François Jullien, Vivre de paysage ou l'Impensé de la raison, Gallimard, 2014. Lu par Maryse Emel

Comme dans ses autres ouvrages, François Jullien nous offre dans ce livre, Vivre de paysage ou L’Impensé de la raison, une « variation » sur cet autre de la philosophie, la sagesse, dont Héraclite, selon lui,  aurait ouvert la voie, chemin que la philosophie aurait tout aussitôt refermé.


«  ce serait une grande imprudence et présomption à nous autres nouveaux venus après eux, et sortis à peine de la barbarie, de vouloir condamner une doctrine si ancienne, parce qu'elle ne paraît point s'accorder d'abord avec nos notions scolastiques ordinaires. Et d'ailleurs il n'y a point d'apparence, qu'on puisse détruire cette doctrine sans une grande révolution. Ainsi il est raisonnable de voir si on ne pourra pas lui donner un bon sens. » Leibniz[1]

« Car passer par la Chine n’est pas satisfaire quelque prurit d’exotisme, mais, acquérant du recul, envisager la question avec plus de radicalité. Ou, plutôt, faire surgir une question là-même où l’on n’en discernerait pas …» François Jullien[2]

 

Comme dans ses autres ouvrages, François Jullien nous offre dans ce livre, Vivre de paysage ou L’Impensé de la raison, une « variation » sur cet autre de la philosophie, la sagesse, dont Héraclite, selon lui,  aurait ouvert la voie, chemin que la philosophie aurait tout aussitôt refermé. La philosophie ne serait pas une école de sagesse, juste un jeu de l’esprit à la recherche de l’être des choses. Son souci de se connaître soi-même n’a rien à voir avec ce que le dernier chapitre nommera la « connivence », « s’entendre en clignant les yeux »[3] , s’entendre implicitement avec le paysage, condition essentielle au « vivre »…

C’est par l’examen du « paysage » et en prenant comme à son habitude, la Chine impériale comme « prise » ou « biais » qu’il tente d’appréhender cette sagesse que la philosophie aurait manqué. Refusant, faisant « dissidence » avec la philosophie de l’être, il défend comme il l’écrit dans la préface à cet essai, genre qu’il reprend au Montaigne de l’Expérience, comme il l’a souvent dit, le paysage « en tant que ressource où vivre peut indéfiniment puiser »[4].

 

Les chapitres s’organisent autour de la rectification de la pensée européenne du paysage, ce qui explique les images qui se substituent au concept et une écriture plus proche de la poésie que des mathématiques, qu’il rejette complètement, dans sa « prise » du paysage. Le premier chapitre pose le décor. Son titre « Pays-paysage : l’étendue, la vue, la découpe » présente l’ontologie à défaire pour pouvoir appréhender ce paysage à vivre : la géométrie, la représentation et la séparation du sujet et de l’objet. Le second chapitre, « Montagnes-eaux » introduit  le paysage chinois comme « appariement » des contraires, ce que l’on retrouve dans la structure même du livre, à lire aussi comme appariement de deux pensées contraires, qu’il s’agit de tenir ensemble dans une dualité qui doit aboutir à ce qu’il appellera « connivence » au dernier chapitre. D’où le choix à la fin du livre, du mot « finale » qui dans un concert rassemble tous les instruments, dans une « musique que produit  le monde humain[5] ». Les chapitres trois à sept vont s’attacher à produire des « concepts » aboutissant à chaque moment à une approche plus élargie, plus nébuleuse, si on peut risquer cette image, du paysage. Le chapitre huit, « Singularisation, variation, lointain, est la réponse en miroir au premier chapitre. On ne regarde pas un paysage d’un belvédère ; on s‘y immerge à partir d’un « kiosque » dégagé des préoccupations ordinaires, on réalise, sans qu’il y ait un « quoi » : c’est la « connivence [6]». C’est le  « (v)ivre de paysage », la fin de l’exclusion, le monde de l’indistinct…présenté au dernier chapitre : «  la connivence ».

