Olivier GRENOUILLEAU, Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale. Paris (Gallimard, nrf, bibliothèque des histoires), 2014 Lu par Miguel Karm


Chers lecteurs, chères lectrices, 

 

Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions. 

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Olivier Grenouilleau, Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale. Paris (Gallimard, nrf, bibliothèque des histoires), 2014 Lu par Miguel Karm

Qu’est-ce que l’historien moderne peut apporter à la question centrale de l’esclavage, qui puisse utilement être convoqué pour instruire et nourrir la discussion philosophique, être mis en comparaison avec les analyses et problématiques des auteurs ou des doctrines classiques ? L’intérêt du dernier livre d’Olivier Grenouilleau, spécialiste de ces questions qui s’était fait connaître par Les traites négrières (2004), est de présenter une synthèse transversale étayée sur un très grand nombre de références et de travaux. Mieux : l’histoire des représentations comme la description des faits débouchent sur une enquête explicite visant à dégager l’essencespécifique de l’esclavage, qui soit commune à ses nombreuses variétés. D’où le titre : Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale.

La question est posée d’emblée, dans une optique certes non neutre, mais méthodiquement rigoureuse, puisque l’Introduction (« Définir l’esclavage : pour le penser et le combattre ») interroge : « Comment en effet analyser un objet si on ne sait pas en quoi il consiste ? » (p. 11). La conclusion enfoncera le clou : « il n’est plus possible de multiplier les travaux sur l’esclavage sans se poser la question de sa définition même » (p. 403).Nous pensons que le philosophe, et le professeur, qu’il traite des figures du maître et de l’esclave, questionne la servitude (en général) de l’Antiquité à nos jours, qu’il convoque l’histoire et les textes ou réponde aux multiples interrogations sur ce sujet sensible et controversé, retirera de cette lecture une compétence substantielle.

L’introduction indique les écueils : un relativisme culturel insinuant que l’esclavage ne serait pas condamnable partout et tout le temps ; ou la surestimation de ses disparités, qui déclarerait le phénomène insaisissable. À l’inverse, pour d’autres, il serait malvenu de vouloir rendre intelligible « une institution aussi affreuse ». « Bons sentiments et jugements moraux ne suffisent pas » : il importe plutôt de « s’efforcer de comprendre » ce qui a pu favoriser une pratique si fréquente, pourquoi elle s’est imposée et comment elle a pu être acceptée (p. 12). C’est, conformément à l’exigence rationnelle, une enquête en recherche de définition, et de « conceptualisation » (à la suite de M. Finley), qui assume la catégorie d’esclavage en général. Dégageant des axes comparatifs de cette synthèse « globale » dans le but d’étayer une « théorie générale de l’esclavage », l’auteur s’emploie à réfuter une série de méprises, de confusions et d’images trompeuses, chacune faisant l’objet d’une discussions documentée, offrant ainsi un ensemble d’argumentations particulièrement serrées.

Le projet rencontre aussitôt des problèmes de typologie. Dans quel ordre situer le phénomène ? Il concerne d’abord la classification des modes de production, relève du travail forcé fondé comme lui sur une contrainte extra-économique. Quelle est sa place dans la série des « formes d’exploitation de l’homme par l’homme » ? Mais méfions-nous des usages rhétoriques, hyperboliques et improprement extensifs de la notion d’esclavage (social, psychologique, moral) : « disons-le nettement : toute forme d’exploitation de l’homme ou de dépendance n’est pas forcément assimilable à l’esclavage » (p. 15). La difficulté vient de ce qu’on ne peut l’enfermer dans un seul critère. Il n’est pas réductible à l’économique ou à la production rentable, ni à la seule volonté de dominer, ni à ses formes juridiquement codifiées, ni à la seule idée de « mort sociale ». Car la dimension éthique est toujours présente : la société concernée rencontre la question de la légitimité de sa pratique de l’esclavage, et produit une réflexion visant à le justifier (ou à le disqualifier), renvoyant, selon les termes de Max Weber, à des « représentations du monde fondées en valeur » (p. 22). C’est ainsi relativement à l’histoire des différentes « éthiques » (au sens sociologique) qu’il faut en rendre compte. Si « toute forme d’esclavage constitue une atteinte intolérable aux droits élémentaires de tout homme », cette seule condamnation, relevant d’une « éthique » bien déterminée, ne suffit ni à comprendre le phénomène, ni à régler les autres débats (quant à son utilité, ses rapports avec la « civilisation », le « progrès », la modernité, etc.).

