Pascal Engel, Les Lois de l’esprit, Éditions Ithaque, lu par Christophe Beaucourt

Pascal Engel, Les Lois de l’esprit, Éditions Ithaque

Il est des philosophes qui, au mépris des modes, des courants et des vents, entendent défendre l’acte de penser. Julien Benda est de ceux-là. Il appartient à Pascal Engel de rendre à Benda la place qui lui revient dans l’histoire de la philosophie, tant par la pugnacité qui a été la sienne pour défendre son idée de la philosophie et du bon usage de la raison, que par sa contribution au bouillonnement intellectuel de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. 

Benda se veut à la fois le héros et le héraut de la philosophie. Il est à la fois celui qui, par la haute idée qu’il se fait de la philosophie (peut-être parce qu’il n’en est pas un spécialiste), refuse qu’elle se soumette aux pouvoirs du temps présent et de l’urgente actualité, mais  aussi celui qui ne cesse de rappeler quels sont les devoirs de toute pensée qui se réclame de la rigueur philosophique.  

Le travail de Pascal Engel s’articule autour d’un exposé rigoureux des positions de Benda, et il prend  le parti légitime de montrer que ces dernières n’existent que dans la contradiction de thèses toujours trop actuelles aux yeux de Benda. Il s’agit de se libérer d’une réalité historique, politique, sociale, littéraire, artistique qui fixe ses règles à la réflexion philosophique pour en revenir à l’authentique « dévoilement » de la vérité. Dans l’introduction, Pascal Engel situe l’homme dans son temps, mais en prenant soin, déjà, de montrer que toute époque pourrait avoir besoin de son Benda, afin de « secouer », telle la torpille socratique, ceux qui seraient tentés par la pensée, voire l’humeur, prétendument réfléchie du temps présent. Mais la lutte de Benda pour contraindre au respect de la philosophie passe par une lutte de Benda contre lui-même. Il s’agit pour Benda d’apprendre à mourir, c'est-à-dire à se libérer des charmes du sensible, de l’immédiateté pour en venir à l’essentiel : le noble exercice de la tâche de penser.

Dans un premier moment, l’auteur montre ce qui fonde  « la trahison des clercs ». Les clercs sont censés avoir la charge de penser, de chercher la vérité sans compromis ni compromissions. Or, ils se sont délestés de cette charge pour adopter un mode de penser qui est la pensée à la mode. Pour Benda, user de sa raison implique que l’on se tourne vers ce qui est et non vers ce qui devient et passe. Les essences pures sont le lieu de l’exercice de la raison et il n’en est pas un  autre. L’exercice de la raison, lui-même, doit être rigoureux et pur au sens où il doit être délivré de la vulgarité de l’instant présent. Il s’agit pour le philosophe de penser et non pas de s’abîmer dans une réalité toujours mouvante, illusoire et incapable de donner lieu à une véritable connaissance. Or il s’agit de connaître ce qui est et demeure identique toujours à lui-même, c'est-à-dire l’ensemble de ses valeurs intellectuelles, cognitives, morales, esthétiques autour desquelles doit toujours s’articuler la quête philosophique. Benda est platonicien et son œuvre ne s’estime que dans la compréhension de son combat pour la vérité contre les illusions qui rassurent.

Le second moment est l’occasion pour Pascal Engel de montrer contre qui et comment Benda a mené ses combats. Il a mûri au travers des luttes qu’il a menées et sa pensée s’est forgée lentement par dépassement de positions, devenues insuffisantes ou indigentes à ses yeux. La pensée de Benda naît de son refus du bergsonisme et de tout ce que cette pensée véhicule. Aux yeux de Benda, Bergson est la raison du désordre, car sa philosophie n’est jamais que l’illustration de l’impossibilité de penser à laquelle donne  lieu l’idée d’une pensée « par essence » en mouvement. Or, l’esprit a ses lois, immuables, éternelles, fixes et absolues, c'est-à-dire absolument non relatives, et la vérité ne change pas au gré des circonstances, des lieux ou des situations. La recherche de la vérité ne peut avoir d’autres fins que la vérité elle-même. Il ne s’agit donc pas d’envisager que la découverte de la vérité n’ait de sens que par son utilité dans une éventuelle transformation du monde. La valeur de la pensée ne peut que résider dans l’existence de valeurs à partir desquelles et à propos desquelles nous devons penser. Benda s’oppose à toute une tradition intellectuelle qu’il accuse d’avoir finalement dénaturé toute entreprise de connaissance sous couvert d’un relativisme et d’un scepticisme, qui donne à chacun la possibilité d’avoir raison. Le philosophe n’est plus qu’un homme de son temps puisque la vérité qu’il découvre n’appartient qu’à son temps. 

