Pascal Chabot, Global Burn-out, PUF, 2013, lu par Anne Laure Saulnier

Pascal Chabot, Global Burn-out, PUF, 2013, 152p.

Pascal Chabot s’intéresse dans cet ouvrage à la notion de burn-out. Pourtant répandu, l’usage de cette notion n’en garantit pas la clarté : aussi y a-t-il lieu d’y porter de l’attention pour dégager le sens et les enjeux  d’un concept qui engage l’analyse de toute notre civilisation. 

Le burn-out, c’est l’épuisement professionnel. Mais pas seulement. Comme le suggère son nom, il est ce mal qui brûle l’individu de l’intérieur, ne lui laissant plus aucune ressource physique, mentale, ni psychologique. L’individu est vidé de sa vitalité.

Ce mal, selon P. Chabot, c’est le mal propre à notre civilisation. C’est ce qu’il cherche à expliquer dans ce livre. A travers des exemples divers et concrets, l’auteur interroge notre société « techno-capitaliste », montrant comment l’humain y est en péril.

Dans Il se passe quelque chose, P. Chabot commence par évoquer et décrire des cas précis de burn-out. Il dépeint alors le portait d’individus dépossédés d’eux-mêmes et de leur énergie vitale. Ce qu’il importe déjà à l’auteur de montrer, c’est que ce syndrôme n’est pas seulement un problème relatif aux individus, mais bien plutôt une « maladie de civilisation ». Il pose ici les enjeux de l’analyse de la pathologie du burn-out : elle nous alerte sur les lourdes conséquences de notre système « techno-capitaliste ». Si le développement technique semble promettre aux individus de pouvoir « jouir de leur temps », s’il semble tendre vers une « civilisation du loisir », la manière dont nous l’exploitons, dans la civilisation occidentale, est pourtant source d’un nouveau type d’aliénation.Le burn-out est un épuisement d’ordre d’abord professionnel, mais qui vient bientôt envahir l’individu jusque dans sa personnalité et son rapport au monde. L’individu soumis au burn-out est littéralement brûlé de l’intérieur, la totalité de ses ressources est consumée, il est donc en un sens vidé de lui-même. Il s’agit d’une défaillance ontologique. Or cet incendie intérieur est à mettre en lien avec la manière dont nous « brûlons » les ressources naturelles, au service d’une société de consommation dans laquelle le temps s’accélère, nous dépossédant de nos existences et de la capacité de se poser une question essentielle : Qu’est-ce qui importe vraiment ? Où réside la valeur de l’existence ?

Ces enjeux constituent le «nouveau combat de l’humanisme » : nous devons remettre les logiques techniques et économiques à leur juste place, c’est-à-dire à leur place secondaire. Le progrès technologique et économique n’est pas une fin en soi : il doit être mis au service de finalités métaphysiques, permettre, comme il semblait d’abord le promettre, l’accomplissement de l’humain et le bonheur de l’homme.

L’ouvrage insiste ensuite sur l’origine professionnelle du burn-out. Cette maladie touche des individus profondément investis dans leur activité professionnelle. P. Chabot évoque par exemple certains hôpitaux dans lesquels le personnel soignant, médecins et infirmière, est aussi malade que ses patients. Cet investissement implique perfectionnisme, idéalisme, et désir de s’accomplir, quitte à s’oublier. Ainsi, c’est ce qui donne un sens à l’existence des individus, à savoir la croyance en la valeur de leur « mission », et le désir de bien faire, qui sera à l’origine du burn-out. Un conflit s’installe entre le désir (et le besoin vital) de se reposer, et l’aspiration persistante à se dépasser soi-même dans son travail. La fatigue refoulée devient un jour impérieuse et brûle l’individu de l’intérieur. L’auteur parle alors d’un « vide qui se propage comme le feu », comme l’évoque littéralement l’expression même de burn-out.  Ainsi, le burn-out est un trouble des « fidèles du système ». Le travail, qui jusqu’alors lui donnait du sens, semble vain et n’occasionne plus ni désir ni satisfaction.

Cette dimension spirituelle et métaphysique du burn-out est ensuite approfondie avec l’analogie entre burn-out et acédie. L’acédie serait l’ancêtre du burn-out. L’acédie est le nom donné à la crise spirituelle des moines, qui, au nom de leur foi, se sont malmenés eux-mêmes, s’investissant de tout leur être dans le dévouement à Dieu. Le parallélisme est intéressant : comme la foi en Dieu donnait valeur à l’existence de ces moine, la foi en leur métier donnait sens aux individus vaincus par le burn-out. Dans les deux cas, la foi justifiait tous les efforts fournis, tellement importants qu’ils tendaient à l’oubli de soi. On retrouve ici la double dimension du feu : il est d’abord ce qui anime, mais aussi ce qui peut brûler sans rien laisser derrière lui.

