Philosophie du travail. Ouvrage collectif sous la direction de F. Dagognet, Editions Encre Marine, 2013, lu par Jean-Jacques Sarfati

Philosophie du travail. Ouvrage collectif sous la direction de F. Dagognet, « entouré de ses collègues », J-C Beaune, G. Chazal, R. Damien et D. Parrochia. Editions Encre Marine. Aout 2013. 218 pages.


Ce texte est un recueil de cinq études qui abordent chacune suivant des options philosophiques assez proches les problèmes que le travail  pose aux post modernes que nous sommes.


La première d’entre elle nous est offerte par F. Dagognet. Intitulée « Philosophie du travail », elle se veut en quelque sorte introductive aux travaux qui vont suivre. En effet, elle aborde de prime abord la question de la délimitation du mot « travail ». Quand peut-on dire que l’on travaille ? La question n’est pas simple. Pour y répondre, c’est d’abord Proud’hon qui est convoqué. Pour ce dernier, le travail n’était autre, en effet, que « l’action intelligente de l’homme sur la matière dans un but précis de satisfaction personnelle » (p.25). Mais alors comment qualifier tel ou tel emploi ? Interrogeant à juste titre ce que les juristes appellent le droit comparé sur cette question, F. Dagognet rappelle qu’aux Pays Bas, la prostitution est une profession donc un « travail ». Il n’en est - pour le moment-pas ainsi en France nous le savons.  Cette question de la définition envisagée, l’auteur se propose ensuite d’évoquer ce qu’il appelle un « double tournant » d’une Modernité qui avec Mill va faire de la division du travail ce qu’il  appellera le « Sésame ouvre toi » de la société industrielle (p. 47) et un Code Civil napoléonien qui  défavorisera systématiquement le salarié et qui appellera (surtout dans l’immédiate après-guerre en France) la constitution d’un corpus de plus en plus autonome, appelé par la suite « droit du travail » et constitué notamment par les lois dites Auroux, les 35 heures, les lois sur le comité d’entreprise, etc . L’étude aborde ensuite une question qui est à ce jour d’actualité, celle du travail dominical que l’auteur refuse catégoriquement de voir se développer. En effet, selon lui, par cette protection instaurée en faveur du salarié,  l’Etat peut ainsi limiter la « fureur marchande » et le culte envahissant du commerce en consacrant notamment, au moins, un jour par semaine à soi et à la création (p. 90). En conclusion de cette première approche du sujet, F. Dagognet nous rappelle  à quel point cette notion de travail est hétérogène et se rapproche, selon lui, de plus en plus de celle de « loisir ». (p. 93). Il insiste sur l’ardente nécessité qui serait celle de repenser aujourd’hui ledit travail afin, écrit-il de quitter ce qu’il appelle avec élégance «  la prison de l’être pour entrer dans le royaume plus large et plus prometteur du faire » (p.95), le travail étant toujours ce qui invite partout à repérer le changement qui caractériserait la vie : le bois travaille, le corps travaille, notre esprit travaille, etc…  nous précise-t-il fort judicieusement. En d’autres termes, pour F. Dagognet
Le travail victorieux et constructeur nous ouvre un autre monde alors que le spectateur oisif succombera à un univers poisseux. (p. 95)
Ceci est alors l’occasion pour l’auteur de reprendre une formule qui lui est chère sans doute et qui explique la raison profonde de cette nécessité qui l’a conduit à en faire un des nouveaux centres de la philosophie. En effet la pensée sur le travail permet, selon lui
De prendre nos distances par rapport à la philosophie idéaliste, dans la mesure où pour elle l’idée par elle seule structurerait et organiserait le monde (laissant) de côté le travail (p.96) qui a été minimisé et oublié. L’objectif voire l’option générale des différentes études qui vont suivre  est ainsi présentée.
Dans cette optique, la deuxième étude, entre ainsi plus directement dans le « vif du sujet ». Elle est proposée cette fois par J-C Beaune et elle s’intitule «  Le métier en question ».  Le projet est pragmatique, il s’agit de revisiter le travail à partir d’un concept lui-même peu étudié, celui de « métier ». Ecrivant, à tort selon nous, qu’Aristote pensait que l’artisan était « à peine un citoyen » (p. 122) (alors que le stagirite fut au contraire l’auteur qui entendait promouvoir la justice sociale et le refus de l’humiliation de l’honnête homme à l’intérieur de la cité par sa fameuse égalité diagonale qui relierait justement le cordonnier et l’architecte). Faisant curieusement de l’auteur de l’Ethique à Nicomaque l’inventeur de la division entre l’homo faber et l’homo sapiens, J-C Beaune nous indique, à juste titre en revanche selon nous, que pour parler du travail, il faut sortir de la théorie et
Parler du travailleur en situation, lié à son milieu, en sa fonctionnalité concrète et singularisé (p. 112)
