Christian Sachse, Philosophie de la biologie, PPUR 2011, lu par Jonathan Racine

Christian Sachse, Philosophie de la biologie. Enjeux et perspectives, Presses polytechniques et universiraires romandes, octobre 2011 (226pages).

 

L’ouvrage se présente comme un manuel d’introduction à la philosophie de la biologie – domaine florissant de la philosophie contemporaine, mais pour lequel les ouvrages d’introduction sont quasiment tous en langue anglaise (il est difficile de considérer Duchesneau, Philosophie de la biologie, Puf, comme un manuel d’introduction).

Tout en étant introductif, l’auteur assume le parti pris de centrer l’ouvrage sur la théorie de l’évolution, faisant sien le mot bien connu de Dobzhansky : «rien n’a de sens en biologie si ce n’est à la lumière de l’évolution ». Ainsi, les 9 premiers chapitres consistent-ils en une présentation générale de la théorie de l’évolution et en une explication des concepts centraux de cette théorie (fitness, dérive génétique et adaptationnisme, les relations à l’environnement, le problème de l’unité de sélection, le problème de la fonction biologique). Les chapitres suivants (10-16) traitent plus spécifiquement de questions épistémologiques classiques (l’explication et la réduction), appliquées au cas de la biologie. L’auteur défend une forme de réductionnisme qu’il applique à la génétique, à titre d’étude de cas.

           

Le chapitre 1 porte sur Darwin et son élaboration de la théorie de l’évolution. L’auteur rappelle rapidement le contexte dominé par les descriptions téléologiques de la théologie naturelle. Ces raisonnements finalistes sont mis à mal par la géologie, qui met au jour des changements continus. Comment les espèces biologiques peuvent-elles rester alors adaptées à leur environnement ?

Quant à l’explication du mécanisme de l’évolution, on sait que Darwin a été inspiré par Malthus pour développer l’idée que l’environnement est sélectif. L’auteur présente l’exemple des pinsons des Galápagos et explique à partir de cet exemple les développements opérés depuis Darwin dans la théorie de l’évolution.

Le chapitre 2 cherche à spécifier l’évolution biologique par rapport aux autres formes de changement, de manière à compléter la définition de l’évolution biologique. Ce chapitre constitue la base des chapitres suivants, qui portent sur des concepts plus spécifiques. Selon une définition simple, le concept d’évolution biologique s’applique à tous les cas où il existe un changement dans la fréquence des gènes au sein d’une population. Il s’agit dans ce chapitre d’expliquer cette définition et d’aborder certains problèmes qu’elle pose (par exemple, dans un contexte environnemental donné, c’est surtout la combinaison génétique particulière d’un individu qui est essentielle pour déterminer un éventuel avantage sélectif). 

Le chapitre 3 porte sur le concept de fitness, ou valeur sélective – concept essentiel, puisque « la sélection naturelle ne peut pas être la cause de l’évolution d’une population s’il n’existe pas une différence au niveau de fitness » (p. 25). Mais une explication en termes de degré de fitness n’est-elle pas tautologique ? La biologie peut-elle déterminer le niveau de fitness autrement que de manière rétrospective (ce qui enlèverait toute valeur explicative à ce concept) ? Ce sont de telles objections qui requièrent l’élaboration d’un concept plus précis de fitness, qu’examine la suite du chapitre.

Le chapitre 4 aborde « la dérive génétique et l’adaptationnisme » : on y relève que l’effet de la sélection naturelle sur l’évolution est variable, dans la mesure où la pression sélective dépend elle-même du contexte environnemental. Pour l’adaptationnisme, il y a un privilège fort, voire exclusif, de la sélection naturelle, alors qu’un anti-adaptionniste fera valoir l’existence d’autres mécanismes. C’est ce débat qui est ici examiné.

Les chapitres précédents conduisent naturellement au chapitre 5, sur « l’environnement, la niche et les ressources », puisque pour déterminer le degré de fitness, il faut préciser les relations entre l’organisme et son environnement.

