Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche, Paris, éditions Climats/Flammarion, 2013, lu par Paul Sereni

Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche, De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, Paris, éditions Climats/Flammarion, 2013.

Le dernier texte de Jean-Claude Michéa se veut, à la fois, un texte d’intervention politique, au sens relativement large du terme, et un texte de philosophie politique (ou, si l’on préfère ce mot, d’éthique sociale). 

On peut tout de suite souligner l’importance du premier aspect : par son style et son format (un nombre de pages assez réduit pour un ouvrage théorique), le texte s’inscrit pour partie dans le genre du pamphlet (si l’on entend par là un court écrit satirique qui attaque l’esprit d’une époque, les institutions ou des personnages connus ou les trois).

Le texte articule deux questions. Il s’agit, d’un côté, de discuter du sens de l’étiquette « être de gauche » (y compris pour lui refuser au final tout sens pertinent); de l’autre, il s’agit de penser l’unité des libéralismes politico-juridique et économique, et donc de répondre d’une certaine manière à la question : qu’est-ce que le libéralisme? L’articulation des deux se fait à travers la problématique suivante : l’appartenance à « la gauche », réelle ou revendiquée, est-elle un signe ou un critère de l’opposition au libéralisme économique? La thèse —sans cesse reprise, sous différentes formes— est que, pour le moins, la gauche a mal pensé son rapport au libéralisme économique et au capitalisme, puisqu’elle en a intériorisé les propositions principales. Autrement dit, il s’agit à la fois de penser l’unité du libéralisme et d’expliquer l’incapacité de la gauche européenne à fournir des propositions réellement différentes.

 

Une première partie, qui forme le texte plein ou courant, reconstitue le sens historique de la notion de « gauche » politique. Les dix-neuf « scolies » (terme à prendre au sens large d’explication et de commentaire) numérotées par des lettres, de A à S, explicitent les concepts les plus massifs mobilisés par l’argument; enfin les notes, qui renvoient elles-mêmes au texte des scolies, précisent les références utilisées et les cas exemplaires choisis pour défendre l’argument d’ensemble.

Dans la mesure où il s’agit donc aussi d’un texte d’intervention politique, l’« avant-propos » explique l’occasion de l’essai : à la demande de Paul Ariès (directeur des revues : La vie est à nous/Le sarkophage depuis 2005 et Les z’indignés depuis 2011), l’auteur répond à une lettre de Florian Gulli, professeur de philosophie et militant communiste, qui demande à Michéa d’expliciter son refus d’appeler « gauche » ou « de gauche » la critique pertinente du libéralisme. Pour y répondre, le texte courant reconstitue minutieusement le sens historique de l’étiquette « être de gauche » et de ses lexèmes dérivés : « union de la gauche », « union des forces de gauche », « être un homme de gauche », « extrême gauche ». La généalogie est nécessaire dans la mesure où précisément cette histoire a été « oubliée ou plutôt refoulée » (p. 21). Cette histoire montre toute l’ambiguïté de la référence à la gauche, notamment vue comme parti du progrès.

Michéa montre que ces ambiguïtés conduisent à trois conséquences négatives : le mépris de certaines classes moyennes dites « traditionnelles » (p.26) jugées systématiquement conservatrices parce qu’une large partie de la gauche admire l’industrie; l’oubli de la réalité essentiellement marchande du libéralisme et, par là, l’oubli de la domination de plus en plus exclusive de la valeur d’échange; enfin, le jugement dépréciatif porté sur les civilisations qui ont précédé la nôtre.

Or, ce que cette gauche ambiguë ne révèle pas, mais masque, même si elle prétend pourtant s’en inspirer est l’existence d’une « critique socialiste originelle » (p.31) de la modernité. Le point important est que cette critique s’oppose à la définition libérale de la liberté. Selon « les libéraux » (terme générique employé p.35) « toutes les formes d’appartenance ou d’identité qui n’ont pas été librement choisies par un sujet (...) sont potentiellement oppressives » (p. 35). De ce point de vue, bien que le texte n’emploie pas non plus ces termes, il est reproché à la définition libérale de la liberté d’être essentiellement négative et de se ramener au final à la non-coercition ou à la non-interférence, ce qui est une définition trop pauvre.

Le « projet socialiste » (p.40) de départ s’inscrit, d’une part dans le sillage des Lumières et de la Révolution Française et, d’autre part, constitue aussi en même temps une critique radicale du monde libéral et industriel. Il y a donc une confusion et un paradoxe dans la référence à la gauche, aux yeux de l’auteur.

La confusion repose sur le fait que « la gauche » a mélangé, pour le moins, la référence à ce socialisme que l’auteur appelle « originel » et des conceptions libérales, les secondes masquant la première. Le paradoxe est que les deux traditions, socialiste et libérale, s’appuient en partie sur le même héritage, c’est-à-dire, en gros, celui des Lumières.

