Michel Malherbe, D’un pas de philosophe, Vrin, 2013, lu par Annelise Perez

Michel Malherbe, D’un pas de philosophe, Vrin, 2013

Y a-t-il une philosophie de la marche, c'est-à-dire non seulement une philosophie prenant la marche pour objet, mais surtout une philosophie qui naît de la marche même ?


Voilà quel semble être l’objet du livre de Michel Malherbe D’un pas de philosophe, sous-titré « En montagne ». Car la marche du philosophe ici n’est pas de l’ordre de la promenade, c’est une marche qui affronte une nature immense, rude, dangereuse, mais sublime aussi. Entre les moments d’efforts, qui donnent au philosophe l’occasion d’analyser le corps dans toute la complexité de ses mouvements, et l’âme dans ses affections diverses, il y a des moments de pause, qui laissent du temps pour la contemplation et le dialogue : un peu à la manière de Diderot, le philosophe – « Moi » –  converse avec « Le Lecteur » mais croise aussi, en cours de route, d’autres figures, comme Heidegger ou une philosophe du genre. L’ordre suivi est donc celui des choses mêmes, de la montagne et du rythme qu’elle donne à celui qui s’y livre, comme le dit le philosophe lui-même au Lecteur : « Pensez-vous sincèrement que nos conversations soient parvenues à un terme et que nous puissions en tirer un enseignement? Il faudrait pour cela qu’elles soient allées quelque part. Mais la seule chose qui ait eu ici un peu de suite, c’est le chemin que nous avons parcouru ensemble. » (p. 202)

Après quatre chapitres d’ouverture, le chemin suit donc l’ordre d’une excursion en montagne, du refuge, où le philosophe rencontre son Lecteur avant l’ascension, à la dernière descente d’un corps que la vieillesse éloigne définitivement de la montagne.


Souffle, marche, montagne, philosophie :

Tout commence par le souffle, qui est, pour Michel Malherbe, répétition pure, en qui ne se forme aucune habitude, aucune expérience, car il renaît à chaque inspiration ;  dans cet instant sans durée, insaisissable, mais qui,  ajouté aux autres, prolonge la vie humaine, le philosophe saisit déjà une forme de bonheur, celui d’être là : « Quel bonheur en effet que le souffle ! » Du souffle, on passe à la marche, qui en reprend l’élan et le rythme. Mais pourquoi marche-t-on ? Y a-t-il une autre réponse que celle-là : pour marcher ? La marche est une bonne disposition du corps, un ajustement du corps au monde. Mais pourquoi alors marcher en montagne, là où « la promenade est une fatigue », comme le dit Chateaubriand ? Michel Malherbe décrit le plaisir étrange, plaisir de la verticalité du corps, mais plaisir fugace, qui devient vite amertume et nous pousse à redescendre. Il faut alors définir le philosophe-marcheur, qui reprend pour son compte l’aphorisme de Nietzsche : « Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose » (Crépuscule des idoles, « maximes et traits », 34, trad. J.C. Hémery). La marche déplace les points de vue, nous fait regarder les choses avec moins de hauteur, d’une façon moins métaphysique, à l’exemple de Hobbes, répondant au cogito de Descartes : « Sum ambulans, ergo sum ambulatio » (Troisièmes Objections, A.T. IX, p. 134-35 : « je me promène, donc je suis une promenade »). Car si les métaphysiciens ont tendance à séparer l’âme et le corps, le philosophe-marcheur les éprouve dans leur étroite union, ou plutôt dans la diversité de leurs rapports.

Au refuge : Dans le premier chapitre, le philosophe rencontre le Lecteur, un soir, dans un refuge. Le paysage nocturne donne l’occasion de rouvrir le débat opposant réalisme et idéalisme ; suivant l’inspiration du lieu et du moment, le philosophe affirme son refus de tout transcendantalisme : la pensée est immanente aux choses, elle naît avant tout des sens, et l’on ne pense pas de la même manière selon que l’on se trouve ici ou ailleurs.

Dans la pente : Le début de l’ascension, et le type particulier d’action qu’elle commande, fait d’initiatives et de soumission du corps aux accidents du terrain, donnent lieu à un dialogue sur la liberté et la nécessité : au lecteur qui défend la liberté de la volonté, l’explication de l’acte par l’intention, le Moi oppose la nécessité des atomistes et l’idée que c’est l’acte qui fait l’acteur et non l’inverse.

Escalade : Au cours d’un accident qui lui fait perdre brièvement connaissance, le philosophe se découvre plusieurs moi. Mais comment le moi pourrait-il être multiple ? Comme Diogène prouvant la réalité du mouvement en marchant, le moi se démultiplie pour montrer que le Je n’est qu’une abstraction.

Traversée : Arrivés au somment, le Moi et le Lecteur éprouvent à la fois la tentation du saut dans le vide et le sentiment du sublime. Le philosophe défend l’idée que  le sublime « nous vient par les pieds » (p. 159), ou du moins par les sens. L’évocation de la caresse ouvre une discussion sur la théorie du genre : l’homme et la femme sont-ils semblables ou différents ? Là encore, c’est la marche qui fournit la réponse la plus juste, ceux qui cheminent ensemble sachant spontanément accorder leurs rythmes différents.

Descente : Au cours de la descente, le Lecteur veut partir, et prendre congé de l’auteur. « Mais il n’y a pas d’auteur » (p. 185), personne pour assumer la responsabilité du texte. S’ensuit une discussion sur la morale, et son nouvel objet : l’Autre, non pas dans sa différence mais dans sa diversité. Le vol d’un rapace fait prendre conscience de l’indifférence du monde pour les choses humaines.

La chute : Le philosophe raconte comment il est devenu vieux à l’occasion d’une chute en montagne qui le contraint à repenser son identité.

La mort de l’autre : Le livre s’achève sur une réflexion douloureuse sur la mort de l’autre, et sur la maladie d’Alzheimer, qui rend l’autre absent en sa présence même. La maladie et la vieillesse rendent la montagne inaccessible. Reste cependant le plaisir de la promenade.

On connaît Michel Malherbe spécialiste de l’empirisme anglo-saxon, on le découvre ici dans une œuvre plus personnelle : un parcours dans l’histoire de la philosophie, mais également un vrai travail d’écriture, comme si, pour épouser les contours d’une expérience singulière, les ressources du style et les variations de registres étaient nécessaires : le dialogue, car il est l’origine de la philosophie, les passages narratifs, car c’est une histoire qui se raconte ici ; l’ironie, par laquelle le philosophe prend de la hauteur – aux dépens notamment de Kant et Heidegger – , mais aussi un certain lyrisme, qui semble s’imposer pour décrire la beauté de la montagne ainsi que la complexité du plaisir et de la douleur des hommes.

Annelise Perez