Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison, Mille et une nuits, 2003, lu par Maryse Emel

Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison, Mille et une nuits, 2003. 

L'Art d'avoir toujours raison de Schopenhauer est un traité des «  stratagèmes », au sens de  Machiavel, du joueur « d’escrime », métaphore de Schopenhauer, pour que triomphent des arguments seulement vraisemblables. Il prolonge par ce texte Les Topiques d’Aristote. Celui-ci opposait les arguments dialectiques, c’est-à-dire seulement vraisemblables, à la vérité nécessaire de la démonstration. 

L’art de persuader sera au cœur de la réflexion au Moyen-Age, puis le sujet va trouver un arrêt momentané, jusqu’à ce que Pascal écrive sur l’art de persuader et relance la question. Voilà l’héritage de Schopenhauer qui, ici, partant d’une tradition et d’une position anthropologique dont il va préciser le cadre, à savoir des hommes uniquement guidés par leur intérêt particulier, va établir que pour ces derniers, seul importe le triomphe de leurs  propres arguments, et que la vérité n’est pas le souci des hommes. Comme héritier de cette problématique, pensons à  Perelman et son Traité de l’argumentation. La réponse de Schopenhauer est simple : sortir de l’opposition persuader-convaincre. Renoncer au dialogue, car il n’est tout simplement pas possible.

L’Art d’avoir toujours raison peut se lire comme une réécriture du Discours de la Méthode de Descartes. Celui-ci n’est jamais cité, mais son « ombre » apparaît, quand à propos de la dialectique éristique Schopenhauer écrit : « C’est à tort qu’on l’a négligée dans l’époque moderne ». Très brève allusion, pas immédiatement reconnaissable. Mais c’est aussi, plus profondément, dans la problématique du  texte, que l’on retrouve Descartes. Si Descartes a négligé la dialectique au nom de la vérité, le texte de Schopenhauer va établir à l’inverse la nécessité de la dialectique éristique, la nature humaine la rendant incontournable.

 Le texte se construit dans un premier temps autour de  la présentation de la dialectique éristique, ses fondements anthropologiques et surtout la mise en œuvre dans le texte lui-même des stratagèmes pour faire triompher ses arguments, que le second moment du livre développera. Très vite l’énoncé des Stratagèmes dans le second moment du livre, va être l’occasion de montrer l’impossibilité du dialogue avec autrui, et par voie de conséquence, vont être données les raisons de l’échec de Socrate et sa condamnation. Affirmer que nul ne veut le mal intentionnellement c’est s’égarer sur la nature de l’homme…et se tromper coûta la vie à Socrate.

Cette association à la logique d’une anthropologie fixant la nature mauvaise de l’homme, explique aussi la différence essentielle avec Aristote. C’est sous cet angle qu’il faut comprendre sa lecture des Topiques. A quelques reprises, il renvoie le lecteur à l’ouvrage d’Aristote, préférant réfléchir à ce qui fait défaut à ce dernier : les raisons naturelles et humaines du choix des arguments.

Cette dialectique se présente comme éristique, mot par lequel Platon désignait les combats oratoires, indignes de la philosophie. C’est pour sauver l’argumentation d’un pur formalisme logique qu’il rajoute à la logique la notion d’éristique, mais surtout pour rester cohérent avec le portrait qu’il fait de la nature humaine, anthropologie qui fonde la dialectique éristique... Même si cela nous renvoie aux  portraits esquissés par Platon à propos des dérives de la sophistique, rappelons-nous de Calliclès, ce n’est pas l’objectif de ce texte de faire l’éloge de la violence. Il écrit à propos de la dialectique : « c’est une escrime intellectuelle ». Cela sous-entend qu’il y a des hommes incompétents pour ce type de « jeu ». (Stratagème 30) : « quand deux esprits vulgaires se querellent, c’est à coup d’autorité qu’ils s’administrent des volées. Si une tête bien faite doit lutter avec de tels esprits, le mieux qu’on puisse lui conseiller est de se résigner, lui aussi, à se servir de cette arme ». Il y a un naturel vulgaire, « mouton de Panurge » écrit-il. La dialectique éristique se transforme alors bien souvent en rixe, en un échange de vrais coups.