Comme signalé plus haut, les différentes scolies développent les concepts relativement complexes employés dans l’argument : notamment le «  devenir-monde de la marchandise » (p. 69-79), le commun, la communauté et le communisme, l’incompatibilité entre un libéralisme conséquent et les identités nationales, reçoivent ainsi à mesure des éclaircissements.

Si les notes renvoyant au texte des scolies précisent les références utilisées et les cas exemplaires choisis pour défendre l’argument d’ensemble, elles ont aussi pour but de reprendre et d’amplifier le mouvement satirique et pamphlétaire du livre. A ce titre, on appréciera plus particulièrement l’ironie de la note 7 de la scolie O (sur la sociologie de l’école de Baudelot et Establet) et de la note 12 de la scolie L (sur l’homoparentalité).

 

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L’ensemble de l’ouvrage repose sur une tension entre ses deux dimensions d’intervention politique et d’ouvrage théorique. C’est, si l’on veut, la tension entre le genre et le contenu, ou encore, si l’on préfère, entre les deux régimes d’écritures qu’il articule.

Ainsi, on compte pour 124 pages de texte, 54 références théoriques directement opératoires (hors doublons et références à d’autres types d’œuvres), ce qui peut sembler beaucoup. Sans doute l’auteur a-t-il eu l’occasion de les expliciter dans des publications antérieures ; sans doute aussi a-t-il eu la volonté de produire un effet massif et puissant. L’impression demeure cependant que le traitement du complexe de problèmes, posé par les notions de libéralisme et de société libérale aurait pu largement occuper cent pages de plus sans risque de lasser le lecteur.

Par exemple, l’auteur passe, presque sans transition, de la référence que fait Marx aux formes communautaires pré-capitalistes et/ou pré-marchandes, ainsi que de ses échanges avec les populistes russes à la fin de sa vie, à l’analyse des sociétés archaïques par Marcel Mauss, fondée sur le don, l’échange non-marchand et la réciprocité. Sans doute s’agit-il dans les deux cas précisément de mettre en relief la spécificité d’ une société dominée par le libéralisme, par opposition aux formes passées. Mais, d’un côté, on aurait aimé en savoir plus sur l’attitude de Marx et d’Engels, qui se sont toujours dits communistes, face aux sociétés communautaires passées et face à leurs survivances à l’époque où ils écrivaient. D’un autre côté, la question demeure de la validité du passage d’une analyse centrée sur la complexité juridico-économique des formes communautaires, à une analyse centrée sur des sociétés dont les équilibres reposaient sur les catégories du don et du contre-don (Marx et Engels n’abordant pas, sauf erreur, le problème avec ces outils).

On pourrait bien sûr juger qu’il s’agit là d’un point de détail au regard de l’ensemble du texte, qui intéressera surtout l’historien des idées. Mais un autre enjeu pourra sembler plus important : il porte directement sur la compréhension de la notion de libéralisme (donc aussi sur son extension).

Le libéralisme est dans le cours du texte assimilé, explicitement et implicitement, à la domination de plus en plus grande du marché, lui-même assimilé au capitalisme. La question n’est pas ici de savoir si ces assimilations sont forcées ou vraiment justifiées. Mais un lecteur aurait peut-être aimé disposer d’arguments et d’éclaircissements supplémentaires concernant justement la première des deux propositions qui forment la conclusion de l’argument : il y a une unité du libéralisme, une « cohérence profonde de la logique libérale » (p.120), réellement établie sur la moyenne durée, et qui a été progressivement intégrée par ce que l’on a pris coutume d’appeler la gauche.

Les objections à cette unité sont ici balayées d’un revers de main. Si, par exemple, dans la note 1 de la scolie O, référence est faite aux travaux de S. Audier, qui cherchent précisément à comprendre la diversité du libéralisme (notamment dans Le colloque Lippman, Aux origines du néo-libéralisme, Paris, Le bord de l’eau, 2008), Michéa écrit simplement qu’il n’est pas besoin « d’émietter à l’infini —à l’image des travaux de S. Audier— la cohérence profonde de la logique libérale » (p.120). De même, on lit qu’il ne faut plus se contenter de « dénoncer rituellement certains effets du libéralisme économique (pudiquement rebaptisé, pour l’occasion, ‘‘néolibéralisme’’ (...) » (p.58). Ainsi, une distinction entre les deux est inutile. Enfin, dans le même sens, il n’y a pas de distinction entre le « libéralisme économique » et les aspects du « libéralisme politique et culturel » ; au contraire ceux-ci « n’en constituent que le versant psychologique et idéologique » (p.58). De nouveau, on aurait aimé des développements sur ces points.

On peut finalement saluer la parution de cet ouvrage riche, vraiment stimulant et d’une qualité de rédaction assez exceptionnelle.


Paul Sereni