Cyrille Bégorre-Bret et Cyril Morana, La Justice de Platon à Rawls, préface d'André Comte-Sponville, (lu par Véronique Longatte)

Cyrille Bégorre-Bret et Cyril Morana, La Justice de Platon à Rawls (préface d'André Comte-Sponville), Eyrolles, 2012. 

L'ouvrage de Cyrille Bégorre-Bret et Cyril Morana, LA JUSTICE de Platon à Rawls, présente de façon chronologique, l’histoire de l’idée de justice de l’Antiquité à nos jours. Dans une visée pédagogique sont exposées ici diverses réflexions sur l’essence même de la justice avant de s’interroger sur les conditions concrètes de sa réalisation.

D’où le choix d’organiser le livre par auteur : l’examen de la doctrine de chaque auteur constitue un chapitre du guide : Platon, Aristote, Pascal, Spinoza, Hume, Rousseau, Kant, Nietzsche, Alain, Rawls.Il ne s’agit donc pas d’une thèse originale sur la justice mais d’un précieux outil s’adressant à l’apprenti philosophe ainsi qu’à tout citoyen. La justice étant une vertu morale mais aussi un problème politique, ce guide a le mérite de convier le lecteur à exercer sa libre réflexion sur le thème de la justice mais aussi et surtout de lui fournir les éléments essentiels pour pouvoir la mener. La justice est la vertu la plus précieuse  pour les peuples, d’où l’intérêt d’une invitation à « veiller à ce que nos lois soient le plus justes possibles » au travers d’une réflexion sur les liens à établir entre légalité et l’égalité.

1/  La Justice chez Platon

Platon montre que le droit ne peut être réduit au fait. Si l’homme ne se conduit justement que par peur des sanctions, il convient d’envisager une science politique comme thérapeutique à un tel comportement. Il faut parvenir à dépasser l’instabilité des attitudes individualistes en offrant un horizon fixe et légitime : l’idée de justice.

Le contexte historique et la vie de Platon éclairent sa thèse : pour que règne, la justice mieux vaut s’en remettre aux lois (produit de la raison). Mais l’égalité se distingue de l’identité, il faut concevoir une justice en fonction du mérite. La difficulté tient à ce que la loi soit comprise de tous. L’égalité doit être une proportionnalité.

2/ La Justice chez Aristote

Aristote privilégie une réflexion pratique : passer en revue les sociétés existantes pour mieux établir ce qui pourrait les rendre meilleures. La justice est une disposition à agir selon le bien. Les lois justes  permettent de développer notre potentiel via une éducation. La lecture d’Aristote permet l’examen de deux acceptions de la justice : respect des lois/respect de l’égalité ainsi que des difficultés pratiques ( il est possible d’être « en règle » sans être juste). Sont envisagées les diverses formes que peut prendre l’égalité ainsi que la distinction  justice distributive/ justice correctrice. De même, sont présentés le concept de proportionnalité, la question des échanges commerciaux, la nécessité d’interpréter une loi générale qui s’applique au cas particulier. La justice dépend avant tout de la qualité du jugement et peut prendre corps dans des formes constitutionnelles multiples mais la société juste a toujours pour objectif l’avantage commun.

3/ La Justice chez Pascal

Pascal propose de ne plus considérer les fondements de la justice humaine mais ses conséquences, ce qu’il nomme la «raison des effets ».

Il montre pourquoi la justice ne peut être entendue ni comme vertu, ni comme règles de droit ni comme institution. L’homme est le jouet de son amour-propre et sans l’aide de Dieu il est impossible de déterminer ce qui est juste. L’institution judiciaire essaie de pallier l’absence de normes justes universelles évidentes par l’impression qu’elle produit. La justice semble impossible à réaliser. Pascal propose toutefois une solution : c’est en raison de ses effets et non de ses principes que la loi humaine doit être respectée. La solution se trouve dans une conversion religieuse. Il faut non pas seulement comme les « demi-habiles » critiquer l’imperfection des lois sociales mais devenir « habile » et respecter non le mérite des lois mais la volonté divine.

4/ La Justice chez Spinoza

Pour Spinoza il est tout aussi insensé de penser Dieu en juge suprême, arbitre des mérites des hommes, que de l’accuser d’injustice et de l’en rendre responsable. L’ordre des évènements est immuable et nécessaire. Parler de justice divine ne relève que d’illusions (l’anthropomorphisme et l’anthropocentrisme). Il n’y a donc de justice ou d’injustice que dans les jugements humains (ni dans les choses, ni mêmes dans les actes humains). 

Nous construisons un système de justice qui repose sur l’illusion de liberté humaine. Il faut renoncer à l’idée d’une justice en soi : il n’existe que de l’utile et du néfaste. Spinoza nous invite à renoncer à l’indignation contre l’injustice et gagner en clairvoyance pour rechercher ce qui renforce notre désir fondamental de vivre.

5/ La Justice chez Hume

Qu’est-ce qui nous pousse à être honnête ? L’originalité ici est de concevoir la justice à la fois comme instituée et comme vertu naturelle.

C’est d’une part parce que les hommes sont naturellement égoïstes (la générosité envers leurs semblables se limite au cercle des proches) et d’autre part parce que la nature ne les a pas tous pourvus également, qu’il faut apporter l’ordre et la sécurité à la communauté des hommes. Reconnaissons alors que nous ne suivons la justice que parce qu’elle nous est utile. La légitimité repose sur l’’utilité publique.