Il appelle donc les philosophes à sortir de leur caverne et après F. Dagognet à une philosophie appliquée du travail. Pour ce faire, l’auteur nous précise alors en premier lieu que le travail comporte « une bonne part de technicité qu’il faut apprivoiser » (p.123). En conséquence,  la notion est bien d’abord un « métier » qui renvoie donc lui-même à une compétence reconnue et porteuse de droits propres (p.124) et à un professionnel plus qu’à un pion ou une machine.  En conséquence l’auteur propose une revalorisation de ce concept de « métier » trop ignoré. Celle-ci, en effet, éviterait selon lui, de considérer le travailleur comme une pièce interchangeable en se rappelant qu’il est - avant tout - un être porteur de qualification et de compétences .  Cette revalorisation est  indispensable et l’auteur rappelle à juste titre que celle-ci est d’autant plus nécessaire de nos jours où « la pression et les mauvais traitements psychologiques fonctionnent à plein » (p.125) et où « la tyrannie des corps devient de plus en plus une avarice de l’esprit » (p.129). Allant plus loin, dans cette analyse, J-C Beaune met alors en évidence, ce qu’il appelle une double aliénation contemporaine du travailleur qui, en effet, reste enfermé dans un mécanisme qui le prive d’une participation aux profits auxquels pourtant il a contribué (et qui en même temps) croit à la validité d’un système…qui le persuade malgré lui de sa participation au progrès  (p.130).
Double aliénation à laquelle s’ajouterait  le sombre calcul de ceux à qui « le crime » du chômage et de l’intérim profite et qu’il appelle les « spéculateurs du travail » (p.133). Ces derniers (en tous les sens du mot sans doute) sont ceux qui abusent de la pénurie d’une denrée - organisée pour être devenue rare alors qu’elle est pourtant indispensable à chacun - afin de mieux exploiter son prochain. Double aliénation dont l’auteur de l’étude nous invite à sortir :- d’une part en rappelant que tout travail à un prix et d’autre part en souhaitant qu’au lieu de la nébuleuse formule de la nécessité de « création d’emplois » (aujourd’hui maitre mot du discours contemporain « communiquant » au sens habermassien du terme) on parle enfin plus justement  d’ « accès à des métiers »  qu’il faut dignement promouvoir et mieux mettre en valeur (p. 141).
La troisième étude est plus historique que les deux premières. Elle est intitulée «  Le philosophe et l’automate ». Elle est proposée par G. Chazal.  Dans cette recherche, l’auteur nous propose de repenser un univers de la machine qui a été trop peu exploré selon lui (p.151). Il commence donc son étude par un rappel du mythe de l’homme machine qui a trouvé selon lui son aboutissement avec Descartes et les automates programmés de Vaucanson (p.154). Le siècle des Lumières (qui sera le siècle de la loi générale et universelle) est également celui de l’automate nous rappelle, fort judicieusement, Mr Chazal (P.158). Ce siècle trop peu étudié pour ce qu’il fut sera également, nous rappelle-t-il celui d’une lecture mécaniste du corps qui va « contaminer » peu à peu celle de l’esprit (p.164). La pensée y devient également  un simple calcul (p.163). Mr Chazal note que les choses ont cependant changé de nos jours car si la machine est omniprésente, celle-ci fait peur désormais et plus personne ne prend au sérieux l’animal machine de Descartes (p.166). Le grand philosophe en France au début du XXème siècle n’est plus vraiment Descartes mais Bergson. Or ce dernier fustige l’automatisme et le matériel pour favoriser l’esprit et le mouvement. (p. 168). Il y a donc deux philosophies de la « machine » qui s’opposeraient dans la pensée française : celle des Modernes et celle de la post-modernité. Entre ces deux options, l’auteur plaide pour une approche optimiste en rappelant qu’il y a effectivement deux machines, celle qui opprime et celle qui libère et que l’une ne doit pas nous faire oublier les bienfaits de l’autre. Pour ce faire, il  propose d’éloigner nos peurs (p. 176) et de revenir à une approche plus mesurée de la technique.
La troisième étude que contient l’ouvrage est proposée par R. Damien et il s’intitule «  Le travail d’équipe et son chef ».  Ici, l’auteur se propose de réfléchir sur une expression, souvent glorifiée dans le monde contemporain du travail : celle « d’esprit d’équipe ». Que signifie cette formule et comment généalogiquement expliquer l’usage surabondant qui en est fait ? Pour l’auteur derrière cette expression – elle-même louée implicitement par toute une partie de la littérature  contemporaine qui va de Melville à Saint Exupéry ou Conrad - se dissimule ce que M. Foucault appelait une nouvelle discipline sur les corps dont le but serait de mettre en avant l’ingénieur, le gestionnaire, l’entraîneur, le capitaine…. Formes d’emplois qui dessinent ainsi selon R. Damien : un nouveau modèle de chef capable d’amener tous et chacun à l’ascension collective des puissances. (p. 184).
L’équipe est donc une autre manière de diriger les hommes, de manière plus subtile et moins violente. Un peu comme chez Foucault, la prison est une autre manière de « quadriller » le social, la notion d’équipe est un ciment propre à fédérer les énergies et à culpabiliser l’individu. Cette émergence du « nous » générateur est judicieusement reliée par l’auteur avec la naissance, à la même époque, de l’orchestre symphonique et de son chef d’orchestre (p.185) ainsi qu’avec la mise en place de l’équipe sportive de type anglo-saxon comme l’a rappelé N. Elias. En conséquence pour l’auteur Le fait social de l’équipe est fondamentalement normatif (p.191). Pour lui l’appel apparemment innocent « au travail d’équipe » n’est donc souvent rien d’autre qu’un appel (aux mêmes par les mêmes) à retrousser un peu plus les manches pour que ceux-ci donnent encore un peu plus sans être payé  beaucoup plus. Pour le dire autrement, l’appel « au travail d’équipe » serait ainsi une subtile manœuvre de discipline des corps et des esprits afin de faire travailler plus son semblable sans le payer plus.


