Paul-Henri Thiry d'Holbach, Essai sur l'art de ramper à l'usage des courtisans, 1764, Librio, Philosophie, 2014, lu par Maryse Emel

Paul-Henri Thiry d'Holbach, Essai sur l’art de ramper à l’usage des courtisans, 1764, Librio, Philosophie, 2014.

Le Baron d’Holbach entreprend de faire le portrait des Courtisans et de leur enseigner l’art de ramper. Au renard de Machiavel il va substituer l’image du serpent, qui a pour caractéristique de glisser, et d’être de ce fait insaisissable. 

On pourrait croire qu’il renoue avec Les Caractères de La Bruyère, mais le propos ici est autre. Il n’y a dans tout l’ouvrage, qui au demeurant est très court, aucune condamnation morale, juste de la curiosité : « L’homme de Cour est sans contredit la production la plus curieuse que montre l’espèce humaine. » Au début, c’est en scientifique, en se mettant à l’écart de tout moralisme, qu’il va présenter l’homme de Cour.  Mais très vite il renonce. Le Courtisan est d’abord un objet de curiosité, qui n’est pas sans rappeler la vogue des « cabinets de curiosité » au XVIIIe siècle. Selon la définition de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, un cabinet est « un abrégé de la nature entière ». « Un animal si étrange est difficile à définir » écrit-il. Il ne reste plus qu’à le mettre parmi les curiosités.

L’ouvrage est très court. Il se compose de 13 paragraphes.

1-4 : Le texte se pose en rupture avec la tradition morale qui traite du Courtisan. Mais il demeure la difficulté à définir ce dernier. Le discours de la science n’y parvient pas non plus.

5- 12 : Le Courtisan ou la figure du « rien », du vide : son « non-être » entraîne la faillite du discours de la raison. D’Holbach présente les devoirs du bon Courtisan.

13 : Ce discours aboutit à ressaisir le Courtisan comme un homme humilié. Accepter l’humiliation, être un valet, c’est l’essence du despotisme. L’ironie du début du texte se fait tragique.

 D’Holbach s’inscrit dans plusieurs traditions, pour tout aussitôt s’en soustraire. Cet Essai sur l’art de ramper à l’usage des Courtisans fait effectivement écho, par le choix de son titre, à des ouvrages contemporains à d’Holbach : les travaux de l’Abbé Jean deHautefeuille, L' art de respirer sous l'eau et le moyen d'entretenir pendant un tems considérable la flamme enfermée dans un petit lieu, 1681, ou L’Art de plumer la poule sans crier, 1710.

Ces références témoignent d’une curiosité scientifique qui se développe depuis le XVIIe siècle, à laquelle la Baron n’échappe pas, mais tout en gardant toutefois une distanciation ironique. Ainsi si  le Courtisan est amphibie, ce n’est pas un hasard. Jean de Hautefeuille, dans son ouvrage cité plus haut, écrivait « la nature est merveilleuse dans toutes ses productions et elle ne fait rien inutilement ». Si le ton scientifique est là et comme en écho aux travaux de l’Abbé, il y a toutefois un certain ridicule qui va très vite bousculer le ton du texte. Cependant d’après cette définition quelle est l’utilité du Courtisan ? Le Courtisan est trop protéiforme pour pouvoir être défini selon les critères de la classification scientifique mais le Baron reprend les propos de l’Abbé pour chercher le sens du Courtisan en ce XVIIIe siècle.

Si le deuxième paragraphe semble retirer au Courtisan toute moralité, on pourrait s’attendre à un retour aux Caractères de La Bruyère, et à une lecture morale du comportement de ce dernier, Il n’en est rien et cela peut déstabiliser le lecteur, en quête d’un fil directeur pour orienter sa lecture.

L’ouvrage se donne ainsi à lire dans une sorte de désordre - d’où le refus de la classification - et à chaque pas qui assure au lecteur la certitude du chemin, apparaît un obstacle qui le déroute. A moins que l’on ne prête attention au terme « curieuse » au début du texte. Le désordre se résorbe alors en un discours qui procède comme un cabinet de curiosités. On expose, on donne à voir, dans ce qui peut paraître un désordre mais donne à penser peut-être un autre ordre. Le troisième paragraphe va  continuer dans le sens de cette désorientation que nous venons de souligner : « Le Souverain lui-même, n’est que leur homme d’affaires », renversement des rôles dans une sorte de dialectique du maître et de l’esclave, qui continue à retirer au texte tout perspectivisme moralisateur. Le Courtisan soumet mais ne se soumet pas.

Si, selon l’auteur, les philosophes « sont gens de mauvais humeur », et ne font rien d’autre que condamner dans un renoncement impuissant, l’homme de l’ordinaire ne comprend pas plus car il croit au prestige de la raison. Seul le Courtisan sait faire taire la raison, révélant une « noblesse » fort éloignée de la tradition machiavélienne. C’est pourquoi, à l’issue de ce quatrième paragraphe, on découvre que tenir la raison à l’écart, fait la force de l’insensibilité. Le Courtisan serait la figure de l’indifférence utile au pouvoir politique. Une figure sans visage, n’exprimant rien. Miroir du pouvoir, il comble ainsi son non-être. Le Courtisan est celui qui adhère au pouvoir, quelque soit le pouvoir.

Il « est une pure machine ou plutôt il n’est plus rien » conclut le cinquième paragraphe.

S’ensuit alors l’énoncé des devoirs du Courtisan, qui se résument en « un sublime abandon de soi-même ». Appel du vide et vertige d’un homme sans valeurs. Ou plutôt prêt à s’approprier n’importe quelle valeur. Et la conclusion tombe : le Courtisan est l’homme humilié. Si on se rappelle du début du texte qui présentait la soumission du  Monarque, on pourrait croire à une incohérence du Baron d’Holbach. Ce n’est pas le cas : ce jeu de dépendance est le propre du despotisme. Le Courtisan est le fossoyeur de la liberté.

Le texte ne cesse de jouer du déséquilibre, de la même façon qu’on bascule dans le despotisme par le mauvais équilibre des pouvoirs dira Montesquieu. Un texte qui est bien plus qu’une lecture morale du Courtisan. On sent poindre, de loin certes, mais on l’effleure au moins, l’ère des masses inaugurée par cette figure du rien, qu’est le Courtisan.

Maryse Emel