 La Première Partie (« Miroirs déformants ») propose, par « déconstruction », une histoire critique de diverses représentations de l’esclavage, autant de déclinaisons de « l’ambiguïté primordiale » qui mêle des considérations tantôt « morales et spirituelles », tantôt économiques et « sociologiques ». L’auteur rappelle que la capture par la guerre, la chasse ou le rapt fut considérée comme mode d’acquisition noble, valeureux et légitime (p. 23-34, et 255-256). Les justifications dans les « éthiques traditionnelles » (de l’Antiquité, du christianisme, au Proche-Orient, en Afrique), revues par les théologiens, combinaient trois motifs : l’esclavage est fondé en nature, il s’impose aux hommes comme un mal nécessaire ou même juste, mais il est à l’origine d’une œuvre de progrès et même d’humanisation des sociétés. Le XVIIIe siècle accomplit le renversement de cette perspective (« L’esclavage dans les éthiques critiques ») : la naissance de l’abolitionnisme est contemporain d’une redéfinition négative de la servitude, posée comme contraire à la nature et aux lois naturelles, aux vrais principes divins, au progrès (p. 35). Dès lors, dans les « Éthiques contemporaines » (p. 45), on assiste à l’extension croissante de l’application du terme d’esclavage, autour de trois axes, qui deviennent cependant problématiques. (1) La conception moderne est solidaire de la construction des droits de l’Homme à partir du principe de Liberté (les premiers droits sont la liberté et la propriété de soi-même) : « désormais, ce sont les droits universels attachés à l’individu qui définissent son humanité. Remettre en cause les premiers, notamment la liberté, revient à nier la seconde » (p. 58) – mais alors quid de l’humanité de l’esclave ? (2) On tend à assimiler toutes les formes de dépendance à l’asservissement. Mais alors : « On est libre ou l’on est esclave, l’entre-deux devient une sorte d’impensé » (p. 46). (3) Le terme devient synonyme de toute exploitation en général.

- L’accusation de déshumanisation. La critique de la domination illégitime devient un des marqueurs de l'« éthique » moderne. La référence (partielle) à quelques grands auteurs, Hobbes (Léviathan) et Locke (Traité du Gouvernement civil, chap. III) (p. 48 sq.) relève rapidement leurs positions : la servitude n’est pas naturelle, et dans la société civile, même celle qui procède de la guerre n’est pas légitime. Témoin remarquable de la nouvelle matrice émancipatrice, l’article « Esclavage » (Jaucourt) de L’Encyclopédie, promeut des formules frappantes : « Tous les hommes naissent libres », « la nature les avait fait tous égaux » ; mais on s’en écarta et la servitude s’introduisit « par degrés » : le pauvre se vendit au riche, « la loi du plus fort, le droit de la guerre injurieux à la nature » imposèrent l’asservissement. Ainsi, « quelque abstraite qu’elle puisse être, la théorie du contrat a une conséquence importante » : la servitude et ses figures apparaissent désormais contraires au droit naturel, à la liberté civile, à tout droit possible.

L’esclavage mis hors jeu dans la doctrine, les principes des abolitionnistes se radicalisent à partir de la fin du XVIIIe, montrant le chemin parcouru en un siècle. Des moments font date (p.58-60), dans le droit international en construction, plus en pointe que les droits nationaux, dès le Congres de Vienne en 1815, jusqu’à l’acte de Berlin (1885) et la Convention de Bruxelles (1895). Il ne faut pas confondre expansion coloniale ou même colonialisme avec esclavage.

- La dénonciation de l’exploitation. Au XIXe s’y ajoute la condamnation de l’exploitation extrême de travailleurs forcés réduits à l’état de bêtes de somme et de machines. « C’est à ce moment précis que se complexifie la définition éthique occidentale de l’esclavage » (p. 57), ce qui ne va passans introduire une série de confusionsEn effet, parallèles àla montéedelaquestionsociale, les débats sur la traite et l’abolition rapprochent la figure de l’esclave de celles du prolétaire et du pauvre. On réduit l’esclave au travailleur, on se représente les ouvriers comme de nouveaux esclaves, avec pour point commun l’exploitation d’un instrument de travail humain (Lamennais, De l’esclavage moderne, 1839). Évolution lourde de conséquences, « puisqu’il devient alors de plus en plus difficile de comprendre la multitude des autres tâches apparemment "improductives", conférées aux esclaves » (p. 58). Or l’état de servitude ne se résume pas à cette question des conditionsdevie, mais doit inclure la violence intrinsèque de sa sujétion. Ce qui fait que l’ouvrier libre, quoiqu’exploité de manière révoltante, n’est pas un esclave. On voit ici deux « prismes » trompeurs qui font croire que toute atteinte à la liberté serait esclavage, et que la mise en servitude n’aurait qu’une fonction d’exploitation économique. Mais alors, la graduation des types multiples de dépendance, comme la complexité des formes de servitude nous échappent.