C’est finalement la croyance actuelle en une valeur absolue du travail qui est dénoncée. L’auteur évoque en effet le « désir malin d’en faire toujours plus ».

Finalement, le burn-out se définit comme cette crise par lequel les fondements d’une existence sont remis en question. Ce qui nous soutenait, nous n’y croyons plus. « La croyance dans le système est définitivement ébranlée ». Mais le burn-out est aussi une maladie dont on peut guérir : il s’agit d’une crise, caractérisée par un doute et une méfiance profonde envers ce qui donnait assise à notre existence ; or toute crise est un passage, une transition vers un nouvel état. Telle est la fonction que devrait assurer l’humanisme aujourd’hui : donner aux individus les moyens de sortir grandis de cette crise, garantir les générations futures contre une telle pathologie et ce faisant réhabiliter la valeur de l’humain dans la société. Si les victimes du burn-out sont les « nouveaux épuisés de Dieu », les « nouveaux athées du techno-capitalisme », elles nous indiquent les défaillances de notre système et nous invitent à repenser les relations entre l’homme et le travail ainsi qu’entre l’homme et la nature.

Dans une deuxième partie, l’auteur s’interroge plus avant sur les facteurs civilisationnels qui expliquent le burn-out.

La première pathologie de civilisation évoquée par l’auteur est l’apologie de l’adaptation ou de l’adaptabilité. Le système techno-capitaliste exige des individus qu’ils soient toujours mieux adaptés à sa logique de productivité et de rentabilité. Dans n’importe quel système, l’adaptation des individus est nécessaire : mais elle n’est qu’un moyen en vue de la réalisation d’aspirations supérieures. Aujourd’hui au contraire, l’adaptation apparaît comme une fin en soi : l’humain disparaît alors derrière les préoccupations financières et matérielles. Elle qui devrait viser la réalisation des individus, elle est devenue « absurde et frustrante », ne visant plus qu’elle-même et vidant le travail de son sens. D’un individu qui s’adapte bien, on attendra une productivité toujours plus grande, quitte à ce que sa tâche soit accomplie de manière mécanique. On le prive alors petit à petit du goût de travailler, et on le nie au profit de la productivité. La valorisation pernicieuse de l’adaptation dans le milieu de l’entreprise est sous-tendue par la « passion de l’argent » et par un « égoïsme matérialiste et inculte ».

Finalement, c’est le temps lui-même, notre bien le plus précieux, qui est brûlé. Toutes les potentialités créatrices qu’il recèle sont anéanties par une organisation économique et sociale qui privilégie l’utile et non le subtil. « Le subtil est colonisé par l’utile » ; le « je ne sais quoi » qui fait l’humain et donne sens à son activité a disparu.

L’auteur termine son ouvrage par un appel à la fidélité à soi-même, qui rappelle celui de Socrate, plus originel. Nous devons reconquérir le temps ainsi que nous-mêmes. Une réflexion sur le sens même du concept de progrès doit impérativement être faite. Développement ne signifie pas toujours progrès : en particulier, le développement technique et économique ne constitue un progrès que s’il est mis au service d’une autre fin que lui-même, qui lui donne sens et valeur, à savoir l’humain.

Retrouver l’humain, telle est la quête à laquelle nous invite vigoureusement cet ouvrage. Les individus brûlent, les ressources naturelles brûlent, le temps est brûlé. Ainsi c’est l’humain lui-même qui est sous les cendres. Il y a urgence à réinventer un feu qui soit créateur et non destructeur.

Cet ouvrage me semble fort intéressant, utile et efficace. C’est une analyse percutante des défauts de notre civilisation. Sans la condamner toute entière, il montre comment en tendant vers son perfectionnement, elle s’est détournée de sa finalité première, qui est celle de toute civilisation : permettre à l’humain d’accomplir ce qu’il recèle, en puissance, de meilleur. En abordant cette analyse à travers le burn-out, P. Chabot s’appuie sur le lien originel entre l’homme et la nature, qui est son corps. Le corps de l’homme prend place dans le grand organisme de la nature, et il ne saurait user de la nature sans s’user lui-même. Une relation à sens unique entre l’homme et la nature est impossible : seul l’échange entre homme et nature peut être fécond à long terme. L’analogie est flagrante entre l’épuisement des ressources naturelles, et l’épuisement des hommes - de l’homme. Si c’est la nature qui nous donne vie, nous ne pouvons la corrompre sans nous corrompre nous-mêmes. Or le second lien - construit et institutionnalisé cette fois - entre nous et la nature, c’est la technique. Seule une réforme de notre organisation technique pourra alors nous libérer. Finalement, comme le disait déjà Bergson, les conditions politiques, économiques, sociales et psychologiques d’existence de  l’homme trouvent leur origine dans l’outillage technologique qui est le sien. Aussi ne pouvons-nous pas échapper aux maux de notre civilisation sans repenser notre rapport technique à la nature.


Anne-Laure Saulnier