 

Si la perspective de la Renaissance et les peintures hollandaises ont, selon F. Jullien, séparé l’homme du paysage, l’abstraction, en tant que conséquence,  aurait achevé ce travail de disparition du paysage. C’est ce qu’il reproche à Cézanne[7], de la même façon qu’il considère que Stendhal, au début du Rouge et le Noir, manque la description du paysage, à la différence du lac de Côme dans la Chartreuse de Parme. L’ambition de François Jullien est de retrouver un art capable de renouer avec le paysage, de s’y fondre, sans aucune participation d’un moi législateur. Ainsi écrit-il que « vivre de paysage » a deux sens : vivre dans le paysage et vivre par le paysage. Pas de sagesse possible sans les deux arts que sont la poésie et la peinture auxquels il associe la musique à la fin du livre. Une peinture libérée de la prégnance de l’œil, qui nous condamne au point de vue ou à la composition mathématique. La peinture ne doit pas restituer l’harmonie, mais « le vivre », l’ « activation » du paysage. Paysage en chinois se dit « montagne-eaux ».  C’est la tension entre ces deux éléments que l’on retrouve dans tout paysage, et que l’artiste doit restituer dans une immédiateté fermée à toute pensée de la composition. Cette tension du vivre est la tension qui habite le sage, et qu’elle doit permettre de retrouver. Si le paysage crée une « émotion », mouvement plutôt qu’affect, cette émotion doit créer du paysage.. 

Se mettre à « l’écart », ce serait faire dissidence[8] avec une philosophie qui en est toujours restée à la position dominante du sujet spectateur et de l'objet, réduit à la passivité (chapitre 1), tenter d’en comprendre les raisons, parce que la philosophie européenne aurait, selon F. Jullien, conduit à une impasse quant à son projet initial, dont elle n’a pas cessé de s’éloigner et  qu’avaient bien compris Héraclite et Montaigne, une philosophie du  vivre, à ne pas confondre avec une philosophie de la vie, l’auteur ne poursuivant aucun vitalisme.

Pour cela, il s’installe, sans s’y « enliser », dans « l’écart » entre la pensée européenne et la pensée chinoise afin de réfléchir la première par la seconde et vice versa. Il faut de bons outils, écrit-il au chapitre 2, pour « entrer dans la pensée du paysage »[9]. Cette pensée des moyens en quête d’efficacité, a pour but de se « ressourcer » pour trouver la sagesse, comme le sourcier, écrit-il[10], à la recherche de sa source. La baguette pointe sur la source. Le sage de même pointe les évidences, et en montrant est incitatif. Cette source, cet outil c’est la Chine. À la différence de Leibniz, il ne s’agit pas de « donner un bon sens » à cette pensée.  Il s’agit de se tenir dans l’entre-deux de « l’écart », le « milieu »,  pour revivifier les concepts philosophiques, comprendre comment sortir de la séparation pour accéder à une véritable  « connivence » entre le paysage et l’homme, vivre de paysage. La  citation inaugurale de Leibniz est comme le résumé de cette différence fondamentale entre F. Jullien et cette tradition philosophique qu’il englobe dans l’expression « pensée européenne » qui n’a pas su selon lui, se dégager d’une ontologie figée, prise dans le discours de l’identité et la différence, c’est-à-dire dans « la logique de la séparation » dont l’origine se trouverait dans le primat donné à la vue, notamment chez Aristote. Leibniz écrit qu’il faut mettre cette pensée « dans le bon sens », sous-entendant qu’il faut résoudre la contradiction.  À cette logique, F. Jullien oppose celle de « l’appariement » qui ne résout pas les contradictions, mais les tient ensemble et les dissout dans « l’indistinct ». Tout l’ouvrage a ce refus de la séparation comme point fixe, focalisation, comme quoi il est sans doute difficile de se débarrasser des plis.

Que produit cet « écart » ? De nouveaux « concepts » du paysage, concepts qu’il précise être en mouvement. Il semble à le lire,  que le mouvement soit induit des métaphores et du jeu musical des variations qui échapperait ainsi à la forme discursive, incompatible avec son chemin. Le mot-image dès lors créerait la pensée, dans une reprise incessante pour échapper à la rigidité, ce qui explique la « répétition » au sens théâtral du terme des ouvrages de F. Jullien.