Le chapitre 6 se confronte à un débat essentiel pour toute la théorie de l’évolution, celui de l’unité de sélection : comment la théorie explique-t-elle des comportements désavantageux pour l’individu, mais avantageux pour le groupe, alors que Darwin a mis au centre de sa théorie les organismes individuels ? Dans ce débat, il est possible de localiser la valeur adaptative au niveau du groupe, mais aussi au niveau des gènes responsables du comportement altruiste (p. 59). Ce sont ces deux perspectives qui sont comparées dans ce chapitre.

Le chapitre 7 aborde la question de la définition du vivant, en rapport avec le problème de l’origine de la vie. En effet, le fait que cette origine reste inexpliquée est une des raisons qui fait que le débat sur la définition reste ouvert (avec notamment le cas limite par excellence des virus).

Le chapitre 8 traite de ‘l’arbre de la vie’ : celui-ci représente l’évolution des espèces, mais il s’agit justement d’examiner si cette métaphore est vraiment pertinente, en la confrontant au concept d’espèce : une des objections consiste à faire valoir qu’il existe chez les procaryotes un transfert de gènes dit ‘horizontal’ (entre des organismes qui ne partagent pas de lien de parenté direct) tandis que ‘l’arbre’ ne peut figurer qu’un transfert génétique vertical entre parents et descendants. Le problème concerne alors la notion d’espèce : l’isolation reproductive ne peut plus constituer un critère probant pour l’individuation des espèces. La suite du chapitre aborde donc le problème difficile de la notion d’espèce biologique, en se demandant notamment si les espèces biologiques peuvent être interprétées de manière réaliste.

Le chapitre 9, sur la fonction biologique, commence par remarquer que la théorie darwinienne a profondément bouleversé la conception téléologique des fonctions biologiques, courante dans le discours de la théologie naturelle. La notion contemporaine ne peut donc plus comporter de référence à un but ou une intention. Le chapitre examine la conception étiologique, qui définit les fonctions biologiques en se référant à leur histoire évolutive, puis l’approche systémique, qui définit la fonction biologique comme une certaine disposition causale, jouant un rôle particulier au sein de l’organisation des capacités d’un système (p. 98). Cette dernière approche implique néanmoins de savoir quelles sont les capacités objectivement pertinentes de l’organisme (afin d’évaluer quelles sont les dispositions qui contribuent à ces capacités et ainsi déterminer si elles peuvent être considérées comme des fonctions). L’auteur modifie alors l’approche systémique de manière à répondre à ce problème.

Le chapitre 10 rejoint des questions épistémologiques plus générales, puisqu’il porte sur les modèles d’explication – question classique en philosophie des sciences. L’auteur part d’ailleurs du modèle le plus influent, celui de Hempel, dit nomologico-déductif. Évidemment, il s’agit ensuite d’évaluer si ce modèle est pertinent pour caractériser l’explication biologique – ce qui implique de trancher la question de l’existence de lois biologiques.

Le chapitre 11 aborde lui aussi des questions qui se posent en dehors de la philosophie de la biologie : en traitant des bases physiques des propriétés biologiques, il mobilise des concepts également utilisés lorsqu’il s’agit d’éclaircir les relations entre l’esprit et ses bases physiques. L’auteur part ainsi de la conception du monde en strates proposée par Kim, et discute les concepts de survenance et de complétude de la physique (complétude causale, explicative et nomologique), qui sont effectivement au cœur de nombreuses discussions en philosophie de l’esprit. L’auteur conclut ce chapitre en assumant un réductionnisme ontologique : « il existe dans notre monde une seule strate ontologique » ; « les occurrences de propriétés biologiques […] sont simplement identiques à quelque chose de physique » (p. 138).

Un tel réductionnisme ontologique soulève évidemment le problème de savoir quelles relations entretiennent physique et biologie d’un point de vue épistémologique, problème qui est au cœur de la fin de l’ouvrage.

