Le Dictionnaire de Martin Heidegger, éditions du Cerf, 2013, lu par Paul Sereni

Le Dictionnaire de Martin Heidegger, Philippe Arjakovsky, François Fédier, Hadrien France-Lanord (dir.), Paris, éditions du Cerf, 2013.

On accordera tout de suite qu’il est évidemment impossible de rendre ici précisément compte d’un ouvrage consacré à la pensée de Heidegger comptant 600 entrées et plus de 1400 pages. On procèdera donc de manière inévitablement trop sélective, en partant de l’« avant-propos », pour signaler les articles jugés ici les plus utiles (qui, assez fréquemment, ne sont pas les plus attendus), avant de signaler soit des articles plus discutables sur le fond, soit des absences qu’on peut juger étonnantes, pour indiquer que ces derniers disent quelque chose des bornes de l’ensemble de la tentative. 


Le Dictionnaire de Martin Heidegger, Philippe Arjakovski, François Fédier, Hadrien France-Lanord (dir.), Paris, éditions du Cerf, 2013, lu par Paul Sereni

L’ «Avant-propos » (rédigé au nom de l’équipe par François Vezin) montre l’orientation d’ensemble du projet : donner accès à la fois à la richesse et à la cohérence de la pensée de Heidegger, en tentant des approches diversifiées (ce qui explique la présence de « polyphonique » dans le sous-titre). La question pour le lecteur est évidemment  de savoir si ce pacte de lecture est respecté.

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Comme on a pris ici le point de vue d’un lecteur qui n’ignore pas Heidegger, mais qui n’en est ni un spécialiste, ni un partisan convaincu, on peut commencer par considérer comme plus particulièrement utiles les articles suivants, mentionnés ici par entrée, puis numéro des pages et nom du rédacteur entre parenthèses : « Agir » (p. 37-39, du à G. Badoual) ; « Allemand » (p.52-60, H. France-Lanord). Concernant la question récurrente de l’engagement politique de Heidegger en faveur du nazisme (et celle, difficile à dissocier, de sa nomination comme recteur), l’ouvrage fournit une série d’articles très bien informés qui placent entre les mains du lecteur les pièces du dossier, notamment « Rapport Jaensch » (p.1119-1120) et « Parti nazi » (p.955-961, France-Lanord) ; « Dénazification » (p. 320-326, France-Lanord) et « Rectorat » (p.1122-1126, D. Saatdjian). Quoi qu’on pense des conclusions tirées par les auteurs à partir des pièces fournies, elles permettent de se faire sans pathos une idée claire de l’engagement politique de l’auteur et de ses conséquences.

Concernant maintenant le complexe de questions philosophiques posées par la conceptualisation heideggérienne de la technique, autant dans son essence que dans ses manifestations contemporaines, on se reportera plus particulièrement à : « Ordinateur » (p.926-927, France-Lanord) ; « Cybernétique » (p. 300, F. Nicolas), « Génétique » (p.524-533, France-Lanord), « Organisation » (p. 928-932, France-Lanord) et enfin « Util, Das Zeug » (p.1346-1348, Vezin), (indépendamment du jugement à porter sur le choix d’un mot daté du moyen et moderne français pour traduire le mot allemand).

Concernant les héritages contenus dans la pensée de Heidegger, on pourra consulter avec profit les articles consacrés à « Junger » (Ernst et son frère Friedrich Georg, p. 694-705, P. Arjakovski), surtout le second. Dans le même ordre d’idées, on se reportera à « Suarez » (p.1266-1267), « Thomas d’Aquin » (p.1304-1307) et « Duns Scot » (p.362-363), signés Vezin, qui montrent de façon éclairante l’importance de la familiarité de Heidegger non seulement avec la pensée médiévale, ce qu’on savait déjà assez bien, mais aussi avec la seconde scolastique ou scolastique de la Renaissance, représentée par Suarez, ce qu’on connaissait peut-être moins. Enfin, on pourra consulter les notices consacrées à « Lorenz » (p.785-786) et au biologiste Jakob von Uexküll (« Uexküll » p.1339), signés I. Auriol, qui souligne l’importance qu’accordait Heidegger à certains développements des sciences du vivant.

