plessner (p. 88), il ne s’agit pas, pour Löwith, de faire de l’anthropologie un nouveau champ du savoir mais le produit essentiel de la modernité philosophique émergeant après Hegel. Dit autrement, Löwith identifie la modernité post-hégelienne à une « humanisation » sans précédent de la théorie, où l’homme n’est pas tant interprété comme une nouvelle positivité que comme une « césure » ou encore une « fracture révolutionnaire » (p. 90) pour la pensée du XIXème siècle. Mais, et ce point est très important pour la suite donnée à ce diagnostic, cette fracture n’est pas encore vue comme un déclin. Elle constitue, au contraire, une réponse aux « défis de la modernité » (Ibid.).

En outre, contre l’idéal hégélien de l’homme auteur et acteur de l’histoire, Löwith fait valoir les acquis anthropologiques de l’historien bâlois J. Burckhardt pour qui la « méditation sur l’histoire » vise à orienter la vie individuelle, et non l’histoire collective avec tous les risques que cela suppose en termes politiques (survalorisation de la vie de l’Etat contre celle des individus, déclin de la responsabilité…).

Ce diagnostic portant sur les limites inhérentes à l’historicisme se trouve renforcé par la lecture croisée du jeune Marx et de la sociologie wéberienne. Comparant le désenchantement wébérien à l’aliénation marxienne, Löwith remonte aux « sources anthropologiques de la modernité occidentale » où c’est « l’absence positive de croyance » (p. 111) qui définit le mieux l’image et le sens de l’homme moderne. Aussi, par ces références assez hétérodoxes pour l’époque (Marx surtout) et par « l’empathie stratégique » qui caractérise ses lectures, Löwith parvient à défendre une position originale, ni wéberienne ni marxiste. Pour la faire apparaître, Donaggio s’appuie sur un moment de la correspondance avec Léo Strauss (1931-1932) où le nihilisme fait figure de bilan rétrospectif de ces années de grande « créativité intellectuelle » (p.114). Alors que ce dernier adopte la perspective d’un dépassement du nihilisme en prenant pour modèle les anciens Grecs, Löwith insiste, au contraire, sur la « productivité du nihilisme » pour « l’homme en tant qu’homme » (p. 123), consolidant ainsi son anthropologie de la modernité par l’ambivalence de l’homme et du nihilisme inhérent à son être moderne.

La quatrième section s’attache à montrer, dans la trajectoire de Löwith, une rupture, tant sur le plan biographique que philosophique - son titre « La responsabilité de la philosophie » devant s’entendre comme la responsabilité de la philosophie occidentale dans le mal du XXe siècle qu’est le nazisme. Car Löwith ne fut pas simplement un témoin mais une victime du nazisme, sa demi-judéité l’ayant chassé de l’université de Marbourg en 1934. Donaggio s’appuie ici sur l’autre autobiographie – traduite en français sous le titre Ma vie en Allemagne avant et après 1933, Paris, Hachette,1988-, que Löwith a écrite à chaud (1940) et qui témoigne de cette « mise au pas » de l’université par les nazis.

Cet événement, que Löwith comme beaucoup d’autres intellectuels allemands n’avaient pas vu venir, occasionne « un virage » (p. 138) dans sa réflexion philosophique. Cet infléchissement se trouve exposé à deux niveaux : au niveau des implications politiques de la philosophie de M. Heidegger et de K. Schmitt et à celui des alternatives philosophiques (chez Burckhardt et Nietzsche) au nazisme ; la leçon qu’il en tire étant que la politisation de la pensée heideggérienne et schmittienne n’implique « aucun saut » mais découle de leurs pensées qui, à ses yeux, s’avèrent de part en part nihilistes. De sorte que le diagnostic du nihilisme des écrits précédents s’en trouve radicalement modifié, ce dernier n’étant plus jugé productif mais destructeur pour l’humain, et ce en raison de son ancrage dans l’historicisme et de son accomplissement dans le national-socialisme. Le problème anthropologique d’avant 1933 cède ainsi la place au problème de savoir comment trouver la bonne distance par rapport aux faits historiques et plus globalement au temps historique. Ce qui aboutit à la publication, pendant son exil au Japon, de l’ouvrage De Hegel à Nietzsche (1941), lequel deviendra une référence incontournable pour tous les penseurs allemands de la rééducation qui, comme J. Habermas ou R. Koselleck (élève de Löwith), se sont interrogés sur la collusion entre nazisme et philosophie.

