Wittgenstein, De la certitude, Elise Marrou, Ellipse, 2006. Lu par Marie-Christine Ibgui

1.Dans ce petit livre publié dans la collection « Ellipse », Elise Marrou nous offre un riche commentaire de la grande œuvre du  « troisième » Wittgenstein , intitulée  De la certitude , consacrée à l’examen de la thèse de G.E. Moore, selon laquelle la référence au sens commun permet d’établir avec certitude des propositions aussi évidentes que « je sais que ceci est ma main », « la terre a existé depuis longtemps avant ma naissance », ou encore « je sais que je ne me suis jamais beaucoup éloigné de la surface de la terre », et par la même occasion , d’en finir avec le scepticisme  et l’idéalisme philosophique.

1.1. A quoi, Wittgenstein, rétorque, « tu ne sais rien du tout » (DC§407). Elise Marrou note d’emblée que ce que met en cause Wittgenstein, c’est moins le retour plutôt salutaire à l’évidence de ces propositions apparentée  aux « vérités » du sens commun que la prétention à leur donner un quelconque sens : cela a t-il un sens, comme le fait Moore, de prétendre qu’il est impossible de nier la proposition : « je sais que ceci est mon pied » ? Affirme-t-il un tel énoncé en vertu d’une certitude ? D’un savoir ? Que désigne-t’on par savoir ? Par le fait d’être être certain ? La conviction qu’une proposition ne saurait être mise en doute relève-t’-elle d’un état subjectif, psychologique certain de lui-même ou d’une possession de la vérité ?

1.2. De telles questions soulevées par le philosophe visent à interroger le sens de ce qu’on appelle « savoir », « être certain », mais aussi « croire » et « douter » : l’originalité de Wittgenstein, consiste, en rupture avec les approches  psychologiques et essentialistes, à opérer les différences conceptuelles  entre ces catégories à partir d’une approche grammaticale de jeux de langage ordinaires au sein desquels ces différences s’expriment.

1.3.A propos de ces notions, et en particulier, de celle de certitude, Elise Marrou soutient que pour Wittgenstein, il s’agit aussi bien d’abandonner l’idée d’une classification des différentes modalités doxiques de la connaissance d’après des critères internes du sujet ou des critères objectifs, que de renoncer à l’idée de tenir pour pertinent ce genre de questions posées en des termes essentialistes, (qu’est-ce que ?) , et cela, au profit d’une description des contextes linguistiques au sein desquels l’usage des termes  comme croire, être certain, savoir, douter ont un emploi dotés de sens. Il y a donc un déplacement des données du problème puisqu’il s’agit à présent de resituer ces différentes catégories conceptuelles dans les jeux de langage où elles sont ordinairement employées et de clarifier ainsi, par une approche grammaticale, l’emploi de la notion de « certitude », mobilisée le plus souvent par la philosophie, et en l’occurrence par Moore, hors de toutes circonstances définies et dans un langage qui tourne à vide, incapable de donner un sens à l’expression » je sais que ceci est ma main ». Il ne s’agit pas d’une recherche empirique mais d’un examen logique s’attachant à mettre en évidence les règles de fonctionnement des jeux de langage.

 

2.Elise Marrou rappelle que l’ouvrage De la certitude, écrit dans un climat cambridgien très hostile à l’idéalisme et au scepticisme, est une réponse aux thèses défendues par Moore, dans l’article,  A defense of Common Sense (1925) et dans la conférence intitulée A Proof of An External World (1939). Moore établit dans ce premier texte l’existence de «  la vision du monde du sens commun » formée à partir de propositions et de truismes absolument évidents qui permettent de savoir avec certitude « qu’il existe en ce moment un corps humain qui est mon corps », que « mon corps est né à un certain moment du passé ». On a affaire à des certitudes irréfutables, sourdes aux arguments des idéalistes et des sceptiques : elles se passent de toute justification, de toute méthode, de tout test fondé sur un doute méthodique. Dans le second texte relatif à la démonstration du monde  extérieur, Moore s’offusque de ce que la philosophie se soit bornée à faire du monde extérieur une simple croyance et soutient qu’une démonstration du monde extérieur en « situation » est possible : il suffit de lever ses deux mains, d’agiter la main droite tout en disant «  voici  une main  » puis de lever la main  gauche et de déclarer « en voici une autre ». Ces deux textes de Moore constituent le point de départ de la réflexion de Wittgenstein sur la  notion de certitude et sur les critères qui rendent caduques et absurdes le moindre soupçon à l’égard de ces propositions évidentes : comment pouvons énoncer des certitudes qui ne puissent faire l’objet d’un doute ? La solution, précédée d’une critique très virulente de la conception de la certitude de Moore, sera pour Wittgenstein, à chercher du coté de la fonction logique jouée par certaines énoncés dans le « système des propositions empiriques », c'est-à-dire de leurs fonctions grammaticales dans le jeu de langage où s’énonce la certitude.