Le texte commence par le portrait de l’homme, portrait qui renoue avec la pensée de Hobbes et de Machiavel, cités l’’un et  l’autre une fois dans le texte. C’est cette anthropologie qui va fonder la nécessaire cohabitation du vrai et du vraisemblable.

 Pour justifier l’importance de maîtriser l’art de persuader, il pose une définition de la nature humaine rejoignant celle de Hobbes ou de Machiavel. « Chez la plupart des hommes, la vanité innée est accompagnée d’incontinence du langage et d’une malhonnêteté native. » Les hommes ont une tendance naturelle à la dialectique, mais de même que Descartes écrira à propos du bon sens que c’est la chose du monde la mieux partagée, et que les hommes s’en croient si bien pourvu qu’ils ne cherchent pas à en posséder plus, certains ont un don naturel pour la dialectique plus développé que d’autres. Renversement (Stratagème) du discours de Descartes. Leur seul point commun demeure l’ironie mais aussi et surtout le constat que les hommes ne disposent pas du même « ingenium » pour être  bons dialecticiens selon Schopenhauer, capables de bien juger selon Descartes. C’est pourquoi ce livre est à lire comme un « manuel », au sens qu’Epictète donnait à ce terme, le poignard, mais le rapprochement cesse ici. Schopenhauer se débarrasse de toute morale. Il écrit par exemple qu’il faut savoir utiliser le tempérament coléreux de certains, et, rejoignant sur ce dernier point la distinction de Kant à propos de la haine et de la colère, il écrit « Et un proverbe arabe dit : C’est à l’arbre du silence que pend son fruit : la paix » Il faut aussi savoir de taire, quand la haine prend le dessus. Pas de morale donc, mais un certain pragmatisme qui tient compte de la nature humaine. (Stratagème 21)

Une argumentation qui s’appuie aussi sur la force de la généralisation. (Stratagème 19). En effet si on prête attention au texte, il demeure très flou dans ses propos, ses seules références sont les Topiques d’Aristote. Mais il se justifie : « Ce n’est pas la vérité qui importe mais le triomphe ». D’où aussi l’emploi récurrent du pronom impersonnel, « on ». Le vrai perd de sa superbe. Même Aristote, écrit Schopenhauer, ne s’intéresse à la partie analytique de la logique que pour pouvoir développer, la  partie dialectique. Il note également la confusion chez Aristote de la dialectique et de l’analytique : « C’est pourquoi les règles qu’il établit à cette fin ne sont que trop souvent mélangées à celles de l’autre but. Aussi, j’estime qu’il n’a pas rempli sa tâche en toute rigueur. » Tâche que reprend donc Schopenhauer, en relisant Les Topiques. Mais n’est-ce pas là un argument qui vise à montrer que la confusion, qu’Aristote cache peut-être dans son discours, porte en germe  la dialectique éristique de Schopenhauer. Ainsi Aristote avancerait masqué : il suffit de lire le Stratagème 2, sur la confusion, un peu plus loin dans le texte. L’art de persuader se voit ainsi mis en œuvre par ce dernier.

Nous venons de l’établir, cet « Art d’avoir toujours raison » renvoie non seulement à toute une tradition, mais aussi à une réflexion digne de Machiavel : « Machiavel prescrit au prince d’utiliser chaque instant de faiblesse pour l’attaquer : sans cela l’autre peut  à quelque occasion tirer parti de la faiblesse de ce prince. Si la bonne foi régnait, la chose aurait une autre allure ; mais comme on n’a pas à s’y attendre… » Schopenhauer ne croit pas en la bienveillance.

Pour conclure il écrit que dialoguer avec n’importe qui n’a guère de sens. Pour que la dialectique éristique ne se transforme pas en champ de bataille,  il faut être à peu près égaux en savoir et intelligence. Qu’elle demeure un « art », un « savoir-faire », un jeu…à ne pas mettre entre toutes les mains.  Il n’y a qu’à penser à la propagande du vingtième siècle, ou encore aux « stratégies » de communication

Maryse Emel