L’esclave comme le prolétaire ne sont-ils pas des pauvres ? Nouvelle confusion. De même, on a admis une proximité entre l’esclave et le domestique, en particulier le gagé domestique (mis à disposition, dans une dépendance « d’homme à homme »), autorisant l’idée d’un rapport de servitude dans sa généralité entre maître et « serviteur ». Pour Furetière déjà, être de condition servile signifiait « être né valet ou esclave ». Or on ne peut définir la servitude à partir de conditions d’existence. Contre ces « ambiguïtés certaines » s’inscrit la déconstruction de la notion d’« esclavage domestique » (p. 85-96 sq.), dont l’idéalisation vise « à légitimer pour soi et les autres des systèmes esclavagistes donnés » (p. 100). Par définition « possédé » par son maître, l’esclave « domestique » n’est pas nécessairement moins exploité ou moins « forcé » que les autres, son statut reste celui d’un « bien », « propriété » qui peut être mis en circulation, vendu ou acheté (p. 99). Les premiers chapitres ont le mérite de désigner ces « prismes déformants ».

La Partie II : Éléments de définition, fournit une analyse conceptuelle appuyée sur un éventail d’exemples historiques. Trois traits essentiels se déploient.

 1) Étrangeté et extranéité. Dans une approche quasi « phénoménologique », l’auteur montre d’abord que dans tous les cas, l’esclave est un « autre » (p. 163), qu’il soit d’abord perçu comme tel ou transformé en un autre. Conséquence : la forme de l’« extranéité », la non appartenance à la communauté de référence, l’exclusion fondée sur toutes sortes de séparations, en résultent directement. La dépossession de liens généalogiques, côté ascendants comme côté de ses descendants, l’isole et le rend d’autant plus dissemblable.

Parce qu’il est un « autre », l’esclave est un homme possédé par son maître comme une chose. Tel est le trait essentiel qui seul peut permettre d’identifier spécifiquement ce statut et de le distinguer de toute autre forme d’infériorisation humaine ou sociale. Cette « essence » de l’esclavage a pourtant difficilement été reconnue comme telle, du fait de la confusion entre dépendant et esclave, et de la fausse antinomie entre liberté absolue ou servitude totale. Ce critère permet de mettre en perspective les données, et d’énoncer l’énigme centrale des causes et mécanismes de cet asservissement. Est-il dû à des origines externes, ou à des processus internes ? Olivier Grenouilleau soutient en même temps que, l’esclave étant toujours un « étranger » à la communauté des maîtres, il n’y aurait pas de véritable « esclavage interne » (p. 164 sq.) ; mais qu’entre libre et servile on trouve une gradation de sujétions intermédiaires qui peuvent se chevaucher. On mettra en balance plusieurs sortes de pratiques. D’une part les captures du fait de guerres, de razzias, du rapt, bref la violence. Et d’autre part les effets de la misère et de l’insolvabilité, produisant l’asservissement pour dettes et l’aliénation des personnes. Entre les deux, la coercition légale : les règles, coutumes ou décisions judiciaires qui fixent des peines et statuent sur le sort de condamnés mais aussi d’étrangers et d’exclus. Exposition des enfants (qui ne pouvaient faire valoir une origine libre, filles en majorité), naissances internes à la population servile, ventes de soi, commerce, guerres, répression des troubles locaux (assimilés à de la guerre contre des ennemis intérieurs) et peines judiciaires (les condamnés à la servitude, ou aux travaux forcés, devenaient serui poenae, « esclaves de leur propre peine »), piraterie et brigandage… : tel serait pour P. Veyne l’ordre d’importance des apports en esclaves sous l’empire romain (p. 318).

