La violence de l’humanisme. Pourquoi nous faut-il persécuter les animaux ?, Patrice Rouget, Calmann-Lévy, 2014. Lu par Anaïs Bourgeois

Les tourments que l’homme fait endurer aux animaux par ses pratiques d’exploitation sont évoqués par P. Rouget (« enfer permanent », p. 128) pour faire surgir de façon radicale la nécessité idéologique qui les sous-tend (« pourquoi nous faut-il persécuter les animaux ? »). Le besoin de séparation jugé essentiel par l'homme qui s'autodécrète supérieur au reste de la nature s'accomplit dans l'humanisme métaphysique. Les animaux deviennent ipso facto les victimes impuissantes de ce coup de force ; en effet, pour asseoir cette prétendue supériorité ontologique, il faut accuser la différence en les niant en tant que sujets et en les réduisant à leur utilité pour l'homme.

L'humanisme métaphysique et le processus industriel, structurellement articulés, se renforcent mutuellement pour entériner chacun dans leur ordre (conceptuel, idéologique pour le premier et réel, fonctionnel pour le second) cette rupture avec la nature. P. Rouget étudie successivement l'humanisme métaphysique, justification idéologique de l'exploitation et le processus industriel, son bras armé qui la traduit en actes.

 

Première partie : la séparation qualitative

 

L’animal (le mot)

La description biologique

La description métaphysique

Le dualisme

Postérité (et prospérité) de la cosmologie ternaire

L’humanisme métaphysique

Écueils, l’envers de l’humanisme métaphysique

Le propre

La rhétorique, l’idéologie

L’hubris

 

Deuxième partie : la séparation quantitative

 

La concupiscence, le désir, la convoitise, la rétro-convoitise, les trois libidos

La relation utilitaire

Le processus industriel

La mutation anthropologique, la raison déréglée

La génétique

L’écologie

Le meurtre

Le génocide

L’abattoir

 

 

I.

L'intérêt du mot « animal » ne réside aucunement dans son contenu (vide et confus) mais dans sa fonction séparatrice et axiologique puisqu'il désigne le non homme par comparaison et infériorisation. C'est le faire-valoir de l'homme qui peut signifier par ricochet celui qui se sépare de la nature.

Comment le mot animal est-il devenu un marqueur d'exclusion ? Cela remonte à l'Antiquité grecque et à l'écrasante victoire de la métaphysique platonicienne et de sa conception ternaire (animal/homme/Dieu) sur l'observation scientifique aristotélicienne ; l'éviction de la reconnaissance de la continuité entre les vivants fut expéditive.

L'histoire de la philosophie perpétue la prévalence de ce sens métaphysique. Les pensées qui se veulent émancipatrices pour l'homme aggravent même le sort des animaux. L'existentialisme évacue Dieu de la tripartition cosmologique et profite de l'occasion pour mettre l'homme à sa place qui devient alors son propre référent métaphysique. Plus on veut libérer l'homme, plus on méprise l'animal. Comment expliquer le succès de l'humanisme métaphysique, idéologie invasive qui imprègne les mentalités ? Son influence dans la société s'explique par sa fonction conciliatrice puisque les différents intérêts (scientifique, religieux, hédoniste, économique) y trouvent leur compte. Ce consensus idéologique est rétroactivement consolidé par la paix et la cohésion sociale qu'il renforce.

Mais cette adhésion n'est-elle pas inconsidérée ? N'est-il pas naïf de croire que la frontière tracée entre l'homme et les animaux est un outil à usage unique ? Les critères de cette frontière n'étant pas intangibles, s'ils sont restreints ils peuvent séparer les hommes entre eux. Si l'humanisme métaphysique est le terreau pour toutes les pensées d'exclusion, cela tient à la mobilité de sa frontière qui a le pouvoir de faire basculer des hommes en dehors de l'humanité, conformément au « cycle maudit » décrit par Lévi-Strauss.

La recherche du propre, déni de la continuité entre l'homme et l'animal et relancée à chaque nouvelle déconvenue, semble confirmer l'instabilité des critères de cette frontière pourtant maintenue. Comment ne pas s'étonner de cette persévérance dans l'échec ?

P. Rouget l'illustre en renversant l'argument cartésien selon lequel le propre de l'homme serait la rationalité du langage humain par opposition aux animaux qui n'exprimeraient que des passions. Or, le lien entre la parole et la passion est intrinsèque ; derrière toute parole, c'est la passion du moi qui prévaut. Cette fatalité rhétorique n'épargne aucun discours : même le discours scientifique sert à se prouver sa valeur en tant que scientifique par rapport aux autres. Si ce qui est dit n'est qu'un moyen détourné pour se rendre hommage à soi-même (c'est moi qui parle), le silence des animaux doit être revalorisé car il est libéré de cette interposition du moi et accède directement à l'être.

