Pierre Vesperini, La Philosophia et ses pratiques d’Ennius à Cicéron, 2012, 616 p. lu par Guy Renotte

La Philosophia et ses pratiques d’Ennius à Cicéron, par Pierre Vesperini, École française de Rome, collection « Bibliothèque des Ecoles françaises d’Athènes et de Rome », novembre 2012, 616 p. lu par Guy Renotte

L’ouvrage se propose de faire l’histoire d’un nom, philosophia, à travers la multiplicité des pratiques et des représentations qu’en avaient les Romains des deux derniers siècles de la République. 

Résumé :

L’ouvrage se propose de faire l’histoire d’un nom, philosophia, à travers la multiplicité des pratiques et des représentations qu’en avaient les Romains des deux derniers siècles de la République. L’auteur cherche à montrer que l’idée même de « philosophie romaine » n’aurait pas eu  de sens pour eux. Est-ce à dire que les Romains ne s’intéressaient pas à la philosophie ? Il ne le semble guère, bien au contraire : les sources réunies par ce livre montrent que les Romains, de la plèbe à l’aristocratie, ne reproduisent pas les pratiques grecques, mais inventent de nouveaux usages de la philosophie. Ils font de la philosophia une activité entièrement profane, alors qu’elle était généralement dans le monde grec, associée aux dieux. Alors que les Grecs se représentent la philosophie comme une « théologie du sage », il semble que les Romains entreprennent de faire passer sa représentation « du culte à la culture », d’un usage religieux à un usage esthétique. De ce point de vue l’objet et la méthode de l’auteur sont empiriques : il s’agit moins pour lui de partir d’une catégorie dont il s’agit de faire l’histoire, que d’étudier des singularités, des cas. Ainsi, ce sont des événements, des personnages, des œuvres que l’auteur choisit d’analyser, en essayant de voir comment, dans chaque cas, se redéfinissent les sens et les usages de la philosophia.

 

Le livre comporte trois parties dont la première est consacrée aux espaces romains de la philosophia (les annales d’Ennius, les livres de Numa, les philosophes athéniens en ambassade à Rome). La deuxième partie intitulée « les philosophi domestiques » rassemble trois chapitres (le premier chapitre repère ce que l’on pourrait appeler un usage éthique du philosophos ; le deuxième chapitre, quant à lui, est consacré aux façons romaines d’utiliser Panetius et le troisième aux épicuriens romains). La troisième et dernière partie intitulée « la philosophia dans les litterae latinae » comporte deux chapitres (Epicure dans l’épopée de Lucrèce et pourquoi Cicéron a-t-il voulu « mettre en lumière » la philosophia en latin ?).  En guise d’épilogue : la mort de Caton. Suit la conclusion.

L’ensemble est complété par une bibliographie, un index nominum, un index des lieux géographiques, un index locorum ainsi qu’un index rerum et une table des matières.

 

Dans cette thèse parue en 2012 dans la « Bibliothèque des Ecoles françaises d’Athènes et de Rome », Pierre Vesperini essaie de montrer comment les Romains de la fin de la République firent de la philosophie, un savoir profane, voué à la transfiguration esthétique de leur existence, alors qu’elle était en Grèce, qu’elles que soient ses différentes conceptions, un savoir associé aux dieux. En faisant passer la philosophie du « culte à la culture », les Romains inaugurent un usage purement esthétique et non idéologique de la philosophie.

A cet égard, l’auteur souligne que « l’esthétique combinatoire », selon ses termes, est caractéristique de l’esthétique ornementale romaine en ce qu’elle permet  à des éléments hétérogènes de se combiner les uns avec les autres pour former des objets symboliquement plus grecs que ceux produits dans le monde grec. Cette esthétique combinatoire permet entre autres choses de comprendre en quoi les Annales d’Ennius sont représentatives d’une nouvelle forme de sapientia où l’esthétique n’est pas étrangère à la sagesse.