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Comme signalé, les articles cités ne sont pas ceux qu’on aurait le plus attendus. Ce simple jugement (qui contient naturellement aussi une part subjective) a paru significatif des limites de l’ouvrage, dues à son orientation d’ensemble, dont on peut esquisser à très gros traits une critique. Ainsi, si les articles « Néo-kantisme », « Brentano », « Leibniz », « Représentation », « On » et « Ontologie » éclairent à la fois certaines catégories heideggériennes et le contexte historique (au sens de l’histoire des idées) dans lequel elles ont été formées et utilisées, beaucoup d’articles consacrés à des concepts reconnus n’apportent pas grand-chose de neuf. D’autres apparaissent discutables : « Amérique » (p.65-66, Nicolas), par exemple, ne discute pas du tout l’affirmation d’Heidegger selon laquelle le pragmatisme comme philosophie serait analysable comme la mise en forme de l’esprit général des Américains. Dans le même sens, l’article « Carnap » traite assez légèrement de l’attaque de Carnap contre le texte « Qu’est-ce que la métaphysique ? » et qualifie simplement cet auteur de logicien. Or, Carnap n’est pas seulement un logicien, mais aussi un philosophe, qui s’appuie essentiellement sur la logique pour résoudre (c’est-à-dire, pour lui, pour dissoudre) des problèmes métaphysiques ; quoi qu’on pense de cette controverse, elle méritait peut-être un traitement plus complet. (De ce point de vue, on peut renvoyer par exemple à la mise au point de D. Lecourt, L’ordre et les jeux, le positivisme logique en question, Paris, Grasset,1981, dont le premier chapitre contient précisément une étude de la brève polémique entre Carnap et Heidegger.)

Si la même remarque s’appliquer à « Rien » (p. 1156, P. David), on peut aussi, d’un autre côté, signaler des absences ou, au contraire, des choix d’entrée remarquables. Ainsi, à l’article « Question » (p.1099-1100, David) on ne trouve pas, de manière surprenante, de distinction entre problème et question, qui a pourtant été promise à un certain succès et qui touche des concepts essentiels chez Heidegger (puisque s’il y a une question de l’être, l’être n’y est pas à proprement parler un problème). De même, l’article « Traduction » ne considère pas comme une question ou comme un problème que les textes de Heidegger soient justement et depuis longtemps, du moins en France, jugés notoirement difficiles à traduire.

Indépendamment d’autres critiques possibles, on peut donner une idée un peu plus précise des difficultés que soulève le Dictionnaire en isolant un petit groupe de cas. Ainsi, il n’y a pas d’entrée à « langue » et « langage ». On trouve seulement des entrées à « langue française », « langue latine », « langue grecque » et à « Sprache ». Or, il semble bien qu’on présuppose ainsi qu’on a déjà répondu à la question générale des langues et du langage, de sorte que des questions qui pourraient justement sembler importantes, comme celle de savoir en quoi peut consister le rapport d’une pensée à une ou des langues particulières, sont de celles qu’il devient inutile de poser.

Parallèlement, on ne trouve d’entrée ni à « langue technique » ni à « langue de tradition » (mais seulement à « Tradition »). Il ne s’agit pas là d’un point particulier qui ne peut intéresser que des lecteurs confirmés de l’auteur: l’opposition entre ces derniers concepts de la langue (et, au-delà, entre deux usages du langage), qui forme le contenu d’une conférence de Heidegger de 1962, publiée ensuite par son fils Hermann, est une de celles qui permet de voir de manière précise et accessible ce que Heidegger entend par tradition, par usages de la langue et en même temps aussi par « essence de la technique » et « déploiement de la technique ». À travers la mention de ce cas précis, on veut souligner que l’absence d’entrée à ces termes empêche en partie d’accéder à l’unité d’une pensée. (Sur ce point, on peut renvoyer au passage de l’ouvrage de Jean-Pierre Séris, La technique, qui met précisément au centre, pour penser l’ensemble de la question de la technique, le contenu de cette conférence (J.-P. Séris, La technique, Paris, Vrin, 1994, p. 284 ; p.296-299).)

Plus largement, la mention de ces quelques cas donne une idée de l’insatisfaction qu’on peut au final éprouver à la lecture de l’ouvrage. Un lecteur par principe bienveillant accordera que ce dictionnaire relève évidemment d’une tentative nécessaire. Cependant, un lecteur sévère pourrait conclure que, malgré son intérêt et son ampleur, il ne répond pas aux attentes : les lecteurs de Heidegger ne retrouveront là pour l’essentiel que ce qu’ils connaissent déjà (qu’ils soient en accord ou non avec les interprétations proposées par les différents collaborateurs) ; et ceux qui cherchent avant tout à comprendre le complexe de problèmes développés par Heidegger et, éventuellement, à disputer la manière dont il les pose et les résout seront également déçus.  

 

Paul Sereni