Dans l'idéologie, discours qui déforme la réalité pour justifier socialement une pratique nuisible, la rhétorique a une forme aliénée. L'humanisme métaphysique en est un parfait représentant, lui qui se protège de la critique en se prenant au piège de son propre mensonge qu'il nie. Celui-ci pose l'incommensurabilité de l'homme avec l'animal par orgueil, par hubris non plus moral (dépasser les limites de la nature humaine) mais ontologique (se séparer de la nature). La pratique nuisible qu'il se charge de rendre acceptable par la société, c'est l'exploitation de la nature pour en jouir, objet de la deuxième partie de l'ouvrage.

 

 

II.

L'État se charge de mettre en oeuvre l'idéalisme métaphysique en assimilant l'exercice de la citoyenneté à la jouissance érigée en fin ultime. Dans ce règne de la jouissance sous contrainte, les citoyens perdent leur liberté (soumission à l'injonction de jouir), leur créativité (le travail du désir est supprimé car, dans la rétro-convoitise, l'objet du désir, imposé de l'extérieur, doit seulement être investi après-coup) et leur pensée critique étouffée par un hédonisme lénifiant (uniformisation des esprits par la rétro-convoitise). La consommation constitue le cadre pacificateur pour toute activité sociale dans lequel la vie du citoyen est remplie par une satisfaction facile, assurée et croissante.

Cette passivité transforme notre relation au monde car il n'y a plus de place pour autre chose que la considération de l'utilité, à laquelle les animaux sont sacrifiés. Les animaux, classés en fonction de leur utilité, n'ont plus le droit de vivre pour eux-mêmes. Établir les animaux en objets de jouissance implique de les empêcher de jouir de leur existence de façon gratuite.

Comment faire en sorte que les choses n'existent pas pour rien mais pour nous ? Grâce au processus industriel, radicalement différent de l'artisanat et en rupture avec les lois de la nature puisqu'il se caractérise par l'identité et l'infinité (à la fois production de la reproduction et reproduction de la production).

Le processus industriel vise sa propre perpétuation et rend obsolète la délibération politique sur les fins. Le calcul du profit se substitue à l'éthique. Cette mutation de la raison pratique en raison instrumentale engendre une dégradation globale : appauvrissement de notre relation au monde qui doit seulement être exploité pour produire des objets ontologiquement dégradés. Comment se sentir lié affectivement à des objets identiques et donc substituables ? Si la nouvelle morale de l'équivalence nous fait perdre notre responsabilité, celle-ci ne sera pas restaurée au niveau politique. Le sens fort du politique disparaît puisque le projet démocratique consiste à jouir librement des produits identiques et à les répartir équitablement entre le plus grand nombre.

La génétique est l'intermédiaire entre la ressource animale et le processus industriel. Les animaux traités par la génétique vont être rendus identiques pour être conformes à un optimum de rentabilité. La génétique accomplit l'exploit de maintenir la vie biologique en escamotant la singularité du vivant. L'animal, objet à reproduire, n'est plus considéré comme un individu avec lequel une relation affective peut s'engager. Il ne suscite que de l'indifférence.

Le courant majeur de l'écologie s'oppose-t-il à cette logique ? Non puisqu'il ne critique pas l'exploitation en elle-même mais sa mauvaise gestion. Il se veut le garant d'une bonne gestion, c'est-à-dire modérée, sans perte. Les ressources planétaires doivent être gérées au mieux pour que la nature ne puisse jamais cesser de pourvoir au programme d'exploitation. Paradoxalement, limiter les excès de l'exploitation équivaut à la pérenniser ; c'est le sens véritable du développement durable. L'homme étant au centre des préoccupations, les abattoirs ne constituent pas un scandale puisque la ressource y est inépuisable.

Mais comment ne pas être choqué par ce crime industriel ? La mise en oeuvre du processus industriel (voir son analyse par Derrida, Singer et les victimes revenues des camps), autorise même l'analogie avec l'extermination nazie.

Avec l'abattoir, les victimes du génocide sont constamment renouvelées pour que celui-ci ne prenne jamais fin, condition de la réassurance de la supériorité ontologique de l'homme.

 

Après avoir lu ce livre, on se dit que le temps est peut-être venu de rompre avec la pensée clivante. La philosophie, traversée par l'humanisme métaphysique à quelques exceptions près, pourrait relayer l'approche biologique continuiste. La tâche qui incombe à l'homme serait de repenser l'éthique humaine en acceptant sa parenté avec les animaux. L'homme, s'il consentait à descendre de son « trône métaphysique » (p. 58) s'apercevrait que ce qui le distingue, c'est qu'il est le plus à même de prendre soin des autres vivants. Élargir notre responsabilité aux animaux en raison de leur vulnérabilité nous réconcilierait avec notre propre animalité et enrichirait notre rapport au monde par la reconquête de la relation contemplative au monde (les animaux, eux, savent interroger et admirer le monde sans le réduire à son utilité). Les hommes, en prenant conscience qu'exclure, c'est s'appauvrir, gagneraient aussi à mettre fin au triste sort des animaux qui n'auraient pas à subir l'enfer.


Anaïs Bourgeois