L’étude transversale et comparative de facteurs culturels rajoute de la complexité. La religion a fourni des justifications et même des règles codifiées pour l’asservissement, ou véhicule des facteurs très permissifs (p. 184-185). L’esclave subit la sanction qui frappe le non coreligionnaire, l’infidèle, l’impie ou le païen. À l’inverse, la comparaison des monothéismes montre des positions différentes concernant l’esclavage des coreligionnaires. Chez les Hébreux, c’est le « oui mais ». Pour l’Islam, certes le Coran ne permet pas de réduire en servitude un musulman. « Les seules sources légitimes (à défaut d’être de fait, razzias, rapts et autres formes de guerre fournirent en effet de nombreux esclaves) de l’esclavage étaient ici la naissance, la captivité ou le djihad entrepris dans le but de consolider ou d’étendre la loi islamique » (p. 172). En pratique c’est donc un « non mais », car permissif à l’encontre des populations noires durablement dévalorisées quoique progressivement converties. Aussi, « l’Afrique noire, islamisée ou non, constitua-t-elle l’un des réservoirs à esclaves du monde musulman, avec l’Europe occidentale et les pays slaves » (p. 185). Dans la chrétienté, où on est amené à ne plus accepter l’asservissement de chrétiens (des pages éclairent l’action de l’empire byzantin sur les juifs possédant des esclaves, et pour le rachat de ses captifs), c’est un « non » de plus en plus absolu. En Europe occidentale, l’idée de chrétienté puis la formation des États-nation rendent de moins en moins acceptable la servitude interne. L’idée de liberté, d’abord obtenue comme ensemble d’avantages et de franchises dérogatoires au droit commun bénéficiant à un petit nombre de corps (ou de villes), devient la conception d’une liberté de l’individu doté de droits propres, dans son universalité. En Occident, la tendance à rendre illégitimes les formes d’esclavage « internes » fut un phénomène majeur, original dans sa dimension universaliste, profond et durable (p. 173).

Cependant, le principe d’extranéité produit une contre-tendance lourde. Si rejet dans la barbarie, discriminations ou ségrégations ne suffisent pas pour parler de racisme, le recrutement des esclaves dans des populations perçues comme inférieures par nature nourrit un « protoracisme » (Michel Wieworka) envers les étrangers, ou les groupes les plus bas, et les soumet à l’avilissement (Russie médiévale, monde viking de l’Angleterre au XIe, Afrique subsaharienne précoloniale). Pour O. Grenouilleau, on peut parler de racisme quand une différence (physique, culturelle, sociale…) devient « signe d’une infériorité dite "naturelle" » et irrémédiable, légitimant que des individus soient « dépossédés d’eux-mêmes » (p. 189). 2) Comment rendre compte de ce type d’appropriation indue ? Et que « rapporte »-t-elle ? (« Propriété, possession, utilité »,chap. 5). Sur quoi porte la prise de possession ? Examinant le droit international contemporain, l’auteur s’interroge sur les critères à retenir. L’aliénabilité juridique ? Le travail forcé, nouant l’aspect économiquedu labeur et celui de la négation de la liberté ? Or c’est la personne même tout entière qui est prise. L’esclavage institue, dans un statut héréditaire, le pouvoir absolu du maître sur le sort de celui qu’il « possède » totalement, et ne s’appartient plus. Les écrits anciens voyaient souvent plus justes. L’Encyclopédie le définissait ainsi comme l’« établissement d’un droit fondé sur la force, lequel rend un homme tellement propre à un autre homme, qu’il est maître absolu de sa vie, de ses biens et de sa liberté »(p. 199).

- La question de l’utilité de l’esclavage (« De la possession et de son utilité ») ne peut se limiter à l’aspect « économique » de ce mode de production. Certes, un tableau comparatif (p. 210 sq.) des divers types de soumission, mesurés selon différents critères, permet de cerner ses « avantages relatifs » . Mais son utilité ne se limite pas au seul profit tiré de la production, et l’extorsion du travail n’épuise pas l’ensemble de la domination. Ce qui conduit l’historien à s’inspirer d’autres sciences sociales. La démarche compréhensive, plutôt que de poser des chaînes de causalité linéaire, préfère « comprendre comment les hommes du passé percevaient le monde et le sens qu’ils attribuaient à leurs actions ». Et si on élargit le concept d’utilité (défini par Max Weber : les chances d’utilisation présente ou futures de « biens », et les prestations qui en résultent) à la sphère de la compétition entre agents sociaux, on verra mieux ce qu’est l’esclave et les rôles qu’il joue : fournir un travail, servir comme domestique, ou soldat, être instrument de prestige, de reproduction ; c’est un moyen relativement souple d’investir et de « truster », sur des hommes ou des femmes, divers « capitaux », économiques, symboliques, culturels, politiques, démographiques…  Parmi les avantages que le maître retire de l’esclave figurel’amplification de son pouvoir. Fonction portée à son sommet dans « l’esclavage d’État », où le souverain devient lui-même propriétaire d’hommes : esclaves fonctionnaires (Cités antiques, empire romain à partir d’Auguste), corps d’esclaves soldats (monde musulman, Proche-Orient, Afrique, Mamelouks et Janissaires de l'empire Ottoman, Inde des Moghols…). Possession exclusive de son maître, « l’esclave lui est toujours utile, quelle que soit la tâche lui étant confiée ». C’est le second élément définissant cette relation d’homme à homme (p. 241).

