Textes-clés de philosophie de la médecine, lu par Jonathan Racine

Textes-clés de philosophie de la médecine. Vol. 1, Frontières, savoir, clinique (textes réunis par M. Gaille) ; vol. 2, Santé, maladie, pathologie (textes réunis par E. Giroud et M. Lemoine), éd. Vrin, 2012.

Ces deux volumes appartiennent à l’intéressante collection ‘Textes clés’ lancée par Vrin depuis quelques années. Les principes en sont les suivants : il s’agit d’anthologies thématiques, offrant de larges extraits de textes, permettant de faire le point sur un sujet donné. Les textes sont souvent choisis pour permettre au lecteur de se faire une idée des positions les plus actuelles (notamment dans le champ de la philosophie anglo-saxonne), mais sont parfois mis en perspective à l’aide de textes classiques de l’histoire de la philosophie. Chaque extrait fait l’objet d’une utile présentation qui le contextualise, et l’ensemble bénéficie d’une introduction générale qui présente le domaine.

Ces deux volumes appartiennent à l’intéressante collection ‘Textes clés’ lancée par Vrin depuis quelques années. Les principes en sont les suivants : il s’agit d’anthologies thématiques, offrant de larges extraits de textes, permettant de faire le point sur un sujet donné. Les textes sont souvent choisis pour permettre au lecteur de se faire une idée des positions les plus actuelles (notamment dans le champ de la philosophie anglo-saxonne), mais sont parfois mis en perspective à l’aide de textes classiques de l’histoire de la philosophie. Chaque extrait fait l’objet d’une utile présentation qui le contextualise, et l’ensemble bénéficie d’une introduction générale qui présente le domaine.

            Ces deux volumes permettent de se familiariser avec ce qui est en train de devenir un champ à part entière de la philosophie contemporaine : la philosophie de la médecine (celle-ci fait maintenant l’objet d’un chapitre spécifique dans des manuels tels que le Précis de philosophie des sciences de Barberousse). Le premier volume est consacré à l’idée même de médecine, son rapport à la philosophie, sa constitution comme savoir, et sa dimension pratique. Le second est centré sur les concepts de santé et de maladie.

Premier volume : Frontières, savoir, clinique

            Présentation

            Dans sa préface, M. Gaille justifie un choix qui pourrait surprendre le lecteur habitué aux autres volumes de cette collection : celui de présenter « une histoire longue du nouage entre philosophie et médecine » (p. 18), choix qui s’opère contre une réduction de la philosophie de la médecine à la bioéthique. D’où une première partie (« d’une philosophie comme médecine à la philosophie de la médecine ») qui s’ouvre sur un extrait des Tusculanes de Cicéron, et se poursuit avec la première partie du Traité des passions de Descartes.

Le premier de ces textes présente le thème classique de la philosophie comme thérapie de l’âme, alors que le second permet de saisir les transformations de cette médecine de l’âme. Le trajet se poursuit avec Kant (Essai sur les maladies de la tête) puis Cabanis, et l’idée d’un rôle thérapeutique de la philosophie est progressivement abandonnée. Cette première partie se clôt avec un extrait de Foucault (Maladie mentale et psychologie), censé illustrer « la posture d’extériorité que la philosophie doit désormais assumer par rapport à la pathologie, fût-elle mentale, et à la médecine qui la prend en charge » (p. 47).

La seconde partie du volume aborde des questions plus spécifiquement épistémologiques (approche épistémologique dont on notera que, pas plus que la bioéthique, elle ne saurait prétendre constituer l’essentiel d’une philosophie de la médecine), dans la mesure où la médecine constitue une forme de savoir. L’introduction de cette partie pose les jalons historiques de cette constitution de la médecine comme science – approche historique qui se traduit par le choix des textes : Galien, Vésale, Claude Bernard. Après cette présentation de textes issus de l’histoire de la médecine, cette partie se conclut avec trois textes du 20ème siècle : un extrait d’un classique de l’histoire des sciences (récemment traduit), Genèse d’un fait scientifique de Fleck, un extrait d’un article intitulé « philosophie de l’essai clinique », et un texte de Gadamer sur l’art médical.

Le texte de Fleck présente à partir d’une étude de cas (la découverte de l’agent de la syphilis) la formation du savoir médical. Celui de Hill (personnage qui a joué un rôle majeur dans la consolidation des méthodes d’enquête épidémiologique), intitulé « philosophie de l’essai clinique », expose de manière simple et claire les normes épistémologiques qui régissent les essais cliniques. Quant au texte de Gadamer, il s’inscrit dans la discussion classique sur le statut de la médecine, entre art et science.