 

3. Elise Marrou aborde la vraie nature de la critique de Wittgenstein à l’égard de Moore auquel il conteste le fait de prétendre que l’énoncé « je sais que ceci est une main » soit justement l’objet d’un savoir. Il lui reproche d’avoir été dupe de propositions du langage, de nature à nous ensorceler, faute d’avoir été attentif à la diversité des usages du terme savoir : le sens d’un terme réside dans son usage. La méthode de Wittgenstein est celle d’une clarification des concepts s’appuyant sur la grammaire du mot « savoir » au sein du langage de façon à en extirper « les propositions qui nous envoûtent. »

3.1. Notons au préalable que toutes les propositions certaines dont Moore soutient avoir un savoir immédiat ont quelque chose d’étrange et, à vrai dire, de flou, de flottant en raison de leur caractère décontextualisé et indéterminé : c’est le constat d’une difficulté à donner du sens à la proposition « je sais que ceci est un arbre ».

3.2. Wittgenstein, insiste Elise Marrou, dénonce la confusion chez Moore entre une certitude subjective et ce qu’on désigne par le terme de savoir : il ne s’agit pas d’un savoir mais d’une simple assurance subjective. Le savoir s’accompagne de preuves et inclut un protocole de justification et de vérification des assertions au moyen de règles publiques et intersubjectives.

3.3. Wittgenstein dénonce la conception mentaliste du savoir chez Moore qui l’assimile à une expérience vécue immédiate et indubitable analogue à l’expérience de la douleur qui ne relève pas d’un savoir: on peut certes dire « j’ai mal » mais il n’y a pas de sens à déclarer : « je sais que j’ai mal »

3.4. Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’il y a une absence de doute chez le sujet qui dit « je sais que… » qu’il détient un savoir : ces énoncés formulés par Moore sont, d’une part, moins des connaissances personnelles que des propositions connues de tous, un fonds commun de croyances partagées, un socle d’évidences incontestables. C’est justement ce à propos de quoi il ne peut y avoir de doute. D’autre part, Moore emploie alors le terme savoir en un sens qui n’est pas celui qu’on lui prête ordinairement et commet une confusion entre deux catégories conceptuelles distinctes qui n’ont pas le même statut grammatical : un savoir présuppose qu’un doute ou qu’une erreur peuvent  l’entamer tandis que la certitude les exclut a priori tous deux et constitue plutôt la couche de sédimentation la plus reculée sur laquelle repose la connaissance.

 

4. Élise Marrou aborde la fonction grammaticale des propositions de Moore. Leur particularité est qu’elles ne peuvent être niées par un individu sans que ce dernier passe pour un fou : contester ce genre de certitude ne relève pas d’un jugement erroné mais d’un esprit mentalement dérangé. L’esprit atteint de folie est moins dans l’erreur que privé du cadre de référence fourni par ces propositions empiriques qui délimitent l’espace du sens.

4.1. La certitude de ces propositions empiriques égale, d’après Wittgenstein, qui renvoie dos à dos l’idéalisme et l’empirisme, celles des mathématiques : elles sont assimilables à des propositions logiques qui constituent le sol de nos énoncés, la base de « notre recherche et de l’action », écrit Elise Marrou. Wittgenstein « anthropologise » les mathématiques comme les certitudes de base.

4.2. Elles peuvent être tantôt normatives et principielles, tantôt descriptives ou informatives au sein d’un jeu de langage donné. Les jeux de langage eux-mêmes ne sont pas immuables mais à même d’évoluer à l’instar d’un « lit de rivière » dont le cours peut se modifier : de sorte que la proposition « personne n’est jamais allée sur la lune » a pu jouer le rôle d’une fonction grammaticale avant l’exploit des astronautes américains en 1969, tandis qu’elle est maintenant une simple proposition empirique.

4.3.  Mais si  les propositions certaines fluctuent et peuvent subir des changements graduels, cela ne met pas en cause l’existence de propositions indubitables comparées à « des gonds » qui forment l’axe où viennent prendre place des discussions, des questions et des doutes. Sur nos certitudes reposent la dicibilité des propositions empiriques, qui se meuvent à partir de propositions indubitables. Je ne peux mettre en doute la proposition logique « la terre est née il y a quelques minutes » sans en même temps ébranler tout ce qui est conditionné par la conviction d’après laquelle la Terre est ancienne. La constellation des faits qui gravitent autour de cette dernière proposition s’évanouirait.