De nouveau contraint par la persécution nazie à quitter le Japon, Löwith s’installe à Hartford, puis à New York (New School for Social Research), avant de revenir en Allemagne en 1952. La dernière partie (« De combien d’histoire l’homme a-t-il besoin ? ») retrace ces deux moments. Le moment (américain) remet en cause les philosophies de l’histoire, quitte à s’éloigner de partisans de la modernité comme H. Blumenberg ou E. Bloch. Dans Meaning in History (traduit en français sous le titre : Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, 2002), Löwith montre que la notion de progrès (fondatrice de la modernité) résulte de la sécularisation de la pensée eschatologique et biblique et qu’elle est en grande partie responsable des pires politiques qu’aient connues l’Allemagne et la Russie au XXème siècle.

Le second moment, celui de son retour en Europe (1950) et de sa réintégration dans l’université prestigieuse de Heidelberg (1952), se trouve d’abord marqué par la publication d’essais critiques d’une rare violence (p. 199) à l’encontre de la philosophie de Heidegger, Réunis dans l’ouvrage non traduit Heidegger, Denker in dürftiger Zeit (Heidegger, penseur d’une époque de pauvreté), ces essais interprètent « l’histoire de l’être » comme historicité aveugle où le hasard érigé en destin  finit par l’adhésion de Heidegger au troisième Reich (p. 205). En outre, c’est aussi contre la fascination des étudiants pour Heidegger que Löwith croit bon devoir démystifier cette « pensée pseudo-religieuse » (Ibid.). Reste que cette critique a pu être perçue comme étant encore animée du ressentiment d’un disciple envers son maître (K. Jaspers, Heidegger lui-même), voire, en parodiant une formule proustienne, comme « un bal masqué des années vingt » (p. 199). Mais si l’on suit l’interprétation d’ensemble de Donaggio, on se rend compte que l’anti-heideggérianisme de Löwith a commencé bien avant son retour en Allemagne de sorte qu’il s’inscrit bien plutôt dans un scepticisme global nourri par la critique radicale de l’homme, de l’histoire et de la modernité. En cela, la pensée de Löwith n’est pas sans affinité avec celle de son ami Strauss, à ceci près qu’elle demeure davantage sceptique et donc sensible à ce qui excède la pensée. D’où son intérêt pour le thème du cosmos, ainsi que pour Spinoza et Valéry, où il s’agit, avec le premier, de penser l’arrière-plan de l’homme (la nature, le cosmos) et, avec le second, les bords de l’esprit (hasard, fragilité). Aussi Löwith, à travers ses écrits, a-t-il défendu un renoncement lucide à la « confiance excessive de la philosophie » et opté pour un « scepticisme tempéré » (p. 225).

Ce livre fournit au lecteur français une interprétation d’ensemble, assortie d’une documentation solide (voir la bibliographie très fournie en fin d’ouvrage), lui permettant de pénétrer dans l’œuvre complète de K. Löwith. Adoptant sur sa vie et son œuvre un regard englobant et rétrospectif, Donaggio nous permet également de jeter un regard en creux sur tout un pan de la culture allemande, marquée par des cataclysmes dont Löwith fût à la fois le témoin, la victime, mais aussi un penseur critique d’une extrême lucidité. Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons que saluer ce beau livre en souhaitant qu’il inaugure une période nouvelle dans la réception française de Karl Löwith.

Frédéric Porcher