La question de l’art permet de faire le lien avec la troisième partie, qui aborde la dimension pratique de la médecine sous deux aspects : celui de la relation de soin, qui se joue dans un ‘colloque singulier’ entre le médecin et le patient, et celui d’une pratique sociale.

Le premier aspect (la relation de soin) est notamment illustré par un texte de K. Jasper : celui-ci aborde à la fois des questions qui se posent inévitablement à tout médecin (face à l’éventuelle déraison du malade, quelle doit être la conduite du médecin ?), et des questions liées à une évolution de la médecine, évolution qui remet en question une conception que l’on pourrait qualifier d’humaniste de la médecine.

Si la relation de soin engage un colloque singulier entre médecin et patient, il faut noter qu’il n’est pas exclu que le philosophe vienne s’y immiscer. Ainsi, concernant la prise en compte du malade (et non seulement de la maladie), nous est proposé le récit d’une expérience singulière, celle du rôle que peut jouer un philosophe à l’écoute des patients dans une unité de soins intensifs.

Un texte de Montaigne tiré du chapitre « De l’expérience » complète cet ensemble, en rappelant que la relation de soin peut prendre la forme d’un rapport à soi, comme c’est le cas dans une longue tradition de régimes destinés à maintenir l’équilibre de l’organisme.

Pour ce qui est des aspects sociaux de la question, un extrait d’un échange radiophonique (daté de 1975) entre Canguilhem et un médecin, H. Péquinot, aborde la question du droit à la mort.

Enfin, un texte de Dagognet se penche sur un exemple historique de pratique médicale, la cure d’air, de manière à montrer que la médecine doit être « pensée en résonance avec toutes les dimensions d’une société » (présentation, p. 264)

 

Remarques sur le premier volume

Concernant la première partie, on peut reconnaître l’intérêt de la démarche qui consiste à saisir l’idée de philosophie de la médecine à partir d’une histoire longue… et rester tout de même perplexe sur l’intérêt de présenter des textes aussi connus que la première partie du Traité des passions. Un des grands intérêts de cette collection n’est-il pas d’offrir des textes souvent peu accessibles au lecteur francophone ?

Quant à la seconde partie, même si elle propose des textes moins familiers, certains lecteurs regretteront que l’approche soit encore essentiellement historique : l’approche strictement épistémologique se trouve finalement réduite au seul texte de Hill, et le choix de ce texte ne rend peut-être pas complètement compte de la richesse des discussions autour de la médecine dans le cadre de la philosophie des sciences contemporaine.

Enfin, sur des sujets devenus maintenant aussi débattus que l’euthanasie, il peut être intéressant de prendre un peu de recul et de lire un texte de 1975 sur la question… mais on prend le risque de donner une version quelque peu datée des débats (ainsi, l’entretien délaisse complètement la question du droit : « il ne peut pas être question de légiférer en la matière. Légiférer serait à mon avis pire que tout » ; même si on peut certainement essayer de défendre cette thèse, elle apparaît tout de même dogmatique par rapport à l’état actuel de la question).

On laissera bien sûr le lecteur juge de ce que peuvent apporter ces textes à sa réflexion, mais certains nous ont paru décevants, telle cette conclusion du texte de Jasper, qui cherche à déterminer quelle doit être la personnalité du médecin correspondant à l’évolution de la médecine : « le médecin authentique, c’est celui qui a reçu sa vocation comme un don du ciel »

Second volume : Santé, maladie, pathologie

            Présentation

            Quelques remarques formelles permettent de saisir les différences avec le premier volume : après un extrait de Canguilhem qui ouvre le volume, les huit textes (contre seize dans le vol. 1) sont tous très récents (1977 pour le plus ancien) et issus de la philosophie anglo-saxonne (même si les auteurs sont de nationalités diverses, les textes sont des articles publiés en anglais). Le lecteur non anglophone dispose ainsi d’un très utile panorama des débats les plus actuels.

            Et force est de constater que la question de la santé, du normal et du pathologique, après avoir été brillamment posée par Canguilhem, a été profondément renouvelée au sein de la philosophie anglo-saxonne. Le philosophe américain C. Boorse joue ici un rôle central : son objectif est de proposer un concept ‘théorique’ ou ‘naturaliste’ de la santé. Autrement dit, un concept de santé qui s’oppose à une perspective constructiviste ou normative, selon laquelle le concept de santé serait dépendant des jugements de valeur d’une société[1]. Le recueil est construit en grande partie autour de ce débat.

