Jean Bollack, Au jour le jour, PUF, Paris, 2013, lu par Karim Oukaci

Jean Bollack, Au jour le jour, PUF, Paris, 2013. 

Le dernier livre de Jean Bollack, paru de manière posthume en février, permet de réentendre la voix toute singulière d'un penseur qui a passé sa vie à chercher dans la matérialité des textes la singularité des grands auteurs, des tragiques grecs à Épicure, d'Empédocle à Paul Celan.

Ce livre de plus de mille cent pages est composé de plusieurs centaines de notes choisies parmi les trois milliers que l'auteur rédigea dans ses carnets de travail de l'hiver 1996 à l'été 2011. Notes de lecture, recensions souvent sévères voire polémiques, remarques répétées de méthode, observations d'actualité, interprétations de poème, souvenirs, récits de rêve et même aveu d'une émotion de type particulier (p. 984), l'ouvrage, passionnant, est riche d'intérêts multiples pour le lecteur, qu'il soit spécialiste ou appartienne au «grand public», tout en restant à maints égards d'une extrême cohérence.

La préface (p. 1-5) expose les principes de composition. Les notes sont réunies, à la manière d'une encyclopédie, en une soixante d'entrées, au sein desquelles elles se succèdent selon l'ordre chronologique de leur conception (si l'on excepte l'importante rubrique «Homère» où les notes, d'une érudition plus qu'enviable, épousent la narration de l'Iliade et de l'Odyssée). Quant au contenu, il est d'une très grande variété : «Le foisonnement des questions répond à la multiplicité des enquêtes» (p. 1). Trois catégories principales apparaissent : des notions à proprement parler (comme «Herméneutique», «Juifs», «Mythe»), des noms d'auteurs («Baudelaire», «Héraclite», «Mallarmé», etc.) et des noms de lieu («Allemagne», «Vatican», etc.). Pour ce qui est de la méthode, continuité et souplesse en sont les caractères essentiels : «Une herméneutique, transférée de l'étude des textes, reste au centre de tous les déchiffrements, seraient-ils politiques » (p. 3).

Thématiquement, on peut distinguer cinq grands domaines d'intérêt qui correspondent 1) à l'analyse de l'acte poétique, 2) à la science philologique et à la méthode nouvelle (dite herméneutique critique) que l'auteur défend et pratique, 3) à l'interprétation des résistances individuelles et institutionnelles qu'il rencontra au cours de ses recherches, 4) à l'ouverture au monde théâtral et 5), plus largement, au monde contemporain. 

On nous permettra d'apprécier avec brièveté les trois premiers points.

1) Première condition de la compréhension de l'œuvre, l'auctorialité poétique est sans cesse affirmée. Le philologue, semble-t-il, s'est attaché à assurer le retour de l'auteur, figure dont on a pu craindre un temps qu'elle ne fût morte avec les articles de Barthes (1968) et de Foucault (1969). Cet «auteur» (une entrée, la quatrième, lui est consacrée) est «le principe dominant ou dominateur» (p. 166) qui construit, mot après mot, un sens précis et rigoureux à travers l'emploi d'une structure et d'un idiome particuliers. Il faut souligner que Bollack entend la chose au sens fort de souveraineté créatrice, et qu'il l'applique sans peur d'anachronisme (c'est en grande partie ce qui fonde l'originalité et la fécondité de sa méthode) aux auteurs les plus anciens, y compris Homère, et aux corpus les plus corrompus. La seconde condition est conséquence de la première. L'«auteur» ne saurait jamais être le simple porte-parole de son époque ; il se singularise toujours en ce qu'il problématise le fonds traditionnel de la culture où il se produit (X 354, p. 867). L'art est d'essence agonistique («En dépit de toutes ses origines rituelles, la poésie comporte une tendance libératrice (...). Elle est athée. Le dieu tient son pouvoir de la langue.» p. 763).

2) Une approche systémique est privilégiée. La philologie doit s'orienter vers une herméneutique qui découvre la logique construite par l'instance auctoriale («Je me sens soutenu par la recherche d'un sens déterminé» p. 172).