4.4. Le rapport entre propositions grammaticales et propositions empiriques est analogue à celui qui existe  entre la  fondation et  la maison : cette dernière est en réalité aussi importante que les murs qui la portent: il s’agit par conséquent de noter aussi l’ interdépendance des propositions entre elles, qui définit un « système de référence », formant un système de convictions bâti sur des éléments fixes et mobiles , qui renvoie à notre milieu et notre forme de vie et qui nous donnent une image du monde. Les propositions certaines ne sont ni vraies ni fausses mais les conditions du vrai et du faux. Il peut exister plusieurs images du monde correspondant à différents systèmes de certitude : l’image d’un monde magique, distinct de l’image mythologique ou de l’image scientifique du monde.

 

5. On peut en déduire que le scepticisme, d’après lequel rien du monde extérieur ne peut être su avec certitude pas même qu’il est extérieur, est une doctrine dépourvu de sens, de valeur théorique,  une « excentricité sans conséquence » : l’existence d’un noyau dur de croyances communes relatives au monde extérieur fait du scepticisme un non -sens et une position non tenable, une non-position philosophique à vrai dire, en contradiction avec le socle de nos certitudes. Un doute généralisé à l’égard du monde a d’autant moins de sens que tout doute présuppose un arrière plan de convictions préalables. Un doute ne peut trouver de sens que dans un jeu de langage incluant un certain nombre de certitude de base. « Le jeu du doute présuppose la certitude. » (DC §114-115). Il ne peut y avoir de doute que suscité par des raisons et situé, et jamais un doute global et universel. Mais en dernier lieu, même si un doute sceptique est possible et concevable, (il n’est pas impossible qu’une personne soit saisi d’un doute en franchissant le seuil de son domicile et s’imagine qu’il y un abîme au-delà de la porte d’entrée)  il n’a pas de fonction, de sens, de rôle à jouer et d’intérêt dans le jeu de langage et doit être réinterprété méthodologiquement comme la disponibilité propre au jeu de langage à s’ouvrir à du nouveau et à intégrer de nouvelles significations.

 

6. Au commencement, il y a donc ce corps de certitudes au fondement de nos jugements. 

6.1. Ce fondement n’est en aucune façon rationnel ou transcendantal et indépendant de ce qu’il fonde : il en bien plutôt solidaire et désigne moins une condition de possibilité a priori du savoir que la nature première dans laquelle s’originent et prennent corps nos connaissances. Ainsi l’enfant acquiert sans s‘en apercevoir, dans le cadre des apprentissages concrets, transmis par le langage, des certitudes fondamentales. Elles sont tacites, coulent de source, ne se disent pas mais se montrent.

6.2. La certitude qu’il y a là une chaise s’exprime moins  à la façon de Moore dans la proposition« je sais qu’il y a une chaise » que par l’action de s’asseoir, tout comme l’enfant sait qu’il y a des livres en allant les chercher dans une bibliothèque ; il y a une dimension nécessairement pratique des certitudes énoncées dans le langage. Nos certitudes fondamentales, loin d’être des éléments de fondation, trouvent leur ancrage des les pratiques humaines et sont adossées à nos actions. : «le terme, c’est notre action qui se trouve à la base du jeu de langage. » (DC, §204). Le langage, calé sur nos actions, ne repose donc pas sur la rationalité ; les certitudes primitives qui s’expriment en lui s’enracinent dans nos formes de vie. Le système de nos certitudes, relevant d’une origine autre que rationnelle, a une dimension anti-intellectualiste. C’est dans le cadre de l’acquisition de jeux de langage et des certitudes assimilées, incarnées et pratiquement éprouvées que quelque chose comme un doute peut prendre place. La pratique devient, d’une certaine façon, la mesure de la certitude. C’est une rupture majeure avec la conception subjective, psychologique, intérieure de la certitude comme évidence chez Descartes. Une telle approche de la notion de certitude participe de l’esprit réaliste qui caractérise Wittgenstein.

7. L’analyse de l’œuvre est complétée par un choix et un commentaire judicieux d’extraits de textes. On y trouvera aussi un petit glossaire des conceptsfondamentaux du philosophe.

Cette présentation du troisième chef d’œuvre de Wittgenstein constitue une excellente introduction et initiation à la pensée du philosophe, restituée par Elise Marrou avec une très grande clarté et une pédagogie remarquable. Ce commentaire est une invitation à lire et découvrir De la certitude. Rappelons que Ludwig Wittgenstein est un auteur au programme de philosophie des classes de terminale et contribue sensiblement au renouvellement de la réflexion sur le langage, la vérité et ses critères, les rapports de la raison au réel, etc.

Marie-Christine Ibgui