Guillaume Carron, La désillusion créatrice, Merleau-Ponty ou l’expérience du réel, éditions MétisPresses, 2014, lu par Agathe Arnold

Les contradictions de la doxa contemporaine à l’égard de la philosophie – celle-ci serait aussi bien nécessaire et irremplaçable que stérile, aussi bien omniprésente et capable de parler de tout que réservée à une élite et éloignée du monde – sont pour Guillaume Carron un signe que le lien entre philosophie et réel a perdu de sa consistance, et invitent ainsi à réinterroger ce lien. Là où il pourrait sembler que cette interrogation a toujours déjà été le sens-même de la philosophie et de toute l’histoire de l’ontologie, Guillaume Carron insiste sur l’historicité du terme « le réel », en soulignant la rareté et la caractère tardif de son occurrence dans le vocable philosophique et ce jusqu’au 20e siècle, où il prendra au contraire une place prépondérante. Il faut alors remonter à son apparition dans la pensée hégélienne pour comprendre pourquoi nous avons tendance à avoir une foi spontanée dans la rationalité du réel et à occulter la résistance du réel au concept. L’enjeu revendiqué de l’ouvrage est de montrer la place particulière que tient la pensée de Merleau-Ponty dans l’histoire de la philosophie, dans la mesure où elle se confronte explicitement à cette résistance du réel et au bouleversement méthodologique qu’elle exige. Consciente des impasses de toute « pensée objective », qu’elle soit réaliste ou idéaliste, la philosophie qui interroge le réel et en accepte dès lors l’énigme devra se déployer hors des concepts rationalistes traditionnels et se faire « philosophie concrète (…) qui s’applique, chaque instant, à garder le contact avec l’expérience du réel ». Aussi l’ouvrage de Guillaume Carron insiste-t-il sur les dimensions critique et éthique de la philosophie de Merleau-Ponty, en ce que celle-ci montre les failles du réalisme et de l’intellectualisme, au fond deux manifestations d’une même incapacité à s’étonner devant le réel, à s’interroger sur la possibilité de son évidence, et à remettre en question le critère de l’évidence comme fondement premier du réel et de la vérité. Mais il s’agit également pour l’auteur de souligner l’apport philosophique de Merleau-Ponty par sa convocation du corps, de l’imaginaire et de la structure pour appréhender de manière inédite l’expérience de réel. A la faveur de l’exploration de la notion de réel, on suit l’évolution de la pensée de Merleau-Ponty, confrontée à diverses influences et forgeant peu à peu un nouveau type de discours philosophique. Ainsi sa « philosophie concrète » abordera d’abord le réel comme ce qui résiste à toute tentative d’arraisonnement : ni donné brut ni stricte construction subjective, il est une dimension originelle de l’expérience, « plénitude insurpassable ». Puis l’exploration de la possibilité de l’illusion l’amènera à réenvisager le réel et à reconnaître son rapport chiasmatique avec l’imaginaire, et enfin à l’inscrire « dans la structure charnelle si particulière de la réversibilité ».

Chapitre 1. Sortir des préjugés réalistes.

Afin de mettre en évidence qu’une pensée du réel ne peut pas être réaliste au sens traditionnel du terme, ce premier chapitre met au jour les difficultés et contradictions internes aux systèmes philosophiques qui se ramènent à une perspective réaliste. Celle-ci semble rejoindre la conception courante du réel qui y voit un donné indépendant du sujet, sujet qui serait avec lui dans un rapport évident, et ainsi susceptible d’en avoir une connaissance directe et fiable. Le réalisme fait reposer la possibilité de connaître le réel donné en l’érigeant en cause de représentations dans la conscience : l’altérité entre le sujet et le donné serait ainsi surmontée.