            On retrouve la tension entre le biologique et le social dans le deuxième texte du recueil : « le concept de trouble mental », de J. Wakefield – auteur particulièrement informé des enjeux sociopolitiques du diagnostic psychiatrique, puisqu’il est le co-auteur d’un ouvrage intitulé Tristesse ou dépression. Comment la psychiatrie a médicalisé nos tristesses (traduit en 2010 chez Mardaga).

            Le troisième texte, « La difficulté de définir la maladie », de Nesse, prétend dépasser le débat entre naturalisme et normativisme : dans la maladie, il y a bien un jugement de valeur (quelque chose, dans l’organisme, ne fonctionne pas), mais ce jugement a une dimension objective, « car nos préférences pour la santé et la vie ont elles-mêmes été façonnées par la sélection naturelle » (présentation du texte, p. 178)

            Ces trois textes ont été regroupés sous la catégorie « conceptions biologiques » ; les deux textes suivants renverraient au contraire à une « conception pratique ». Cette partie s’ouvre par un texte d’Engelhardt qui, dans la discussion avec Boorse, a incarné le pôle ‘normativiste’ : il n’y a pas de critère universel de la maladie, le jugement selon lequel tel état est une maladie comporte toujours une part de contingence, de relativité.

            Dans le texte « Action, capacité et santé », Nordenfelt aborde la question de la santé par le biais de la philosophie de l’action, en se demandant de quoi l’individu en bonne santé doit être capable. Dans une telle approche, l’usage des concepts de santé et de maladie suppose toujours la référence à un environnement particulier : on a affaire à une théorie qualifiée de holistique, car la maladie affecte l’individu dans sa capacité à agir, dans un certain contexte. L’opposition est donc claire vis-à-vis d’une conception qui insisterait de manière univoque sur la normalité strictement biologique.

            Dans la dernière partie du recueil, « la définition de la santé et de la maladie en question », trois textes proposent une réflexion critique sur la pertinence même de certaines analyses conceptuelles visant à définir la santé et la maladie.

            Cette dimension critique est annoncée par le titre provocateur du premier texte : « avons-nous besoin d’un concept de maladie ? », de Hesslow. Celui-ci défend une position pragmatique : on use des concepts de santé et de maladie de façon variable selon les contextes – et il est inutile de tenter d’élaborer des concepts rigoureux.

            Le second texte de cette partie vise un objectif plus précis : dans « Le concept de maladie génétique », Magnus cherche à montrer la difficulté d’un tel concept, dans la mesure où « les théories philosophiques de la causalité échouent à fonder le concept de maladie génétique sur la notion de gène comme facteur causal » (présentation, p. 331).

            Le dernier texte, « la maladie comme prototype », de Sadegh-Zadeh, « remet en cause l’usage des ‘concepts classiques’ […] et propose une approche fondée sur la logique floue », approche fondée sur le concept de prototype. Rappelons que ce concept (introduit par la psychologue E. Rosch) met expérimentalement en évidence que, dans les définitions de nos concepts courants, un exemple joue le rôle de cas paradigmatique. Nous classons ensuite tel ou tel objet dans la catégorie en question en fonction de sa ressemblance avec le paradigme. Appliquons cette démarche à la définition de la maladie : quelles maladies joueraient ce rôle de prototype ? Il n’y aurait, selon l’auteur, qu’une manière de le savoir : interroger les peuples sur les situations qu’ils considèrent comme des maladies.

            Remarques sur le second volume

            Il nous semble qu’on ne peut que saluer cette entreprise de traduction et présentation de textes qui étaient inaccessibles au lecteur francophone. Les présentations sont claires et concises ; les extraits sont substantiels ; et l’ensemble est cohérent : le lecteur peut véritablement progresser dans la compréhension d’un débat philosophique à la fois important et difficile par la technicité de certaines argumentations. Signalons que les ouvrages des deux auteurs de cet utile recueil permettent d’approfondir le débat : ainsi, on trouvera une présentation plus approfondie des thèses de Boorse et Nordenfelt dans Après Canguilhem. Définir la santé et la maladie, d’E. Giroux ; et on prolongera la réflexion épistémologique sur la médecine avec La désunité de la médecine. Essai sur les valeurs explicatives de la science médicale, de M. Lemoine.

Jonathan Racine

[1] Les auteurs du recueil relèvent que la position de Canguilhem est particulièrement difficile à situer dans ce débat : en effet, son idée fondamentale d’une normativité du vivant met évidemment l’accent sur l’idée de norme, mais il ne s’agit pas d’une norme sociale.