Cela signifie d'abord (c'en est une conséquence quasi éthique) qu'on ne peut admettre une lecture qui s'appuierait sur une hypothèse forte de polysémie («Le pluralisme est une arme radicale pour éliminer le vrai (...)», p. 699) ou faible de neutralité. Le constat que de telles lectures aient pu gagner l'université explique la sévérité, en certains cas la violence des notes qui, par centaines, leur reprochent pour le moins un manque de rigueur. L'herméneutique philosophique (Heidegger, Gadamer et la foule de leurs héritiers français, tenants de l'«ouverture sémantique»), ainsi que les écoles anglo-saxonnes de philologie, adeptes du scepticisme peu exigeant des cruces, sont ici visées. Tour à tour, leurs représentants sont nommément accusés de dépassements factices et d'occultation du sens.

Cela signifie ensuite qu'un double travail critique doit être effectué. Premier principe : la détermination biographique et historique, dont la connaissance est nécessaire à la compréhension, ne suffit pas à la saisie d'une logique définissable par sa liberté matérielle et spéculative : «La fiction se donne des références, sans reproduire les apparences.» (p. 173). Une approche trop archéologisante (dont les représentants sont là aussi directement pris à partie) ne peut donc satisfaire l'herméneute. Le second principe veut que le philologue se libère des conventions limitatives de sa propre science par l'obligation qui lui est faite de les critiquer au préalable (X 925, p. 704).

Somme toute, on retrouve sous la forme éclatée des notes les éléments de méthode exposés dans la fameuse introduction qui ouvre l'édition commentée de l'Œdipe roi (1990) et qu'on voyait déjà s'esquisser dans les quelques pages préfaçant l'Introduction à l'herméneutique littéraire de P. Szondi (1989).

3) Comment expliquer l'inclination générale à l'occultation du sens ? Bollack la rapporte, dans toutes ses figures littéraires et historiques, des plus anodines aux plus sanglantes, à une réaction de la tradition culturelle contre l'affirmation moderne de la subjectivité (X 634, p. 889). Les thèmes politiques croisent ici les thèmes littéraires ; et la non-relation réciproque Heidegger/Celan sert de modèle à un projet philosophique réglé par la désignation d'un ennemi (l'occultation dans la multiplicité de ses stratégies de contrainte politique et religieuse) et l'engagement d'un combat pour la modernité (X 721, p. 482).

 

L'édition de ces notes, entreprise sans doute difficultueuse, est de qualité. Les erreurs de typographie sont en petit nombre : signes ou ponctuations manquants, p. 123 et p. 609 ; «apogée» est féminisé, p. 245. Sans doute faut-il comprendre «promettait» ou «comprenait» au lieu de «compromettait», p. 461 ; de même : «Le Non-être, exclu [de] la Vérité» au lieu de «dans la Vérité», p. 644. Plus gênant, c'est au fragment 31 Lobel-Page de Sappho que l'auteur renvoie à l'évidence, p. 543, pas au premier, qui est «l'Hymne à Aphrodite». Quant au titre du Séminaire de Lacan en 1968-1969, ce n'est pas : "De l'Autre à l'autre", comme se l'imagine la note de bas de page 2, p. 745.  On pourrait aussi s'interroger sur la pertinence de tel ou tel fragment au sein de la rubrique où il est intégré : le «X 2121» sur le refus opposé par Bourdieu de condamner les Serbes en 1999 semble avoir un lien bien lâche avec la «Psychanalyse», p. 858. L'ensemble n'en reste pas moins aussi lisible qu'utile (index nominum exhaustif, p. 1129-1148).

 

Véritable maître pour des générations d'hellénistes, Jean Bollack leur a donc offert pour ultime témoignage de la profondeur de son érudition et de la radicalité de sa pensée une monumentale suite à son recueil de 1990, La Grèce de personne : plaisant et instructif comme lui, et encore plus parcouru de pratique du déchiffrement et d'aspiration à la théorie, Au jour le jour exprime partout cette exigence de (re)lecture des grandes œuvres grecques, allemandes et françaises, qui mobilise cette idée finalement très excitante que plus l'auteur est classique, plus il est probable qu'il reste à découvrir.

 Karim Oukaci