Laetitia Monteils-Laeng, Agir sans vouloir. Le problème de l’intellectualisme moral dans la philosophie ancienne, Garnier, 2014, lu par Jonathan Racine.

Laetitia Monteils-Laeng, Agir sans vouloir. Le problème de l’intellectualisme moral dans la philosophie ancienne, Garnier, 2014, lu par Jonathan Racine.


 Video meliora proboque, deteriora sequor » : cette formule souvent citée est au cœur du problème abordé par cet ouvrage : peut-on vraiment faire le mal en connaissance de cause ? Cela ne signifie-t-il pas que l’on veut le mal ? Mais précisément, comment peut-on vouloir le mal ?

Cet ouvrage est consacré à une thèse qui constitue bien une solution à ce problème, mais qui figure parmi les plus contre-intuitives que l’on puisse défendre en matière de philosophie morale, à savoir que ‘nul ne fait le mal volontairement’ –  ce qu’on appelle encore intellectualisme moral. L’action immorale, la faute morale, ne résulterait pas d’une volonté mauvaise, ou d’une volonté faible, mais d’un défaut de connaissance, d’une erreur de jugement.

L’auteur, en introduction, montre l’importance qu’a prise dans la philosophie contemporaine la discussion de ce problème en termes de ‘faiblesse de la volonté’ (à partir, notamment, de Davidson), et elle relève deux difficultés : premièrement, une forme de volontarisme, qui institue la volonté comme instance surplombante susceptible de pencher vers tel ou tel objet de désir… et dont il faudrait postuler la faiblesse épisodique ; deuxièmement, une telle approche désinvestit « le problème de tout aspect cognitif ».

            C’est ce qui justifierait un retour à un examen précis du problème sur une autre base, à savoir celle développée dans la philosophie antique. Ainsi, à travers l’examen successif des positions de Platon, Aristote et les stoïciens, il s’agit de suivre le cheminement d’un modèle d’intelligibilité de l’agir, qui doit être réévalué.

            Tel est le plan de l’ouvrage : cette approche chronologique permet d’étudier la forme de ce qu’on a appelé le paradoxe socratique dans les premiers dialogues de Platon, ainsi que l’aménagement de cette thèse dans les dialogues ultérieurs (première partie). Puis d’accorder une place essentielle à la critique aristotélicienne, basée précisément sur cette notion de faiblesse de la volonté qui est au cœur de l’approche contemporaine (deuxième partie). Et enfin, d’examiner la difficile position stoïcienne – difficile dans la mesure où elle doit penser le phénomène du conflit intérieur sur la base de ce qui semble être un « monisme rationnel » (troisième partie).

 

            Cette approche très ambitieuse semble extrêmement prometteuse : on est à l’opposé d’une démarche qui isolerait un thème chez un auteur (par exemple le thème de la faiblesse de la volonté chez Aristote). Au contraire, on prétend redonner tout son sens à une thèse particulièrement délicate à saisir, en la resituant dans une discussion longue et complexe.

            Approche ambitieuse, disions-nous, car elle implique de prendre position dans de nombreux débats historiographiques. Je renonce à tenter de résumer, dans le cadre d’une recension, l’ensemble des analyses proposées. Je me propose plutôt d’indiquer la thèse générale, ses enjeux, et les difficultés auxquelles elle se confronte.

            Une lecture rapide de cette séquence historique mentionnerait un simple mouvement de balancier : la thèse intellectualiste est énoncée par Socrate ; elle fait l’objet d’une critique virulente de la part d’Aristote, tandis que le stoïcisme marquerait un retour à la position socratique.

            A peine énoncée, une telle lecture soulève des problèmes bien connus, auxquels l’auteur tente d’apporter sa solution. Un des plus évidents concerne la position platonicienne : la critique de la thèse socratique ne se trouve-t-elle pas chez Platon lui-même ? La psychologie morale n’est-il pas un de ces lieux où l’on trouve dans le texte platonicien des positions si diamétralement opposées que G. Vlastos disait, à propos du Socrate des dialogues, qu’ « on le voit pratiquer des philosophies si différentes qu’il est impossible qu’on les ait décrites en cohabitation constante dans le même cerveau à moins que ce ne fût le cerveau d’un schizophrène » (Vlastos, Socrate, Aubier, p. 70) ?