3) Mais, troisième caractéristique : « L’esclave est un homme en sursis », sur un mode contradictoire et problématique (chap. 6).Les contradictions des discours et des pratiques se situent bien sûr dans « le fait de rejeter l’esclave hors du monde des autres hommes tout en le reconnaissant, néanmoins, et simultanément, comme un homme à part entière » (p. 244). La « métamorphose » de l’esclave crée « un être dédoublé, homme et bête à la fois » (p. 263). Retenons trois critères de l’humanité : l’homme est un être social, qui appartient au monde de la culture (donc socialement et culturellement sexué), et qui ne se réduit pas à un simple corps. Trois signes d’appartenance qu’on dénie dans « l’aliénation ». Partout « rejeté de l’humanité » (p. 245), « dépouillé de ses attributs essentiels », l’esclave subit « un double processus de domestication et de réification ». Mais « l’esclave demeure néanmoins un homme ». D’abord dans les doctrines (p. 264 sq.) comme celles des stoïciens puis des chrétiens lui attribuant « âme » et statut de personne humaine, question reprise et tranchée bien plus tard en faveur des Amérindiens suite à la célèbre controverse de Valladolid (1550-1551). Sur la question de l’appartenance à l’humanité, l’auteur affirme : « Elle ne fut pas posée à propos de l’esclavage des Noirs aux Amériques, tout simplement parce qu’elle allait de soi, et que l’un des alibis de ce trafic consistait à dire qu’il était le seul moyen de christianiser des païens, et par conséquent, de sauver leur âme ». « On pourrait ajouter que toutes les religions reconnaissent l’humanité de l’esclave » (il demeure un homme au regard des « lois divines »), même et y compris lorsqu’elles fournissent des arguments susceptibles de légitimer l’esclavage (p. 264).

Le droit se retrouve dans le même cas. Le code d’Hammourabi (1793-1750 av. J.-C.), traitait déjà des esclaves pour le royaume de Babylone. Mais le fait qu’à Rome, l’esclave était défini comme res, ne signifie rien d’autre qu’il était objet et non sujet de droit, du seul point de vue juridique, et ne s’oppose pas, dans la sémantique latine, au caractère humain. « Les hommes sont libres ou esclaves » écrit, à titre de summa divisio, le juriste romain Gaius à la fin du IIe siècle (p. 269).La possibilité de pouvoir gagner leur liberté, les résistances au processus de déshumanisation, l’accès à des pratiques religieuses, comme les méthodes de « gouvernement » destinées à légitimer l’obligation d’obéir, visant à civiliser les esclaves et à leur inculquer des devoirs, témoignent de cette ambivalence. Si l’assimilation à l’objet ou à l’animal devient fiction intenable, ils pouvaient être décrits, par les mêmes personnes, « comme étant des hommes susceptibles d’être considérés comme des choses et des animaux » (p. 273). La valeur d’un esclave en tant que propriété réside dans le fait qu’il est une personne, mais sa valeur en tant que personne tient dans son statut qui le définit comme propriété (Talcott Parson, cité p. 275). « Homme frontière », l’esclave conduit à poser la question de la manière de percevoir la liberté et l’humanité – et d’en changer les conceptions.

La Troisième Partie (« Dynamiques ») traite de problèmes plus ambitieux : l’origine et les transformations des sociétés esclavagistes, leur reproduction, la régulation de leurs contradictions, les différentes « sortie du système » (affranchissement, résistances des asservis, action des abolitionnistes…). Mais les questions fondamentales et récurrentes restent irréductibles. - La question des origines historiques de l’esclavage. Comment devient-il un mode de production dominant ? L’auteur, dans une approche fonctionnaliste, transitionnelle, historique et sociologique, dit s’écarter des « interprétations » philosophiques (les savants ne recourent plus aux hypothèses des auteurs du XVIIIe) ; mais c’est pour retrouver l’énigme de l’origine : « l’apparition de l’esclavage reste assez généralement perçue à travers l’idée d’une transition (…) entre un avant et une entrée dans l’histoire s’effectuant sur un mode tragique » (« Et les hommes inventèrent l’esclavage », p. 290-291). Et pour avouer : « La solution du problème des origines de l’esclavage gît encore dans une combinatoire à déchiffrer » (p. 297) !