La critique merleau-pontienne remet en question cette fausse évidence du réalisme non pas en opposant au donné dans l’objet un donné dans l’idée, mais plus fondamentalement en montrant que le réalisme n’est ni neutre ni spontané. Ce que le réalisme considère comme un donné est en fait construit et créé par l’esprit. Autrement dit le réalisme considère comme donné ce qu’il voudrait trouver, ou plutôt voit comme réel ce dont il a besoin relativement à son projet d’objectivation. Dans son refus de « l’ontologie du donné », Merleau-Ponty se tourne, dans La structure du comportement, vers Descartes, dont « la grande force consiste à découvrir le réel dans l’expérience », à « en faire l’épreuve à partir d’une analyse du vécu subjectif ». Il reste que Descartes finit par réduire l’évidence du réel à celle de la pensée, et ainsi à avoir besoin de recourir à la volonté divine, et donc à un donné transcendantal, pour expliquer l’expérience.

Guillaume Carron montre alors comment la pensée de Merleau-Ponty évolue dans sa manière d’envisager le lien de l’expérience et du réel, en se confrontant à Kant, Husserl et Sartre. Le concept kantien de « phénomène » lui semble permettre de lier expérience et réel sans recourir à un donné qui garantisse ce lien, mais finalement la connaissance de l’expérience du réel ne se soutient que de la possibilité d’un en-soi comme donné absolu subsistant comme hypothèse rationnelle. Merleau-Ponty ira alors chercher chez Husserl la possibilité d’une phénoménologie de l’expérience évidente du réel, avant de renoncer à la notion d’évidence. La Phénoménologie de la perception affirme l’existence d’un « savoir primordial du réel » et la présence du réel dans l’expérience, celui-ci s’attestant d’emblée dans la perception. Le réel est comme ce dans quoi l’expérience perceptive se déploie, livrant un savoir préconceptuel primordial originel. Le réel n’est donc pas le résultat d’une construction intellectuelle mais ce qui se donne immédiatement : l’expérience du réel est ainsi elle-même le transcendantal, la préséance à toute pensée. Dans cette nouvelle perspective, philosopher c’est « non plus construire mais traduire et développer ce « il y a » préalable ».

Guillaume Carron confronte alors cette mise au jour de la dimension prédiscursive et originelle du réel à la « réduction » et au « retour au monde vécu » husserliens. Husserl interroge le rôle constitutif de la conscience dans l’expérience du réel : le réel est cette transcendance qui se donne à nous dans l’expérience spontanée mais dont l’unité et la totalité sont en réalité construites, constituant « un horizon posé par une croyance inaperçue » (« la thèse du monde »). La réduction consiste quitter l’ « attitude naturelle » pour dévoiler le rôle constituant de la conscience dans la construction de l’expérience du réel.

Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty définit le réel comme « une plénitude insurpassable » dont nous avons un savoir primordial par le corps : contre Descartes, l’évidence de l’unité de l’objet est un fait et non une représentation de la conscience, et contre Husserl, « le réel est le perçu, en ce qu’il incarne l’entrelacs des perspectives, l’entrelacs du pour-soi et du pour-autrui ». « La description de l’unité de la chose ne peut être argumentée : elle est la condition même de la possibilité de la perception. Je peux me définir comme un point de vue sur la chose parce qu’il y a une chose : ce « il y a », savoir primordial de l’expérience, se constitue comme la somme des perspectives sur lui ». (p. 41). Définir le réel comme « plénitude insurpassable » revient à y voir l’occasion de la plénitude de la sensation et de l’expérience mais insurpassable, inépuisable par l’expression et la description, puisque décrire ce milieu où s’entrelacent les différents points de vue qui en font l’unité s’avère infini, la synthèse se défaisant au gré de son élucidation. Pourtant, je ne vis pas ces autres points de vue, et ne peux que les imaginer ; de ce fait, qu’est-ce qui m’assure que l’unité du réel ne procèderait pas elle aussi d’une certaine construction imaginaire ? On voit en quoi la notion d’évidence se révèle dès lors problématique, et pourquoi Merleau-Ponty va être amené à repenser le rapport entre le réel et l’imaginaire. Si l’évidence était un critère de l’expérience du réel, comment l’illusion est-elle possible ? Ce sont là les objets du débat entre Merleau-Ponty et Sartre. Pour Sartre, imaginer réduit l’objet à la conscience que l’on en a, là où percevoir réellement en permet une exploration progressive et infinie. Mais image et perception constituent toutes deux des structures intentionnelles de la conscience, et le réel n’est alors plus envisagé comme un monde extérieur mais comme une structure de l’expérience que la conscience peut choisir, puisque l’illusion ne relèverait que de la mauvaise-foi. Merleau-Ponty considèrera que la possibilité de l’illusion suppose au contraire que le réel recèle une certaine ambiguïté, remettant en question par la même occasion sa propre idée de « savoir primordial du réel ». S’il y a bien une évidence dans l’expérience, celle-ci ne garantit pas pour autant que le réel y soit saisi de manière certaine. Ainsi, là où pour Sartre l’image est l’intentionnalité dans laquelle la conscience confond son intention avec l’objet visé, pour Merleau-Ponty il y aurait un « onirisme de la perception », un « empiètement des dimensions l’une sur l’autre dans l’expérience », ce qui invalide la possibilité d’une élucidation du rapport entre le réel et l’imaginaire par l’étude du pouvoir de la conscience. C’est par le recours à la notion de symbolisme, empruntée à la psychanalyse, que Merleau-Ponty caractérisera alors la dimension dynamique et l’entrelacs du rapport du réel et de l’imaginaire.