Les chapitres 12 et 13 examinent en effet l’objection classique contre une position réductionniste : la réalisation multiple des types de propriété biologique (le chapitre 12 présente le cadre général, et le chapitre 13 propose une ‘étude de cas’ à partir de la théorie neutraliste de l’évolution). En simplifiant, l’idée consiste à remarquer que deux occurrences d’un gène, par exemple, peuvent être du même type biologique (remplir la même fonction), mais de types physiques différents (ne pas être constituées des mêmes molécules). On ne peut donc pas corréler systématiquement les types de propriétés biologiques et les types de propriétés physiques. Cela a constitué un argument essentiel pour défendre l’autonomie des différentes sciences par rapport à la physique. Mais l’auteur envisage les tentatives de réductionnisme qui ont tenté de répondre à cet argument. Il proposera sa propre version d’un réductionnisme épistémologique dans les derniers chapitres.

Ainsi, le chapitre 14 (« la réduction fonctionnelle de la biologie par des sous-concepts ») présente une version de réductionnisme non éliminativiste. Pour cela, il s’agit de montrer que la réalisation multiple n’empêche pas l’établissement de liens systématiques entre les concepts fonctionnels de la biologie et des concepts physiques. L’argumentation repose sur l’hypothèse suivante : « pour chaque concept fonctionnel de la biologie, il est en théorie possible de construire des sous-concepts définis purement fonctionnellement et nomologiquement coextensionnels à des concepts physiques » (p. 167). Autrement dit, on introduit un niveau intermédiaire : un concept fonctionnel biologique peut être réduit à des sous-concepts, eux aussi définis fonctionnellement, et chacun de ces sous-concepts est coextensionnel, nomologiquement, à un concept physique : la mise en relation systématique devient donc possible. La différence entre les concepts de la biologie et les sous-concepts en question reposerait dans le degré d’abstraction : c’est le degré d’abstraction des concepts biologiques qui leur permettrait de dévoiler « des similarités pertinentes entre des occurrences de propriétés dans le monde, que la physique n’est pas capable de mettre en évidence au moyen de ses propres capacités conceptuelles » (p. 167). On a donc bien affaire à un réductionnisme non-éliminativiste.

Cette solution originale est ensuite illustrée dans les chapitres 15 et 16, qui mettent en œuvre ce réductionnisme à propos des relations entre la génétique classique (qui naît avec la redécouverte des expériences de Mendel) et la génétique moléculaire. La génétique classique est ici prise comme « exemple d’une théorie abstraite qui s’applique à des propriétés très différentes sur le plan physique et moléculaire » et qui « fournit des explications causales qui ne sont pas remplaçables par des explications physiques ou moléculaires » (p. 168). Il s’agit donc, à la fois, d’établir une relation de coextensionalité entre les concepts des deux théories, et de montrer les avantages épistémiques de la génétique classique.

 

Il est difficile pour le lecteur francophone d’aborder le champ de la philosophie de la biologie. Il peut certes se familiariser rapidement en lisant, par exemple, le chapitre consacré à la biologie dans le Précis de philosophie des sciences de Barberousse et coll. (chez Vuibert). Le lecteur confirmé peut approfondir ses connaissances dans l’ouvrage de Duchesneau déjà cité. Mais l’ouvrage de Sachse constitue, à ma connaissance, le seul véritable manuel d’introduction à ce domaine en langue française ; constitué de chapitres courts et clairs, il remplit parfaitement les exigences du genre.

On a déjà mentionné le parti pris de l’auteur, ce qui explique que l’ouvrage soit, dans sa plus grande partie, consacré à la théorie de l’évolution – au point, peut-être, de recouper parfois le contenu d’un simple manuel d’introduction à la théorie de l’évolution. Ce parti pris légitime (il ne saurait être question de minimiser l’importance de cette théorie) efface toutefois les tensions internes à la biologie contemporaine, qui constituent certainement un objet de réflexion très riche dans une perspective philosophique (voir par exemple les différents ouvrages de M. Morange, et notamment le premier chapitre de La vie, l’évolution, l’histoire, chez Odile Jacob, significativement intitulé « les deux biologies »).

Si l’ouvrage est bel et bien une introduction, on y trouve également des passages qui pourront intéresser le lecteur déjà familiarisé en philosophie des sciences : les deux derniers chapitres, notamment, proposent une intéressante et originale étude de cas permettant d’illustrer la notion de réduction, sur un plan ontologique et sur un plan épistémologique, en examinant les relations systématiques entre les concepts et explications de deux théories génétiques.

Jonathan Racine.