Puisque « l’affaire est loin d’être résolue », elle revient sous de nouvelles questions. L’esclavage existe-t-il depuis les sociétés néolithiques et l’apparition de monopoles du pouvoir ? A-t-il été introduit par les premiers grands États ou les aurait-il précédé ? L’auteur préfère parler de « conditions permissives » à son émergence (p. 294), qui font ressortir une double inégalité. Inégalité interne de sociétés hiérarchisées, où il devient possible d’accumuler des surplus, où des élites s’en approprient une partie pour établir d’importantes différences sociales (sociétés néolithiques, sociétés « à greniers » d’Afrique subsaharienne, sociétés de pêcheurs de la côte nord ouest du Pacifique américain…). Inégalités externes, démographiques, organisationnelles, militaires : elles donnent la possibilité à certains groupes d’en exploiter d’autres et de s’y fournir en esclaves, directement par la force, ou par la pratique des tributs (p. 295). Surplus et inégalités qui trouveront un débouché avec l’échange marchand [note 1].

- Comment naît une société esclavagiste ? (p. 298). L’analyse compare différents cas de figure. La discussion des thèses « politiques » de Finley montre que pour les Cités antiques comme Athènes, le commerce apparaît tout aussi important que la guerre. On y voit la nouveauté d’esclaves désormais acquis à prix d’argent (les habitants de Chios auraient été les premiers à le faire). La position dominante des cités Grecques les fait profiter de cette disponibilité en captifs achetés, rendant possible la libération des asservis pour dette.

Le deuxième cas concerne les origines de l’esclavage dans les Amériques modernes. Là où les thèses dominantes sont « économiques », l’auteur des Traites négrières est attentif à la disparité des facteurs : « Loin d’avoir été inéluctable, l’essor de l’esclavage colonial américain résulta en effet d’une série de choix et de l’imbrication de logiques différentes » (p. 303). Rien ne permet de prévoir un commerce d’humains vers le nouveau Monde lorsque les premiers captifs africains sont razziés en 1441 par les Portugais, qui recherchent une route vers l’Inde par le sud et tentent de se faire des intermédiaires dans un commerce interafricain d’esclaves pour obtenir des épices et de l’or. C’est ensuite que sont apparues la découverte du Nouveau monde puis l’exploitation de vastes étendues, enfin le système des grandes plantations. « à la demande américaine en main-d’œuvre répondit une offre africaine en esclaves suffisante », alors que les Européens n’avaient ni la volonté ni la capacité de coloniser l’Afrique (p. 304-305). On peut faire ressortir un « triangle d’intérêts » : États mercantilistes qui développent les plantations, colons qui investissent dans les esclaves, négociants et armateurs d’Europe maîtrisant le commerce triangulaire. Le bilan humain n’en reste pas moins accablant ! [note 2] L’histoire comparée permet d’isoler deux autres moments semblables : la formation d’un empire commercial en Afrique de l’est dans la seconde moitié du XIXe, quand négociants et négriers de Zanzibar pénétrèrent très loin à l ’intérieur du continent pour y prendre de l’ivoire et des esclaves devenus indispensables à l’économie de plantation de l’île ; à la même époque, plusieurs « royaumes » ou califats d’Afrique occidentale se sont tournés vers l’agriculture de plantation, et l’utilisation massive de travailleurs serviles, alimentée par des guerres internes.

- Comment définir une « société esclavagiste » et la distinguer d’une « société à esclaves » ? (p. 306 sq.). Quand elle recourt à leur usage massif ? C’est tout le problème de l’histoire quantitative [note 3]. Il faut évaluer leur rôle, l’ampleur du phénomène, les facteurs culturels, les procédés de légitimation, la composante centrale de la représentation. D’où les trois critères d’une société esclavagiste (p. 312) : 1) quand l’esclavage, expressément institué (dans le droit, les mœurs, les coutumes, la culture…), associé à une idéologie discriminante n’est pas remis en cause (même s’il est discuté ou « critiqué »). 2) Là où son utilité, quelle qu’elle soit, est perçue comme nécessaire. 3) Quand, par suite, il se diffuse largement (dans les structures sociales, les activités, la population), et devient un système à large échelle ; enraciné dans la société, il détermine en partie la manière dont ses membres se définissent. Une société esclavagiste se représente et se pense comme telle [avec le risque de sous-estimer les systèmes qui reposent sur la mauvaise foi et l’inconscience d’eux-mêmes].