Toujours dans cette même veine philosophique, proche ici des années 70 et cette fois revendiquée ouvertement comme telle, la dernière étude est celle de D. Parrochia et elle s’intitule «  Travail et non travail dans les société industrielles modernes ». Dans ce texte, l’auteur nous indique en effet d’emblée et en toute honnêteté quel sera son objectif. Il précise en effet, qu’il entend ici, au risque de paraître pour rétrograde aux yeux de certains, montrer à quel point - malgré les critiques - la pensée marxiste du travail demeure d’actualité afin de penser celui-ci dans notre post-modernité.  La pensée de K. Marx sur le sujet, on le sait, repose notamment sur deux concepts, celui d’aliénation et celui de surtravail. Qu’est ce que ce dernier point ? D. Parrochia nous indique qu’il s’agit pour Marx d’une « dépense de force en pure perte pour le salarié » et qui permet au capitaliste de s’enrichir. (p.198). Ce surtravail est toujours au cœur du système nous explique l’auteur. Nous ne le voyons pas car nous sommes devenus les idiots (utiles ou non) d’un capitalisme contemporain surdoué qui a trouvé des moyens plus subtils pour nous masquer la réalité et faire taire les intellectuels. En conséquence, il s’agit dans ce texte et pour l’auteur de nous ouvrir les yeux et d’exposer une réalité opacifiée. Le leurre s’opère, selon Mr Parrochia de multiples manières : le premier d’entre eux est la délocalisation qui permet de payer à bas prix des salariés dans des pays où ils n’ont aucun moyen de se défendre et qui autorise ainsi Nokia, Microsoft et autres à réduire les coûts dans des usines, qualifiées ici de lieux « d’épouvante au taux de suicide record » (p. 204). Cette délocalisation fait coup double car elle  fabrique  par ailleurs un chômage dans les pays dits développés et celui-ci assure un dumping social conséquent qui du même coup réduit tout le monde au silence contraint (p.204). L’autre mécanisme d’endormissement des foules et des « penseurs » s’opère par une flexibilité de l’emploi devenue de plus en plus grande et que l’on retrouve « des salons de coiffure aux Tzr de l’éducation nationale » (p.207). Cette politique de l’être manipulé et flexible oblige, en effet, le salarié à « se donner encore plus » et parfois gratuitement pour espérer de meilleures conditions de vie et de travail. Dans le même temps, celui-ci est désolidarisé de ses collègues auprès de qui il apparaît ainsi tout à la fois  d’épouvantail – chargé de faire réfléchir les récalcitrants en herbe - de bouc émissaire – pour satisfaire les envieux - et de « jaune » - que l’on emploie a bas prix lorsque les risque de révolte se font sentir-. « Quoi de mieux en effet que du travail vraiment gratuit » pour « augmenter le rentabilité » ? Nous explique ainsi l’auteur. (p207). L’autre « méthode » stratégique d’enfouissement est celle qui a donné au prolétariat le goût dogmatique du travail qui est bien, comme le disait Nietzsche dans un texte célèbre et rappelé ici « la meilleure des polices, celle qui tient chacun en bride et qui s’entend à entraver le développement de la raison, des désirs et le goût de l’indépendance » (p. 211). A ces leurres s’ajouterait une inflation non reconnue par la hausse de différents produits de consommation (dont l’immobilier par exemple) non pris en compte dans le calcul de l’inflation. Cette inflation à géométrie variable est là aussi une double peine pour le salarié car, en le rendant plus dépendant de l’employeur et des banques, elle évite une augmentation d’un salaire ou d’un traitement lui-même annexé sur des indices qui n’augmentent plus alors que le coût de la vie s’enflamme (p.215). L’auteur conclut ainsi son travail, en soulignant avec tristesse que rien n’a vraiment évolué depuis Marx et Engels. Seule s’est transformé la  puissance esthétique et politique de la société ainsi que Le secret des actions réelles démultipliant l’effet du surtravail qui s’est opacifié. En effet, écrit-il  (p.219)
Les progrès technologiques de l’informatique ont libéré un monde virtuel via l’immédiateté d’opérations financières infiniment plus rentables que le surtravail régulièrement extorqué. (Ainsi) le capitalisme a pu ( accroître  sa puissance) à l’abri des regards, dans un mépris de plus en plus grand de la volonté des peuples et …de leurs représentants.
Le droit, quant à lui n’ayant pas réagi, étant souvent en retard, selon l’auteur, sur les faits.


Jean-Jacques Sarfati