Patrick Llored, Jacques Derrida, Politique et éthique de l’animalité, Sils Maria, 2013, lu par Laurence Harang

Patrick Llored, Jacques Derrida, Politique et éthique de l’animalité, Sils Maria, 2013


Dans cet essai d’une grande originalité, Patrick Llored, entend rendre justice à la déconstruction derridienne : il s’agit d’une introduction à l’éthique animale, d’une authentique pensée du vivant animal.

On oublie trop souvent que Derrida a consacré une part de son œuvre à la question animale - de « L’animal que donc je suis » (2006) à ses derniers séminaires, « La bête et le souverain » (2001-2003) sans oublier ses réflexions sur le touche

Patrick Llored se montre audacieux dans ses investigations puisqu’il se demande si « la déconstruction ne serait-elle pas la dernière grande pensée de l’animalité en Occident après celle d’Empédocle, de Montaigne et de Nietzsche » ? (P8) C’est ainsi que la question animale semble au cœur de la déconstruction derridienne : il apparaît évident textes à l’appui que le philosophe français nourrit une certaine affinité avec les animaux. Et l’on ne saurait comprendre ce lien profond, si au cours de sa vie, Derrida n’avait pas fait l’expérience d’un sentiment d’exclusion en Algérie, vécu douloureusement dans sa chair. Il serait tentant d’établir une analogie entre cette violence antisémite dont Derrida fut victime et cette violence « spéciste » qui fait de l’animal un éternel exclu, un résidu. Dès lors, l’appel de l’hospitalité pour tous les vivants constitue sans aucun doute un combat contre tout sentiment d’appartenance à l’origine du rejet de l’autre ; et l’animal est en ce sens cet autre.

C’est pourquoi, l’engagement de Derrida vise principalement à faire du concept de souveraineté la figure par excellence de la domination : domination que Patrick Llored présente à partir de cinq concepts : Carnophallogocentrisme, Pharmakon, Zoopolitique, Haptocentrisme et Liberté.

Commençons par la première figure analysée : le carnophallogocentrisme illustre la figure humaine de la domination. C’est parce que l’homme est un être de parole et de raison - le logocentrisme et le phallocentrisme en constituent les termes – qu’il est sujet souverain à l’intérieur d’une communauté. De ce fait, l’homme au nom d’une Loi qui ne dit pas son nom s’autorise à sacrifier l’animal :

« C’est pour nommer cette scène sacrificielle que j’ai parlé ailleurs, comme d’un seul phénomène et d’une seule loi, d’une seule prévalence, d’un carnophallogocentrisme. » (« L’animal que donc je suis »)

L’homme s’approprie l’animal en le sacrifiant sur l’autel de son pouvoir et de sa domination. Mais ce meurtre ne dit pas son nom puisqu’il est pensé comme « un acte technique » ; l’homme doit assumer sa fonction carnivore. Il est intéressant de montrer, comme le fait avec beaucoup de subtilité Patrick Llored, que la souveraineté se construit par le sacrifice de l’animal comme si l’homme manifestait son « pouvoir de vie et de mort. »

Paradoxalement, dans la seconde figure analysée - le pharmakon -, l’animal est perçu à la fois comme remède et comme poison. En effet, il n’y a pas de communauté humaine sans un processus d’identification subjective ; c’est pourquoi, l’animal est ce bouc-émissaire qui symbolise le mal et dont on a besoin de se débarrasser. Car toute cité doit faire en sorte de s’immuniser « en créant un dedans et un dehors capables de la fortifier et de la régénérer. » (P 41). Etrangement, l’animal est rejeté en dehors de la politique alors qu’il est un « sujet politique » mais jamais être reconnu comme tel.

Dans la troisième figure - zoopolitique » - Patrick Llored tente d’élucider le mystère du rapport de l’homme et de l’animal. Il existe bien chez de nombreux penseurs du politique - de Grotius en passant par Hobbes, Rousseau -, une référence à la philosophie de l’animalité. Mais le propre du « zoopolitique » est de placer l’animal comme « un résidu. » L’animal est ce qui permet d’affirmer l’existence d’une communauté par la violence qui s’opère sur lui. La communauté humaine dès lors a besoin de s’approprier l’animal pour exister. Pour autant, il ne s’agit pas dans une perspective derridienne de réduire le politique à « une manifestation de force animale » car ce serait verser dans le biologisme ou le naturalisme. Tout au contraire, la déconstruction a pour but de repenser la relation entre la politique et l’animal ; car l’homme ne semble exister qu’au regard du pouvoir qu’il possède sur l’animal.

C’est dans la quatrième figure -la liberté- que s’exprime la puissance de l’homme à travers la domestication. Domestiquer un animal, c’est se l’approprier même si toute relation avec un animal n’est pas de l’ordre d’un pouvoir. Ainsi, le chat errant perdrait sa liberté de mouvement pour bénéficier de soins. Mais c’est faire alors de l’animal un être irresponsable qui doit être domestiqué par un être responsable. Or, s’ouvrir à l’autre, c’est s’ouvrir à « une hospitalité sans condition. » En aucun cas, il s’agit de faire de l’animal la propriété d’un maître.

Car le privilège de l’homme apparaît dans la dernière figure - haptocentrisme - ou l’art du toucher. On a voulu faire de la main de l’homme l’expression de son intelligence. Mais la disparition de la souveraineté humaine passe par la reconnaissance du toucher lequel abolit toute distance spatiale entre ce qui est sujet et ce qui est objet.

Il est sans doute vrai de constater que la philosophie derridienne de l’animal ouvre de nouveaux horizons politiques : les défenseurs de la cause animale au XXIème siècle ne cessent à travers leurs luttes de remettre en cause la supériorité de l’homme. C’est ainsi que le débat politique a pour but « de mettre fin aux situations de domination qui s’exercent depuis trop longtemps sur les animaux et de les reconnaître enfin comme « sujets » de toute politique » (P 106).

Laurence Harang


Table des matières

Introduction

Premier concept : carnophallogocenrisme

Second concept : Pharmakon

Troisième concept : zoopolitique

Quatrième concept : liberté

Cinquième concept : haptocentrisme

Conclusion : l’avenir de la philosophie animale derridienne

Bibliographie