 - Comment un système esclavagiste peut-il se reproduire ? (chap. 8). Dans ce cadre, tout en reconnaissant leur complexité, la critique des limites des pratiques d'affranchissement, l'analyse de la fonction « systémique » de ces « sorties » participant de la reproduction du système (p. 337-338), et le décryptage du paternalisme comme mystification de l’aliénation, n’étonneront pas le lecteur des penseurs modernes. Le chapitre 9 enfin confronte les « résistances des esclaves » et les cheminements des abolitionnismes, menant à la « fin des sociétés esclavagistes » (p. 358 sq.).

- Comment peut disparaître l’esclavage ? A-t-il lentement décliné à la fin de l’Antiquité ? Rien n’est moins sûr ! On observe au contraire les réactivations des liens de dépendance et de domination (p. 386-387). Plus : l’esclavage a retrouvé une nouvelle vigueur à partir du V° siècle, dans les royaumes barbares, qui imposent un ensemble de « lois » particulièrement rigoureuses, il aurait connu son « apogée » en Europe dans les siècles suivants, suite aux guerres menées comme des chasses à l’homme. Il persistera jusqu’à la fin du moyen Âge dans l’Europe méditerranéenne. « Pendant trois siècles [1200-1500], Espagnols et Italiens furent ainsi impliqués dans un trafic à grande échelle » (p. 389), qui importait des captifs (orientaux, balkaniques, « slaves »). D’où la question d’un transfert des pratiques esclavagistes de la Méditerranée vers les îles et possessions ibériques (dès 1460) ; illustrant la facilité avec laquelle le phénomène peut se redéfinir ou se reconvertir et non disparaître !

 à l’inverse, oscillant entre le « mythe de l’esclave docile » et le « cliché de l’esclave résistant », la question de la réalité des formes d’opposition ne reçoit pas de réponse évidente. Plus encore : les hommes asservis furent-ils les seuls principaux acteurs de leur émancipation ?

Certes, toute résistance témoignent d’un début de libération du « carcan idéologique » de la domination (p. 362). Mais le fait est que les multiples actes de refus et de rejet, parfois très effectifs (empoisonnements, incendies…), « n’ont jamais directement conduit à des sorties du système », ni individuelle, ni collective. Surtout : la révolte apparaît comme une forme de rébellion exceptionnelle, et périlleuse. Pour l’ensemble des Amériques, les révoltes susceptibles de remettre en cause le système esclavagiste restent peu nombreuses. « De plus, toutes ont échoué » (p. 369). Sauf celle de Saint-Domingue qui conduisit à l’instauration de la République d’Haïti en 1804, et qui fait ici l’objet d’un abrégé très précis et très documenté (p. 375 sq.). Par ailleurs, fuites et formation de communautés de fugitifs peuvent s’accompagner de la reproduction en leur sein de rapports de servitude. On ne peut confondre résistances ou révoltes et anti-esclavagisme. Ce qui pose le problème de l’invention d’alternatives à l’esclavage. Le seul moyen d’en finir avec l’esclavage consiste à l’abolir. « C’est ce qui s’est passé au XIXe siècle à la suite de l’émergence d’un mouvement abolitionniste international » (p. 390). Né de la convergence d’un mouvement philosophique et politique, d’un courant humanitaire moral ou religieux et d’un pragmatisme utilitariste, la teneur du projet s’avère d’une nouveauté radicale : mettre un terme au système esclavagiste en tant que tel, l’effacer du droit positif, ce qui, malgré les remises en cause par les théories anciennes du droit naturel, n’avait jamais été assumé. Mais en même temps, dans le débat entre « immédiatisme » et « gradualisme », c’est un programme « réformiste abolitionniste » qui s’est globalement imposé, avec des propositions de sortie progressive par étapes, mues par différents motifs. Dans la majorité des cas, le processus mis en œuvre ne fut pas subversif, se présenta selon la thématique du don de liberté, et fut opéré par des procédures législatives. « Il fut le fait d’États imposant l’abolition à des esclavagistes » (p. 396), légiférant de l’extérieur sur des sociétés qu’ils contraignent à changer, y compris par la guerre (guerre de Sécession). Ou de manière plus ambiguë en Afrique subsaharienne, par des puissances coloniales recourant à d’autres méthodes évidemment contestables. On trouve aussi des États décidant l’abolition de manière interne, sous l’influence des idées occidentales (Amérique latine), ou en dehors d’elles (Iran).