Le troisième moment du travail de Pascal Engel développe l’idée centrale, et surtout la plus connue, de l’œuvre  de Benda, celle de la trahison des clercs. Les clercs constituent cette classe d’hommes censée éclairer les contemporains, en incarnant les plus hautes valeurs, et qui s’est détournée de cette mission en embrassant les seuls intérêts de l’instant. Il leur appartenait de libérer le monde en le conduisant à reconnaître l’existence de valeurs éternelles, quasi divines, de ramener le monde à Dieu. Au contraire de cela, ils affirment la nécessité de lutter à la transformation d’un monde et entretiennent par là l’illusion que la liberté réside dans la satisfaction des passions, dans l’urgence de l’action hic et nunc. Pourtant, il existe des valeurs intellectuelles spécifiques, telles la vérité, la raison, l’intelligence. Il existe un usage moral de la pensée lié à l’existence de devoirs propres à l’esprit. Benda nous rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de penser, mais d’avoir une réelle estime de cette pensée qui caractérise notre humanité et nous enjoint donc d’en user de manière vraie et belle. En somme, il existe une pratique vertueuse de la pensée. Et donc une pratique…vicieuse que l’auteur par l’entremise de Benda décrit au travers de défauts de pensée : dilettantisme, sottise, bel esprit.

Et n’est-ce pas dans la littérature que peuvent se trouver  exprimés tous ces vices ? Le byzantinisme, n’est-ce pas ce culte du moi littérateur qui oublie ses devoirs de clerc et distrait les prisonniers en leur projetant des images  d’une réalité qui n’existe pas ou qui n’est pas ce qu’elle donne le sentiment d’être. L’écrivain ne remplit plus ses devoirs à l’égard de la vérité et de la raison, et s’abandonne à l’idolâtrie des apparences. Benda défend l’idée, selon Pascal Engel, du possible discours vrai. Il ne s’agit pas de s’en tenir à de beaux discours,  mais de chercher à produire la raison, à rendre possible l’usage autonome de la raison sans s’avilir dans des idées à la mode, des sentiments partisans. L’œuvre littéraire est avant tout un produit de la raison. L’auteur s’emploie à démontrer qu’il n’est pas absurde de parler de vérité en littérature. Certes,  « l’œuvre littéraire n’est pas une œuvre de connaissance », mais elle peut avoir un rapport à la connaissance

Dans un dernier moment, il s’agit de penser le rapport de Benda à la politique. La figure de Socrate, dernier gardien de la cité, est ici omniprésente. L’engagement du clerc est avant tout métaphysique. Il est celui capable de juger en dernier lieu de la nécessité de l’intervention, dans le cadre des affaires publiques, à la lumière de valeurs intemporelles. Seules ces dernières exigent d’être défendues et honorées. Certes, comme le souligne Pascal Engel, cette position apparaît anachronique en un temps où il faut s’engager, prendre parti et être de son temps. Seul le temps des valeurs, c'est-à-dire l’éternité, importe à Benda et mieux vaut boire la ciguë que de trahir ses pensées, en les conjuguant à la contingence historique. Mieux vaut assurer la réalisation des idéaux dans le temps que de contraindre le temps à les réaliser. Le clerc retrouve sa dignité quand il permet d’éveiller et de réveiller les consciences en accomplissant sa tâche d’éducateur. Il doit être en mesure de faire naître une passion de la raison, de la vérité, que le monde actuel a semble-t-il sacrifié sur l’autel du réalisme politique.

Benda a été un « soldat » de la raison comme tant d’autres. Il a livré des batailles qu’il semble avoir perdues, mais son œuvre demeure le signe que le triomphe de la raison est toujours à venir. Le travail d’analyse de la figure et de l’œuvre de Benda par Pascal Engel témoigne de ce constant souci de rénover le « palais de la raison ».

 

Christophe Beaucourt