Chapitre 2 : Le symbolisme charnel.

Guillaume Carron examine comment se constitue peu à peu dans la philosophie merleau-pontienne le champ conceptuel homogène à cette mise au jour de l’ambiguïté du réel et capable de restituer l’expérience dans sa dimension à la fois pratique, concrète et originellement symbolique, travaillée par l’unité du sens qui est comme en excès par rapport aux éléments concrets qui la composent. Pour élaborer ce champ de la structure symbolique, Merleau-Ponty s’inspire de la Gestaltpsychologie et sa notion de « forme », mais, celle-ci méconnaissant le sens « vivant » de la notion de structure et retombant par là dans le présupposé réaliste du donné, lui préfère l’ « attitude catégoriale » de Goldstein, mieux à même de traduire le dynamisme de l’expérience. De Cassirer Merleau-Ponty reprend l’extension de ce dynamisme psychologique à l’ensemble de l’expérience : celle-ci est d’emblée expression, « symbolisme fondamental ». Guillaume Carron met également en évidence les influences de la linguistique saussurienne, de la psychanalyse et de la littérature sur le champ conceptuel merleau-pontien destiné à se délivrer du primat de la conscience et du réalisme de l’objet.

La théorie du « diacritique » est convoquée pour appréhender le rapport du réel et de l’imaginaire et la structure de l’expérience comme «  structure expressive, agencement d’éléments qui ne trouvent de signification que dans leur différence. ». Le réel perd ainsi son statut d’évidence originaire, il n’est plus premier, mais ce qui surgit dans et par l’expression.

Comment maintenir toutefois la possibilité d’un réel commun ? Merleau-Ponty établit que l’expérience de réel est « instituée ». L’ « institution », loin de se ramener à un idéalisme ou à un sujet transcendantal, désigne la nécessité, pour l’interprétation et la décision subjectives, de se confronter à une résistance du réel : l’expérience du réel est celle d’un sujet à la fois actif par ses actes et projets, et passif parce que toujours pris dans une situation. Guillaume Carron forge la notion de « désillusion créatrice » pour caractériser l’expérience du réel : « le double mouvement de l’institution, dont les deux pendants actif et passif, imaginaire et réel, sont absolument indissociables, nous inviterait à définir l’expérience du réel comme une « désillusion créatrice » ».