Aussi, l’une des différences majeures entre les Romains et les philosophes grecs tient au fait que les Romains ne pensent pas que la philosophia puisse dire le vrai et qu’ils ne recherchent pas la vérité. Ce qui les intéressent avant tout c’est la détente et le plaisir : la delectatio des Latins. C’est pourquoi ce que les Modernes considèrent comme un objet relevant du domaine scientifique, relève pour les Romains  du « domaine philosophique » et est destiné à un usage ludique et esthétique.

Nous comprenons ainsi que l’esthétique n’est pas étrangère à la sagesse. L’auteur nous montre dans cette perspective comment le texte du philosophe épicurien Philodème combine en son sein des éléments hétérogènes : vers d’Homère, mais aussi maximes venues du savoir hellénistique ou encore citations d’Epicure. Il existe une poétique qui trouve particulièrement son expression  dans une esthétique ornementale qui suggère une certaine approche de la beauté.

Il faut souligner toutefois que cette extraordinaire profusion d’ornementa au sein de l’esthétique romaine n’implique pas qu’elle n’ait été qu’un « bric-à-brac d’images grecques » pour reprendre le mot de l’auteur. Simplement, les Romains ne cherchent pas dans le décor de leurs villas, leurs loisirs ou leur éloquence, de « convictions » philosophiques.

Le plaisir que procure aux Romains la philosophia est donc à ranger parmi les arts de la séduction « grecque » : l’usage des epicurea (maximes, discours, histoires, images) est ainsi à comprendre comme une façon pour les Romains de se donner une identité plus « grecque » et donc plus distinguée.

De la même manière, l’auteur fait remarquer que son étude des pratiques associant Romains et philosophi, n’a jamais permis de conclure à la production « d’œuvres philosophiques en latin ». De ce point de vue, en ne se désignant pas comme un philosophus, Lucrèce a composé une œuvre énigmatique qui n’appartiendrait pas au champ philosophique. Le de rerum natura se présenterait  selon un mode d’écriture « combinatoire » associant des éléments hétérogènes et incompatibles avec un exposé doctrinal, dans la même veine que le principe combinatoire des Annales d’Ennius précédemment étudié par M. Vesperini. On peut aussi penser à l’œuvre de Virgile, auquel l’auteur fait référence,  qui se sert du tragique de l’épopée pour mettre en lumière le fonctionnement des passions et leur horreur et utilise ainsi une méthode proche du stoïcisme, que Cicéron avait pratiquée dans ses Tusculanes, en prenant chez les poètes des exemples de passion. Nous voyons que, pour définir le rôle de la philosophie chez les Romains, il faudrait mettre le mot au pluriel et parler plutôt des philosophies.

Telle est la grande question qui se pose après Cicéron et au début du règne d’Auguste : Virgile a-t-il choisi entre les sectes ou bien s’est-il voulu éclectique, parce que c’était la mode de son temps et qu’en tant que poète il prenait son bien où il le trouvait et n’était lié par aucun système ? Il est dès lors possible de penser que le but des Romains n’est pas de formuler un dogme systématique, mais plutôt de refléter ensemble les interrogations formulées par leurs contemporains : le de rerum natura de Lucrèce devient ainsi un monument « grec » à la gloire du sénateur Memmius, qui en tant que magistrat dédicataire du temple, est certainement l’auctor véritable du poème. Pierre Vesperini fait du reste justement remarquer qu’à cet égard le nom de Lucrèce n’a pas plus d’importance que celui de l’architecte d’un monument. Les modernes nous ont donc égaré en faisant de Lucrèce un « philosophe » au sens que nous lui donnons aujourd’hui, défendant sa doctrine dans le but de convaincre ses lecteurs de sa vérité.

Nulle dichotomie alors entre philosophia et litterae, telle qu’on la trouve encore fréquemment dans les discours actuels : l’auteur défend plutôt l’idée d’une association entre les deux.