            A cette difficulté massive s’en ajoutent de nombreuses autres. Ainsi, la faiblesse de la volonté aristotélicienne est-elle dépourvue de toute référence à un élément cognitif ? On a pu parler d’un « retour d’Aristote à Socrate dans la question de l’acrasie » (M. Zingano, in Lefebvre et Tordesillas, Faiblesse de la volonté et maîtrise de soi, PUR, 2009), dans le sens où il se pourrait bien que le sujet agissant de façon acratique cesse de savoir au sens strict qu’il ne doit pas faire ce qu’il fait. Mentionnons enfin, à propos du stoïcisme, la tension entre un intellectualisme qui serait le fait de Chrysippe, par exemple, et l’émergence de la notion de volonté, en particulier chez les auteurs latins.

            Ces difficultés nous permettent de saisir tout l’intérêt de la thèse de l’auteur : les analyses très détaillées qu’elle nous propose visent toutes à montrer une certaine continuité au sein des positions examinées : malgré les « aménagements » (aménagements plutôt que ruptures – l’auteur employant le terme à propos de l’évolution que l’on décèle chez Platon), un même cadre conceptuel subsisterait. Tel me semble le point essentiel du propos. On comprend ici pourquoi je parlais d’approche ambitieuse : l’auteur entend montrer l’unité globale de la pensée platonicienne, malgré des infléchissements ; elle propose une interprétation d’Aristote qui insiste sur la distance avec les analyses modernes de la faiblesse de la volonté ; et enfin, elle s’astreint à suivre les délicats problèmes soulevés par le passage du stoïcisme grec au stoïcisme latin, passage qui marque l’émergence de la ‘voluntas’, là où le grec parle de ‘boulésis’.

 

Comment caractériser ce cadre conceptuel de la psychologie morale antique dont l’auteur cherche à établir la solidité et la relative unité ? L’auteur met en avant deux éléments (qui sont évidemment complémentaires) : l’absence de la notion de volonté d’une part, et l’idée d’une « force inhérente au savoir » d’autre part. Deux citations de la conclusion permettent d’éclairer ces points : « il n’y a pas de ‘faiblesse de la volonté’, car il n’y a pas de volonté autonome et principielle. Il n’en demeure pas moins que Platon, Aristote et les Stoïciens ont su penser les conflits internes à la vie psychique. Mais entre la notion d’âme et la volonté, il y a tout l’écart entre la pensée antique et la modernité » (p. 483-484). Et selon l’auteur, ce n’est pas le christianisme de saint Augustin qui marque la rupture dans la mesure où selon ce dernier, mal agir, c’est perdre son libre arbitre, et dans cette mesure, le choix du mal apparaît comme une déficience.

La volonté n’est pas une instance autonome, pouvant s’orienter indifféremment vers le bien ou vers le mal, indépendamment de ce que je sais être bien ou mal. Il y a en effet une « force inhérente au savoir qui, chez les Stoïciens se fait eutonia du sage au jugement droit et ferme, chez Aristote impossibilité pour un désir ou un pathos de mettre en échec la science en acte, et chez Platon, soumission de l’irrationnel à l’estimation d’une raison droite possédant la connaissance du bien » (p. 484). C’est un des mérites de l’auteur que d’avoir su nous montrer les différentes facettes de cette force du savoir qui, seule, rend compréhensible l’intellectualisme moral.

 

Aussi, on ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage qui nous permet de prendre au sérieux cette thèse intellectualiste qui reste, sans cela, au niveau du pur paradoxe. On pouvait craindre, étant donné l’ampleur du champ d’investigation, de n’avoir affaire qu’à une succession de résumés ; or, il s’agit bien, pour l’ensemble des auteurs, d’analyses précises et convaincantes se confrontant véritablement aux difficultés d’interprétation.

            On peut aussi considérer cet ouvrage comme une invitation à une réflexion plus large : une réflexion qui porterait sur l’idée que les concepts de la philosophie antique sont foncièrement différents des nôtres. Que l’on ne doit pas seulement aborder la philosophie antique comme un champ de thèses que l’on pourrait directement soumettre à la discussion, mais que l’examen de ces thèses implique de prendre conscience que des concepts aussi fondamentaux que celui de volonté – concept qui se trouve au cœur de la description de notre vie morale – pourraient être en un sens absents de la pensée antique. Cette idée n’est certes pas nouvelle, mais elle me semble toujours devoir être soumise à examen sur des concepts précis. C’est aussi ce que permet cet ouvrage.

 

                                                                                                         Jonathan Racine.