6/ La Justice chez Rousseau

L’ambition individuelle, la course au pouvoir, l’analyse que fait Rousseau de la propriété dépeignent la duperie de nos sociétés lesquelles, sous prétexte de garantir notre sécurité,  légalisent la suprématie des uns sur les autres, bafouent liberté et égalité.Rousseau pense un état de nature où la raison est encore absente et où l’amour de soi (inclination à l’autoconservation) et la pitié sont présents. Nature, habitude et raison font naître le « droit naturel raisonné ». La loi permet le passage d’un sentiment naturel vague à une réglementation efficace construite sur ce sentiment naturel de justice. Pour ce faire la loi doit être l’expression de la « volonté générale », accorder les intérêts particuliers pour tendre vers le bien commun. Egalité et liberté civiles sont les conditions d’une société véritablement juste.

7/ La Justice chez Kant

Se montrer juste c’est vouloir que sa maxime devienne une loi universelle. Ce n’est pas l’utilité qui fait la valeur morale d’une action mais l’intention. Le juste reconnaît en autrui une valeur absolue, une fin. La loi doit être imposée à l’individu moral. Or une limitation de la liberté de chacun n’est juste que si chacun en reconnait la nécessité. En lecteur de Rousseau, Kant fait de la liberté le principe d’une politique. Faire du bonheur le principe du droit reviendrait à traiter les citoyens comme des mineurs irresponsables et ne pas reconnaître leur sphère privée. Morale, liberté et justice sont donc étroitement liées : est juste l’action dont la maxime suivant une loi universelle permet la cohabitation du libre arbitre de tous.

8/ La Justice chez Nietzsche

La vraie question n’est pas pour Nietzsche de savoir ce qu’est la justice mais comment elle est née. La justice n’est pas une aspiration innée, mais relève d’une construction qui fait l’enjeu principal d’une lutte pour la domination. Des mises en garde sont ici proposées au lecteur de ce guide dans un objectif pédagogique. Nietzsche ne vante pas les supérieurs autoproclamés, il critique même l’évolution vers la haine de la vie que subie la caste des forts. En outre la conception judéo-chrétienne et démocratique de la justice n’est pas plus morale que la conception grecque et aristocratique puisqu’elle procède d’une soif de vengeance.

9/ La Justice chez Alain

La difficulté n’est pas d’identifier ce qui est juste. Il suffit d’observer une règle d’or : se mettre à la place d’autrui et juger la transaction du point de vue d’autrui. Ne pas négliger autrui n’exige pas de renoncer à ses propres intérêts. L’injustice, c’est tout simplement l’unilatéralité. Alain s’avère être un des rares penseurs à défendre la justice du droit positif, même s’il considère que le principe de justice lui est supérieur. Egalité et publicité sont les attributs fondamentaux des règles de droit : rendre public les règles à suivre garantit l’égalité en obligeant tout un chacun à se placer du point de vue d’autrui. Il est possible de faire des lois justes, la seule difficulté est d’agir justement.

10/ La Justice chez Rawls

Il convient de se garder de confondre la thèse de Rawls avec les principes libertariens, le libéralisme économique ou encore la position utilitariste de Stuart Mill.

Rawls s’efforce de concilier la liberté individuelle et la justice sociale. Les inégalités sociales et économiques ne sont tolérables et légitimes que tant qu’elles ne viennent pas empêcher l’égalité des chances et dans la mesure où elles vont profiter aux plus défavorisés. Placés derrière « le voile d’ignorance », même si les individus ont une conception déterminée du bien, ils font le choix de ne pas en tenir compte : l’abstraction repose sur un usage de la raison et s’appuie sur la liberté individuelle . Les principes ne découlent que d’un choix rationnel (et non d’une conception préalable du bien, ni de leur bonté éventuelle, pas plus que de leur égoïsme naturel). Rawls présente une société possible en cours de réalisation et non utopique. Seule compte l’égalité des droits et plus l’identité des fins. Rawls intègre l’exigence d’une justice sociale au cœur même d’une politique libérale. Affirmer la priorité du juste sur le bien c’est affirmer la neutralité de l’Etat et la priorité du sujet. On peut concevoir une politique qui ne soit pas une morale, sans pour autant faire abstraction de la justice.

 

Ouvrage qui a le mérite de recenser de manière clairement agencée à la fois le contexte historique dans lequel s’insèrent les différentes thèses sur la justice, la démarche réflexive de chacun des auteurs présentés, des citations clefs, des illustrations parlantes pour un élève de terminale ; le tout manifestant indéniablement des qualités pédagogiques qui font de ce guide un ouvrage de base pour toute réflexion sur la justice et en rendent la lecture tout à la fois aisée, plaisante et éclairante. En outre, une bibliographie commentée présentée en fin d’ouvrage offre à l’apprenti philosophe les moyens tant pratiques qu’efficaces de poursuivre sa réflexion. L’étude chronologique de thèses diverses sur la justice offre en définitive une élucidation conceptuelle qui reste ouverte à une réflexion que le lecteur peut mener sur la politique de son temps. Tel semble être du reste l’objectif de cette collection Petite philosophie des grandes idées.

Véronique Longatte