La conclusion de ce discours consiste à montrer que l’orator doit être un philosophus. Il faut faire sortir la philosophia de l’exiguïté des écoles philosophiques pour la faire advenir sur la place publique : c’est du moins ainsi que Cicéron envisage l’émergence de l’otium romain au sein de la philosophia. Cicéron est à cet égard une figure particulièrement intéressante, en ce qu’il imprime à la philosophie une nouvelle direction en la faisant passer du loisir (otium) au politique (negotium). Pour autant, Pierre Vesperini insiste sur le fait que cet infléchissement ne signifie pas que Cicéron construise ce que nous appellerions aujourd’hui une « philosophie politique ». Cet usage politique des litterae, entièrement nouveau,  ne débouche donc pas sur la mise en évidence d’une « doctrine » politique au sens strict, mais plutôt sur l’invention d’un loisir qui confère de l’honneur (otium cum dignitate), et ce à partir de la philosophia entendue aussi bien comme culture encyclopédique que comme savoir politique.

 

Il nous semble que l’intérêt majeur du travail remarquable de  M. Vesperini est sans doute d’appliquer à ses recherches une approche sociologique permettant de comprendre les représentations propres à la culture romaine à partir de l’imaginaire des acteurs sociaux. Loin d’être de simples compilateurs ou d’habiles passeurs de notions et de doctrines grecques, les Romains se sont révélés être de véritables « penseurs », des inventeurs d’un corpus de doctrines (en particulier de doctrines éthiques), consignées dans des livres mais n’impliquant aucune pratique particulière (genre de vie ou rites religieux).

M. Vesperini souligne à cet égard que les pratiques romaines de la philosophia n’impliquent pas l’existence d’une vie intérieure ou spirituelle, mais sont toujours des « pratiques de l’extériorité ». En ce sens la morale des devoirs n’éclipse pas la figure du sage, mais elle permet de réintroduire, au-dessous du sage absolument parfait, le sage plus humain qu’Isocrate plaçait entre le sage idéal et le philosophe, ce sage relatif qui, d’une manière imparfaite, conjecturale, atteint le plus souvent la solution la meilleure.

Cette réinvention romaine des pratiques de la philosophie modifie considérablement, nous semble-t-il, la conception du « sage », telle que nous la voyons réapparaître chez Cicéron et chez Sénèque. Ce dernier  parle en effet des hommes de bien de seconde classe (secundae notae), car, ajoute-t-il, l’homme de bien de première classe, c’est-à-dire le sage idéal, « naît peut-être, comme le phénix, une fois tous les cinq cents ans ». Cet homme de bien de seconde classe, cela peut être, pour Cicéron un homme politique ou un soldat, célèbre dans l’histoire romaine, qui a pratiqué certaines vertus de courage, de droiture, d’honnêteté, de façon particulièrement éclatante. On sent poindre ici la réaction réaliste du Romain contre ce qu’il croit être l’abstraction philosophique grecque, car  ce qui est romain, ce n’est peut-être pas la conception elle-même, mais les exemples choisis.

La démarche de M. Vesperini semble se rapprocher de celle de Pierre Hadot et de ses travaux autour du stoïcisme et du néoplatonisme, à cause de l’intérêt que l’auteur accorde aux pratiques, même si là encore il faut nuancer le rapprochement, Pierre Hadot ne s’intéressant pas spécifiquement à la philosophie comme pratique sociale. On peut penser aussi aux travaux initiés par Carlos Lévy et Marcello Gigante autour de l’épicurisme romain, travaux auxquels l’auteur rend hommage dans son introduction, tout en prenant bien soin de distinguer sa démarche des leurs.

En définitive, les Romains semblent déplacer les discours de la philosophia du religieux vers l’esthétique.

Ce déplacement nous invite sans doute à réfléchir sur la figure idéale du sage qui n’est plus projetée dans l’absolu, qui n’est plus une construction théorique. Mais comme on peut l’observer chez Sénèque avec la figure de Caton d’Utique qu’il considère comme un des rares sages qui apparaissent tous les cinq cents ans, la figure du sage parfait correspond finalement à l’idéalisation, à la transfiguration, à la canonisation pour ainsi dire de figures bien concrètes, qui sont ces hommes de bien, ces sages vivant parmi les hommes.

 

Guy Renotte