 Enfin la Conclusion (p. 399 sq.), sur un ton plus personnel, résume l’ensemble de la démarche et du propos (« Je souhaitais une définition de l’esclavage moins théorique que pratique, centrée sur la personne même de l’esclave » -p. 403). Quelques belles pages, limpides, reprennent l’essentiel des analyses, et apportent les dernières précisions et clarifications méthodologiques.

 Appréciation. On l’a compris : cette « Introduction à une histoire mondiale de l’esclavage » met à disposition une somme de ressources considérable, et propose un parcours conceptuel, historique et intellectuel qui renouvelle l’éclairage et promeut des analyses étayées qu’il paraît difficile d’ignorer. On trouvera son complément dans le Dictionnaire des esclavages (dirigé par Olivier Pétré-Grenouilleau, éd. Larousse).

Ce que nous apporte l’historien ne peut faire oublier les questions décisives qui restent non résolues. Malgré son caractère très répandu, il y a une difficulté à comprendre l’engendrement de l’esclavage dans les sociétés inégalitaires. Sa solidarité avec la traduction marchande et juridique de la richesse et du pouvoir, par l’appropriation d’autres hommes, s’impose de manière tragique, qui interpelle nécessairement.

À ce titre, on regrettera l’absence, peu compréhensible à notre sens, de certains auteurs philosophiques, notamment Hegel. Et surtout l’insuffisance de la référence à Rousseau (on a discuté la diffusion de ses écrits - mais pas sa notoriété !). Nous retirons au contraire de cette lecture une confirmation de la pertinence hors pair de la pensée politique et morale du philosophe de Genève, dont les positions fondamentales trouvent une validation d’ensemble – mais sans qu’on s’en souvienne ici ! Alors, on peut et il faut certainement relire sans complexe Hobbes, Locke, et Rousseau, Hegel, ou Marx. Leurs œuvres, leur pertinence et leur puissance d’analyse sortent comme revigorées, et leur intérêt relancé, par cette vaste synthèse historique.

 * Nous nous sommes permis quelques rares précisions et commentaires, notées [entre crochets].

[note 1] Citant É. Benvéniste, l’auteur rappelle comment « avoir une valeur » a d’abord signifié représenter le bénéfice ou « le prix qu’un homme procure par sa vente à celui qui, de droit le possède par fait de guerre » (E. B.). Dans un contexte où se dégagent les notions d’achat, de rachat, de louage, de vente et de valeur marchande, « l’homme susceptible d’être mis en vente » apparaît comme un bien par excellence (p. 295). « Aux origines du marché moderne […], figure ainsi l’une des formes sans doute les plus extrêmes de violence, à savoir le commerce des êtres humains » (p. 265-296). « Ces conditions permissives sont seulement pour partie économiques » : l’altérité de l’esclave suppose des facteurs culturels et politiques (pour convertir un avantage de fait en pouvoir juridique sur une personne).

 [note 2] « C’est ainsi un certain type de capitalisme commercial dans le cadre d’un système monopoliste réglementé […], de concert avec des élites africaines négrières et des milieux maritimes européens attachés au principe de la libre association des capitaux, qui conduit à la déportation, jusqu’en 1860, d’environ douze millions d’Africains vers les Amériques » (p. 305).

 [note 3] Souvent incertains, les décomptes restent pourtant saisissants : les serviles constituaient de 13 à 35% de la population en Mésopotamie et dans l’Égypte antique, entre 20% et 50% dans la plupart des Cités antiques, ou dans l’Italie sous Auguste. Même proportion dans l’Afrique pré-coloniale (« Au début du XXe siècle l’Afrique occidentale aurait ainsi compté plus d’esclaves que l’ensemble des Amériques n’en eut jamais à aucun moment de son histoire », p. 308). En Amérique, près de 30% de la population au Brésil, dans les États du vieux Sud avant la guerre de sécession, environ 70% dans les Caraïbes, plus encore dans les îles françaises et anglaises !

                                                                                                                                                                                                           Miguel Karm