 Deux moments structurent le texte : un moment de déconstruction de la connaissance et un moment de découverte d’autres possibles par ce travail de l’image. Fidèle à la dualité à l’œuvre dans la pensée chinoise qu’il présente, l’auteur, par le choix de la présentation des   chapitres conserve l’opposition qui crée la tension libératrice de mouvement (contre la fixité du concept) et en même temps elle y crée de nouveaux concepts, montrant ainsi la puissance d’enfantement des contraires. Il ne s’agit pas ici de résoudre la contradiction mais de la dissoudre dans une sorte d’indistinct, réponse de F. Jullien à la méthode analytique et synthétique de Descartes. Éloge de l’indistinct.

Dans cet écart que constitue la pensée chinoise, les concepts admis comme évidents dans la pensée « européenne, forgée par l’héritage du Sophiste de Platon qui enseigna à distinguer puis à rassembler dans une composition tissée, et par les catégories d’Aristote universalisant, selon les propos de l’auteur, sa propre langue, le Grec, il explique que le langage est condition de la pensée, ce qui en soit n’est pas une idée novatrice. Ainsi le paysage dans les deux langues n’a pas du tout la même signification. Habiter un paysage n’est pas possible dans la langue française par exemple. Il en donne la définition selon le dictionnaire, au premier chapitre, « la partie d’un pays que la nature présente à un observateur ». Il met au jour le parti pris de cette définition, à savoir une séparation fondamentale entre le sujet et le paysage, qui aboutit au privilège de la représentation et de la mimésis, nullement l’idée d’une « connivence », mais la valorisation de la séparation.

Le texte enfantera dès lors un nouveau « concept » remplaçant celui de représentation et de mimésis dans la peinture. La circulation, la tension, le vent, remplaceront le concept de perspective, responsable de la disparition du paysage depuis son apparition furtive à la fenêtre, pour totalement disparaître dans l’abstraction.  .

 

En finir avec l’ontologie du pli, cette pensée « européenne » prise au piège du regard d’un sujet qui tantôt se fait objectivation et représentation du réel, tantôt subjectivité, expression du réel,  confortant par ce couple sujet-objet, une pensée ontologique plaçant l’homme au cœur de la connaissance et de la perception : tel est le sens de « l’écart » que François Jullien prend avec la philosophie.

Toutefois se pose une question sans réponse dans l’ouvrage, conséquence directe de cette pensée du paysage : si l’indistinct doit se substituer à la séparation, ne se pose plus alors la question éthique ou politique dans le rapport à l’autre, ce rapport devenant aussi indistinct. La question du « vivre » oublie celle du « bien vivre » qui était aussi celle de Montaigne. Jullien se défend de tout relativisme, mais la disparition de l’homme dans le paysage a de quoi étonner. Oui, mais, répondra-t-il, l’étonnement et le désir n’ont pas de place dans la pensée chinoise, de la même façon que le verbe être n’y figure pas rendant ainsi impensable toute ontologie. On parle, écrit F. Jullien « de paysage culturel, intellectuel, politique [11]». Rapide référence au politique, rapide peut-être parce qu’on touche là aux limites de cette « prise », ce « biais » qu’est la Chine, et qui est ici  « l’impensé » du livre : se fondre dans le paysage c’est aussi se fondre dans le paysage politique. Ne pas penser la liberté, accepter la soumission.

La Chine ne connait pas l’ontologie. Elle ignore aussi la liberté

 

Maryse Emel.



[1] Discours sur la théologie naturelle des Chinois, Lettre à M. de Rémond, chapitre 1.

[2] Cette étrange idée du beau, 2010, Grasset poche, p.10.

[3] P. 213.

[4] Avertissement,  p. 10.

[5] P. 242.

[6] Pp. 238-240.

[7] P. 68 : « Cézanne aussi ne le sait-il ou plutôt ne le fait-il pas ? »

[8] p.149

[9] p.43

[10] p.12

[11] p.52