L’auteur prolonge l’analyse de la justification par Merleau-Ponty du recours à la théorie du symbolisme en montrant en quoi l’idée de « chair », de « symbolisme charnel » et de « réversibilité » permettent de révéler la structuration symbolique de l’expérience elle-même. Par l’analyse de la notion de « schéma corporel », et en soutenant que la perception incomplète qu’il a de lui-même le pousse à projeter sur l’altérité son propre manque, on peut établir que « ce qui était un manque réel devient, à travers l’objet qui le symbolise, une plénitude imaginaire.(…) L’image du corps et la présence de l’objet sont l’envers l’une de l’autre ». Pour préciser la théorie du symbolisme réel/imaginaire de l’expérience, et la réversibilité du réel et de l’imaginaire, Guillaume Carron met en évidence les influences réciproques de Merleau-Ponty et du psychanalyste Lacan, notamment quant au rôle de l’imaginaire dans la définition de l’objet du désir, mais aussi dans leur commune mise à mal de la pensée dualiste. L’expérience du réel, sa résistance à notre emprise subjective, procède de l’impossibilité de l’obtention de l’objet imaginaire, et pour les deux auteurs la structure symbolique excède le langage et peut se retrouver dans le corps.

Pour Guillaume Carron, la prudence de Lacan à l’égard de la notion merleau-pontienne de « chair » se comprend si l’on voit en elle autre chose qu’une métaphore, car elle engagerait alors une manière de retour à un donné, à la métaphysique et à l’ontologie.

Chapitre 3 : Réel et ontologie de la chair : vers une philosophie concrète.

Ce chapitre s’attache à préciser la fonction ontologique de la notion de chair chez Merleau-Ponty, et à travers elle à montrer que le réel, dans son rapport symbolique à l’imaginaire, échappe à tout fantasme de compréhension absolue du monde.

La chair n’est pas tant un concept que la métaphore de l’empathie imaginaire par laquelle l’image du corps investit l’altérité et tend à s’unifier au réel. La chair comme unité de l’être est une unité impossible, et c’est cette impossibilité même qui rend possible le surgissement du réel dans l’expérience. La réversibilité demeure toujours inachevée. Plus encore, « l’imaginaire et le réel sont en tension l’un vers l’autre précisément parce que cette tension ne se résout jamais ». On voit par là assurée non pas une nouvelle ontologie mais l’impossibilité de fonder l’être. Pourtant cette « désillusion » que représente l’expérience du réel est aussi créatrice. « L’être est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience » (Merleau-Ponty). Par l’abolition successive des illusions de l’imagination nous faisons l’expérience d’un réel qui, sans elles, n’aurait pu être dévoilé. Le réel en soi reste insaisissable et « l’évidence première ne peut être qu’un mythe que nous reconstruisons à partir des ontologies que nous élaborons successivement (…). Une ontologie est vraie dans ce qu’elle nie mais fausse dans ce qu’elle affirme ».

Chapitre 4. La philosophie concrète et son actualité.

Dans le respect de la revendication merleau-pontienne de l’inachèvement de l’élucidation du sens de l’expérience du réel, Guillaume Carron procède dans ce dernier chapitre à une confrontation entre la pensée de Merleau-Ponty et d’autres auteurs qui se réclament de la philosophie concrète ou d’une pensée du réel : Rosset, Marx, Debord, Baudrillard, Derrida, Austin.

La désillusion créatrice suit pas à pas l’évolution de la pensée et de la méthode philosophique de Merleau-Ponty. L’ouvrage met en évidence combien son parcours refuse toute posture et s’efforce de justifier la paradoxale authenticité d’un champ conceptuel philosophique qui emprunte pourtant aussi bien à la psychologie qu’à la littérature, la biologie, la psychanalyse…

A l’occasion de l’examen de la question du réel, ce livre (dont le premier chapitre, notamment, pourra être précieux pour mettre en perspective le débat classique entre idéalisme et réalisme) se donne pour tâche de redonner toute sa place et sa légitimité à l’exercice philosophique qui se voudra non pas entreprise de totalisation du sens mais effort pour saisir en quoi notre expérience du réel est à la fois l’épreuve de nos limites et notre création.

Agathe Arnold.